Presque treize heures trente. Elle est en avance de quelques minutes comme toujours. Elle a emprunté le chemin de terre tout caillouteux qui serpente entre les grands champs où une terre noire et grasse a été fraîchement retournée. Elle a surpris une maman perdrix et toute sa grande famille. Sur le parking de l’école, plus de véhicules qu’à l’accoutumée. Il fait beau. Il fait chaud. Sur le calendrier, la date du 23 septembre s’affiche. C’est la date de naissance de sa sœur et d’une de ses deux filleules. Elle pense à elles depuis le matin. Elle imagine sa sœur déambuler dans les rues de Paris et profiter de cette belle journée ensoleillée. Elle s’arrête à l’ombre du cerisier dont les feuilles se rident chaque jour davantage. Un de leurs amis est garé juste à côté. Il ne ferme jamais les portes de sa voiture. Il finit de fumer une cigarette roulée main à côté du terrain de pétanque. Tous deux sont au nombre des parents volontaires pour aider les institutrices à encadrer les enfants pour cette après-midi dédiée aux virades de l’espoir. La première virade a été organisée en 1985 dans le cadre de l’association vaincre la mucoviscidose. Il s’agit de donner symboliquement de son souffle à ceux qui en manquent et de lever des fonds.
Comme toujours, elle a oublié ses lunettes de soleil et elle regrette déjà d’avoir enfilé ce pull en laine bleu marine. Un petit vent du nord soufflait ce matin et sur le plateau, on ne sait jamais trop si on aura froid ou chaud.
Elle est chargée d’encadrer treize des élèves de la grande section de maternelle et de les faire tourner autour de trois ateliers. La journée commence par une promenade tout autour de l’école. A l’exception des enfants des petites sections qui font la sieste dans le dortoir aux murs bleus, tous les enfants avancent sur le chemin dans une file qui n’est pas toujours indienne. La plupart vont par deux jusqu’au moment où, la chaleur aidant, on lâche la main humide de son petit camarade. Ensuite, on n’a pas forcément envie de glisser à nouveau la paume de sa main séchée sur son tee-shirt dans celle d’un copain de classe. Ce dernier, lui, tend sa petite main et ne comprend pas qu’on ne la lui prenne pas. Alors, pour désamorcer ce chagrin qui commence à pointer le bout du nez, la maman de trois tend sa main et cinq doigts se referment sur elle. Vous, je ne sais pas, mais elle, elle est toujours émue de sentir la main d’un enfant dans le creux de la sienne.
Les élèves des classes moyennes sont en tête. Les élèves de CE2 ferment la marche. Devant, le garde champêtre, dans sa voiture verte, leur ouvre la voie. Son numéro trois se tient près d’elle. Il s’arrête à intervalles réguliers pour scalper quelques pissenlits qu’il lui tend avec ravissement. Ses numéros un et deux viennent l’embrasser avant de retourner avec leurs amis. Les cosmos s’épanouissent sur les bords de la route. C’est un vrai bonheur de les voir briller dans la lumière du soleil levant ou couchant. Ils vont tenir encore jusqu’aux premières gelées. Quand ils sont arrivés dans la région, voici six ans maintenant, les jachères fleuries étaient nombreuses. Progressivement, elles sont remplacées par des maisons. La campagne recule ici comme ailleurs.
Les joues des enfants sont roses. La chaleur vient coller quelques mèches de cheveux sur les tempes et les nuques. Certains commencent à donner des signes de fatigue. Surtout les plus jeunes des élèves de classes moyennes de maternelle qui ne font plus la sieste après le déjeuner et en auraient sans doute encore besoin. Elle a vraiment très chaud dans ce pull qu’elle se rappelle très précisément avoir acheté dans la coopérative maritime du Guilvinec. Ce jour-là, elle avait également craqué pour un béret rouge en laine qu’elle adorait. Elle l’a finalement bêtement égaré entre les allées d’un marché d’antiquaires et de brocanteurs en périphérie proche de Budapest. Ce béret fait partie de ces objets fétiches qu’elle emportera partout avec elle dans une valise imaginaire.
On arrive enfin à l’école. Les enfants se rafraîchissent et les groupes sont constitués. Elle hérite des bleus et des jaunes de la classe de Véronique. On passe dans la cour réservée à l’école élémentaire. Des papas animent un atelier sarbacane sous le préau dont le mur du fond a été repeint par les enfants à la fin de l’année scolaire. Les dessins évoquent les peintures retrouvées dans les grottes habitées par nos lointains ancêtres et sont une mise en pratique des deux visites effectuées dans des musées consacrées à la préhistoire.
Elle rejoint deux autres mamans. La directrice organise l’atelier parachute. Elle déplie une grande toile découpée en triangles jaunes, verts, rouges et bleus. Par deux, les enfants se placent dans un triangle de couleur. Au début, le vent souffle avec douceur et les petites mains agitent tranquillement la grande toile. Puis, le vent se lève. Les petites mains remuent la toile avec plus de vigueur. Enfin, le vent est en colère. Les petites mains se déchaînent. Les enfants rient. La tempête s’éloigne.
Elle pense à cette histoire merveilleuse écrite par Paul de Musset, « monsieur le vent et madame la pluie ». Quand elle était petite, les enfants écoutaient des disques pour meubler les longues après-midis d’hiver. Leur père leur avait offert ce conte et sa sœur et elle l’adoraient. Elles attendaient avec impatience le moment où le pauvre paysan tape trois fois avec sa baguette sur le haut du tonnelet, cadeau de monsieur le vent, en échange de son hospi
talité et que celui-ci s’ouvre sur une armada de petits cuisiniers occupés à leur mitonner un vrai festin.
Le calme revient dans les petites mains. Maintenant, les enfants doivent, par couleur, permuter de place en passant sous la toile tandis que les autres la font onduler. Enfin, il faut la soulever au-dessus de sa tête et aller s’asseoir dessous en glissant un bout de la toile sous les fesses. Les enfants s’amusent vraiment. De beaux sourires francs se dessinent sur les visages des mamans. Au moment de changer de place, un des petits camarades de numéro trois perd l’équilibre et chute sur le sol granuleux de la cour. Une maman se précipite, emporte dans ses bras le jeune blessé. Avant qu’un gros hématome ne se forme, on va frapper à la porte de la tisanerie où sont soignés tous les petits et gros bobos.
L’atelier parachute est fini. Le petit blessé est revenu. La poche de glace n’a pas empêché une belle bosse mauve de se former. Numéro trois quitte a regret sa maman qui rassemble autour d’elle ses treize jaunes et bleus. Direction la cour des maternels où les attendent une institutrice et deux mamans. Il s’agit d’un relais déguisement. Les enfants sont regroupés en deux colonnes. Ils doivent enfiler une chemise taille adulte, enrouler une écharpe autour de leur cou, se couvrir la tête d’un bonnet, se munir d’un sac à main et courir le plus vite possible en respectant un itinéraire. Les chemises sont vraiment immenses et les enfants ont beaucoup de mal à les enfiler. Déjà faut-il parvenir à les remettre dans le bon sens et ensuite glisser le bon bras dans la bonne manche. Les réactions des enfants face au jeu sont très intéressantes et en disent long sur leur nature profonde. Ainsi, une petite fille fond en larme avant même d’avoir essayé d’enfiler le déguisement. Elle dit avoir peur de ne pas savoir. Une maman la réconforte, l’aide et la guide sur le parcours. La fois suivante, elle ne pleure plus. Elle a confiance. Elle se plie au jeu avec joie. Un petit garçon met autant de mauvaise volonté que possible à se déguiser et à parcourir l’itinéraire. C’est sa façon d’afficher son hostilité à ce jeu. Il ne parle déjà plus que du dernier atelier qui les attend, l’atelier vélo. La plupart des enfants s’amusent et font de leur mieux pour remporter la partie. Ils ne semblent pas se soucier de ce que les autres peuvent dire ou penser. Un petit garçon se met à saigner du nez. La maman de trois le conduit à la tisanerie où il est pris en charge par une des atsem.
Le relais est achevé. Les enfants se précipitent sur les vélos apportés le matin même par les parents. La maman de trois attend que tous soient en scelle et que chacun ait mis son casque pour donner le feu vert. On se croirait presqu’au départ des 24 heures du Mans. Les treize enfants pédalent à toute vitesse en direction du plateau sportif où les y attend leur institutrice. Là encore, l’observation des enfants sur les bicyclettes ait tout à fait passionnante. On repère tout de suite les petits derniers des fratries. A cinq ou cinq ans et demi, ils savent tous pédaler sans roulettes et ils n’ont aucune peur. Ils seraient même plutôt du genre casse-cou. Les enfants qui n’ont ni frère ni sœur devant eux pour les tirer en avant, les stimuler, leur montrer la voie, sont moins à l’aise, ont encore besoin du soutien des roulettes. Certaines petites filles ont de très beaux vélos mais, manifestement, ils ne sont pas souvent utilisés. Mais, en quelques tours, les enfants même les moins en confiance se sentent plus à l’aise et regardent droit devant eux.
Trois heures ont filé vite, très vite. Un goûter est offert à tous les enfants. Si les plus jeunes, les élèves de maternelle ne mesurent pas le sens de cette journée, les plus grands, eux, ont pensé à ces six mille enfants qui sont atteints de mucoviscidose et qui courent après le souffle depuis leur naissance. La maman de trois a songé plus particulièrement au fils aîné d’un ami d’enfance de son mari qui souffre de cette maladie. Plusieurs fois dans la journée, elle l’a vu avec son grand sourire et ses yeux bleus. Comme tous les enfants malades, il ne se plaint jamais. Il est d’une nature heureuse et sans doute met-il même tout en œuvre pour faire comme si rien ne le distinguait des autres et arriver à se projeter dans une vie qui s’annonce plus longue encore mais toute aussi passionnée que celle des héros du film belge « Oxygène ».
Anne-Lorraine Guillou-Brunner