Un vilain vent du nord froid et pénétrant fait tournoyer les drapeaux tricolores autour du monument aux morts. Un hommage très matinal a été rendu à tous ceux qui ont perdu la vie pendant la grande guerre. A l’école, numéro un a appris des mots comme « tranchée », « guerre de mouvement », « guerre de position », « gaz moutarde » et un nom « Sarajevo ». L’institutrice de numéro deux a emmené ses petits élèves de CP devant le monument aux morts. Numéro deux a dit que, dans la pierre, certains noms s’effaçaient. Dans la mémoire de la maman restent parfaitement gravés les visages des membres de la famille qui sont morts loin, très loin de chez eux, aux Dardanelles, à Mauthausen. Elle a commencé à les inscrire dans l’histoire du trio.
Onze novembre 2011, onze heures et onze minutes. Le ciel est blanc. Le soleil se refuse à sortir. Ils sont tous là, comme dans la chanson d’Aznavour. Il ne s’agit pas de pleurer des larmes de peine parce que la mama va rendre son dernier souffle mais de pleurer des larmes de joie parce qu’un couple d’amis, parents d’un petit garçon de quatre ans, a décidé de s’unir. Devant la mairie, le nombre de personnes augmente. Ils sont tous là, comme dans la chanson d’Aznavour : les parents, les frères et sœurs, les grands-parents, les oncles et les tantes, les cousins et les amis. Les enfants courent entre les arbres. Déjà, les garçons ne sont plus très présentables. Déjà, les filles ont des mèches de cheveu qui leur tombent devant les yeux. Dans la mairie, une amie très proche de la future mariée se prépare. Elle a ceint l’écharpe tricolore sur son tailleur sombre. Elue de la commune et par dérogation du maire, elle va célébrer le mariage. C’est son premier mariage et assurément pas le dernier. Elle se prépare comme elle répète son rôle avant d’entrer sur scène.
Dehors, on échange, on rit, on a plaisir à se retrouver, à faire connaissance. On se serre un peu les uns contre les autres pour se réchauffer. Certains ignorent que si la future mariée a choisi ce jour peu banal pour convoler en justes noces, c’est que, voici trente et un ans, elle venait au monde précisément un onze novembre.
La mariée arrive au bras de son père. Elle est très belle. Il est très ému. On s’avance pour l’embrasser, la complimenter. On pénètre enfin dans la mairie. On s’installe. On fait silence. L’amie des mariés célèbre le mariage avec un mélange d’émotion et d’aplomb. Elle est assistée par un ancien conseiller, ami de la famille. Le fils des mariés passe des bras de sa mamie à ceux de sa tante. C’est difficile de savoir ce que saisit un enfant de cet âge du mariage de ses parents. A côté de sa maman, numéro trois se demande quand les parents de son petit camarade s’embrasseront. En ancienne juriste ayant appris sur le bout des doigts son cours de droit de la famille enseigné en deuxième année, elle se récite à elle-même les articles du Code civil et leur contenu hautement pragmatique et dégoulinant d’intelligence domestique. Les parents du petit garçon sont mariés. Ils s’embrassent pour la plus grande joie de numéro trois. L’assemblée les applaudit. L’émotion est forte. Avant la signature des registres, un groupe d’amis surprend l’assistance par son numéro drôle et rythmé. La salle se vide. Les mariés sortent. Les enfants ne lancent ni pétales de roses fraîches ni cœurs en papier brillant mais soufflent de magnifiques et énormes bulles de savon qui s’envolent au-dessus des mariés, autant de promesses de bonheur à venir.
A quelques kilomètres de là, on se retrouve pour une grande journée de joie partagée. Le soleil boude toujours. Le vent du nord reste froid et pénétrant. Affamés, les enfants se précipitent sur les biscuits apéritifs. Sur chaque table, un vase contenant un quatuor de poissons rouges et, dans les airs, suspendues aux poutres blanches, des boules transparentes contenant des bonbons. Les enfants les ont tout de suite repérées. Pas de plan de table pour le déjeuner, on s’installe comme on le souhaite. Même si tout est délicieux, on essaie de garder de l’appétit pour le dîner !
Pour distraire l’assemblée, une sorte de « nouvelle star » a été organisée. Les mariés forment le jury, un jury attentif et précis dans ses commentaires. Il suffit de s’inscrire sur une liste et de choisir la chanson que l’on souhaite interpréter pour gagner sa place à Baltard. La maman de trois aimerait chanter « just the two of us » mais n’ayant aucune expérience du karaoké, elle a peur de patauger et la sage philosophie de Pierre de Coubertin ne parvient pas à la faire se jeter à l’eau!
Avant de lancer le concours, le papa de la mariée réclame une faveur, celle de chanter à sa fille benjamine qui se prénomme Cécile, la chanson homonyme de Nougaro. La mariée est assise sur une chaise. Elle regarde son père. Derrière elle, debout, la main droite posée sur son épaule se tient sa mère. La maman de trois est bouleversée par tout ce qui se joue au sein de cette Sainte Trinité. Le père regarde et sa femme et sa fille. La fille lit l’amour sans limites de son père dans son regard embué, dans les fêlures de sa voix. Elle sent la tendresse sans frontières de sa mère sans pour autant la déchiffrer sur son visage. Elle est toute entière dans cette main posée sur son épaule. La mère regarde son mari. Sa main appuie davantage sur l’épaule de sa fille. La maman de trois ne doute pas que cette femme et cet homme, cette mère et ce père qui assistent au mariage de leur troisième enfant revivent également le jour qui l’a vue naître. Elle regrette que son mari n’ait pas immortalisé ces instants. Dehors, le soleil tente enfin une percée et les enfants jouent sur un épais tapis de feuilles mortes.
Petit à petit, l’assemblée se clairseme. On rentre chez soi ou à son hôtel pour se changer, se rafraîchir avant le soir. On laisse aussi les mariés souffler un peu et la mariée se préparer. En arrivant à la maison, on débarbouille le trio, on le recoiffe et on le laisse s’affaler sur le canapé de la mezzanine devant un dessin animé. La boule de poils est surexcitée. Elle attend avec une impatience grandissante sa sortie. Alors, vite, on enfourche les vélos et on attaque les petits chemins humides avant que la nuit ne soit complètement tombée. Cela fait un bien fou de pédaler, de respirer l’air frais, de sentir le bout de son nez, ses joues et ses oreilles rosir.
Les parents prennent une douche, se changent et c’est reparti. Le trio est ravi de retrouver le groupe d’enfants qui s’est constitué dans la matinée. Ce soir, deux baby-sitters encadrent la jeune troupe. Ainsi, les parents peuvent-ils davantage profiter de leur soirée. Tout le monde attend les mariés. Ils arrivent. Ils sont superbes. Elle encore plus que lui qui porte sa « vraie » tenue de mariée. Sa longue robe dissimule à la vue de tous ses pieds nus. Ils n’ont pas survécu aux escarpins du mariage civil. Maintenant, elle se rappelle comme dans un flash qu’on conseillait aux futures mariées de « casser » leurs souliers avant le grand jour pour ne pas souffrir !
L’ambiance est légère comme les bulles de champagne qui viennent éclater à la surface des coupes. Les enfants vont et viennent entre les tables. Chaque membre de l’assistance est convié à suivre un des amis des mariés. Il doit prendre la pause, être photographié. La photo est ensuite immédiatement imprimée sur l’une des deux imprimantes et chacun doit coller le cliché dans un album et donner libre cours à sa créativité. L’idée est à la fois excellente et amusante. Pendant le dîner, il est également demandé aux uns et aux autres de noter sur un petit bout de papier une pensée spéciale. Ce bout de papier servira à enrubanner un carré de sucre. Tous les morceaux de sucre seront réunis dans une grande boite et ainsi, tout au long de l’année, les mariés, à l’heure du café, découvriront une attention drôle ou tendre de leurs proches.
Les mariés ouvrent le bal. Ils sont vite rejoints par leurs amis, leurs cousins. Sur la piste, les enfants sont infatigables. Une petite fille âgée de trois ans s’est endormie. Sa maman l’a installée sur un lit de fortune constitué de deux chaises. Elle dort profondément, paisiblement, indifférente aux bruits environnants. Son nez est enfoui dans son doudou. Une heure n’a pas encore sonné mais, pour eux, le moment est venu de s’arracher, à regret, à cette ambiance si chaleureuse. Numéro un pleure en montrant ses ampoules. Ses chaussures sont trop justes ou alors ce sont ses pieds qui sont trop grands. Dans la voiture, le trio sombre tout de suite. La nuit est claire, étoilée. Tous les membres de la famille, du plus petit jusqu’au plus grand, sont heureux d’avoir été associés à ce grand moment de joie, de partage et d’amour. Les mariages marquent tout particulièrement les enfants. Elle sait que, dans vingt ans, ils se rappelleront cette journée.
Dés le lendemain, le papa du trio qui a couvert l’événement avec la discrétion qui le caractérise se met à la confection de l’album qui sera leur cadeau de mariage. Trois jours après, l’album est là et le résultat est à la hauteur des talents du photographe. Posé sur les rayons hauts de l’une des bibliothèques de manière à ne pas attiser la curiosité du trio, il attend d’être remis aux mariés.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner