Près du canal, à côté de l’écluse, il y a une maison ancienne, comme tout droit sortie du tableau de Vermeer « vue de Delft ». Ses murs sont de cet ocre jaune qu’évoque Marcel Proust dans sa Recherche. Cette maison les a toujours séduits. Elle a un je ne sais quoi en dehors du temps. Ils ne sont jamais amusés à en imaginer les occupants ou alors il ne peut s’agir que de personnes très âgées cultivant des plantes médicinales dans leur petit jardin de curé. L’homme et sa femme ont les cheveux argentés depuis très longtemps, des doigts noueux. Il lui souffle toujours qu’elle est belle. Elle répond à son compliment par un sourire tendre. Chacun continue à contempler l’autre comme s’il avait toujours vingt ans et, en effet, la douceur de ce regard efface en un battement de cils les soixante années de vie traversées à deux.
Quand ils marchent devant la partie de la maison qui donne sur le canal, ils ne la convoitent pas. Ils se répètent seulement qu’elle a un charme indéfinissable. Les enfants sont ravis quand un bateau passe l’écluse. Un jour, à bord d’un voilier, c’était une famille d’Australiens. Les grandes filles avaient donné aux deux leurs qui n’avaient pas encore de petit frère une peluche kangourou.
Et puis, un matin, au retour des vacances, à la mi août, ils attendent deux agents immobiliers devant une grande porte en bois vert. Par un curieux hasard, ils ont appris que la maison était en vente depuis peu et ils ont rendez-vous pour la visiter. Le ciel est gris. Quelques gouttes s’écrasent sur les pare-brises des voitures. Lui, il adore visiter des maisons. Il aime en découvrir les volumes, l’agencement, en percer les mystères, imaginer le potentiel des biens, commencer mentalement un travail d’architecte. Elle, elle n’aime pas entrer dans des maisons encore habitées ou inhabitées. Elle a vécu trop de déménagements depuis sa naissance, vu partir trop de camions chargés jusqu’au plafond de meubles et de cartons pour y trouver un plaisir quelconque. De plus, elle n’aime pas entrer dans l’intimité d’une famille. Elle se sent comme une intruse.
Le contexte n’aide pas à la visite. Le propriétaire est mort depuis peu. Il a été emporté par un cancer fulgurant alors que sa femme et lui avaient encore tant à accomplir ensemble. Il venait de prendre sa retraite et, déjà, il fourmillait de projets, la plupart étant liés à la maison. C’est la propriétaire qui leur ouvre. Son fils et deux amis dorment encore. Il est dix heures. C’est les vacances. Sous le porche, des hirondelles ont niché. Le soleil tente une percée entre deux nuages. Les rayons éclairent les feuilles du pommier de la vieille cour. Il est couvert de fruits. On commence la visite par la partie de la maison que l’on voit depuis le canal. On regarde les eaux vertes depuis les fenêtres de la tour. Elle ne contemple plus le tableau de l’extérieur. Elle est dans le tableau. Elle est un sujet du maître. Le chagrin qui perce derrière le sourire de la propriétaire l’empêche de se laisser couler dans la rêverie. Dans l’une des pièces de la tour, elle raconte qu’elle avait installé un atelier de peinture pour les enfants. Une toile trône au milieu de la pièce sur un chevalet. Dans une autre pièce, elle évoque ces dizaines d’épaisseur de papier peint qu’elle a arrachés aux murs.
Dans le jardin de curé, des pieds de tomates, des framboises et des salades s’épanouissent sauvagement au milieu d’un gazon qui n’a pas connu la lame de la tondeuse depuis plusieurs semaines. Une porte permet d’accéder directement au canal. La propriétaire les mène maintenant dans le corps principal de la maison, celui qui donne côté rue. Ils franchissent le seuil de la cuisine. Le fils de la propriétaire, un futur collégien, et deux de ses amis petit déjeunent autour de larges bols remplis de céréales au miel nageant dans du lait. La maman de trois regarde le visage de cet enfant qui vient de perdre son père et qui va, également, quitter sa maison car sa mère ne pourra pas, seule, s’en sortir financièrement. Il a un beau visage, de grands yeux où la malice le dispute à la douceur. Il part naviguer avec ses amis. La cuisine est incroyablement chaleureuse, une sorte de large tâche jaune. On se croirait en Provence. La maman de trois laisse glisser ses yeux sur la collection de théières alignées sur une étagère au-dessus de la cuisinière et de l’évier. On abandonne comme à regret la cuisine pour pénétrer dans une salle à manger. Avec ses murs tendus de tissu écossais vert à bandes rouges, on quitte la patrie de Frédéric Mistral pour gagner celle de Conan Doyle.
Dans chaque pièce, la maîtresse des lieux explique, commente, donne des précisions. Elle est directe. Elle ne cherche pas à enjoliver les choses. Elle est une femme qui surnage et essaie de s’ancrer dans le présent. C’est une chance : elle ne se voyait pas vieillir ici : trop d’étages ! C’est sans doute un tout petit peu plus facile de vendre dans ces conditions. Les yeux de la maman de trois caressent avec tendresse les photos de famille, les livres de la bibliothèque, les jeux d’enfant, les travaux manuels confectionnés à l’école, la machine à coudre, les déguisements faits maison, les aquarelles, les miroirs. Sur le lit d’une des chambres du dernier étage, le chat de la maison fait sa toilette et leur jette un regard vert en coin. La visite n’omet par les toits et la cave voutée où sont entreposés des pommes, des provisions et le bois qui sert à alimenter les deux cheminées.
S’ils sont là à visiter cette maison, c’est que cela fait déjà longtemps qu’ils ont le projet de déménager. Mais plus le temps passe et plus la maman de trois a du mal à se faire à cette idée. D’une certaine façon, au début, quand elle ne connaissait encore personne, qu’elle s’étiolait cernée par les champs de maïs, engluée dans la rédaction de sa thèse,
privée de ses étudiants, que les enfants n’avaient pas encore fait pousser leurs petites racines dans cette terre grasse et lourde, le déménagement aurait été possible et même souhaitable. Maintenant, elle s’est attachée à la maison, aux êtres et même à la vue sur les champs environnants qui est « toujours la même et toujours une autre ». Tout le monde le sait : réécrire les histoires ne sert à rien mais on peut quand même s’y essayer. Alors si c’était à refaire, c’est directement en Bretagne qu’elle aurait été s’installer en quittant le Gard ou dans les Alpes de Haute-Provence. Paris, elle n’y songe plus ou alors elle rêve encore, parfois, qu’un jour, qui sait, elle pourrait posséder un petit pied à terre dans l’un de ces quartiers si chargés, pour elle, en souvenirs. Ce ne serait pas grand mais ce serait chez elle. Elle pourrait venir y écrire, y respirer le bon air du métro, croire encore possible de perdre le nord sans boussole dans la ville capitale et, le plus souvent, s’installer à la table d’un café à l’ ambiance et cosy et cosmopolite pour y observer les êtres vivre tout autour d’elle. Comme elle affectionne beaucoup l’univers de Colette, elle ne serait pas contre un petit quelque chose du côté du Palais-Royal !
Visiter la maison de cette femme qui a sensiblement le même âge qu’elle, c’est, aussi, anticiper sur ce qu’elle vivra à son tour, le jour venu, quand il faudra ouvrir son univers à de parfaits étrangers et supporter des commentaires parfois tout à fait déplacés, voire carrément odieux. Rien de pire que ces gens qui se croient déjà chez eux et commencent à évoquer devant vous toutes les transformations auxquelles ils se livreront la vente conclue. Cela la renvoie à ce souvenir encore vif. Elle avait peut-être dix ans. Elle retournait pour la première fois en Martinique et se retrouvait dans la maison qui avait été la leur pendant quelques années. Bien sûr, elle ne reconnaissait rien. Tout avait changé. C’était très douloureux de ne pas parvenir à faire coïncider ses souvenirs et ce qui s’offrait devant ses yeux.
La visite s’achève. Elle est heureuse de quitter la maison. Elle est séduite, c’est une évidence. Le courant est passé entre la propriétaire et eux qui, comme elle, le moment venu, préfèreraient voir partir leur maison entre les mains d’un couple qui restera fidèle à son esprit. Elle espère ne pas avoir à vendre à un de ces marchands qui s’empressera de débiter la maison en tronçons pour optimiser les rentrées d’argent ou cassera tout pour faire du moderne dans de l’ancien. On se dit au revoir. Une pomme tombe sur les pavés ventrus de la cour. Les hirondelles n’ont pas bougé d’une aile. En levant les yeux, il lui semble voir passer une ombre, celle de cet homme qui avait tant succombé au charme de la maison au petit pan de mur jaune qu’il avait demandé à sa femme de l’acheter sans même l’avoir visitée. Sa femme et lui ont écrit un chapitre de l’histoire de la vieille maison. Les murs en gardent la mémoire. Les murs frissonnent en se remémorant les moments de bonheur vécu.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner