Chronique d’un Paris désenchanté

Mardi dernier, l’après-midi est bien avancée quand, à Sceaux, nous nous garons là où notre maman a une place réservée pour sa voiture. Nous espérions la voir, à la campagne, avant notre départ mais elle est prise au piège de cet immense embouteillage qui s’est formé dans l’Essonne après qu’un accident se soit produit. Elle mettra plus d’une heure trente pour faire quelques kilomètres. J’essaie de fouiller ma mémoire pour me rappeler depuis quand je n’ai pas franchi la porte de l’appartement maternel mais je n’y parviens pas. Toujours la même odeur de cire d’abeille que les enfants et moi aimons tant. Comme à chaque fois, j’admire l’allée d’honneur qui mène au parc et dont les arbres sont toujours coupés au cordeau.

Il fait un temps magnifique. Les oiseaux chantent leur joie devant ce printemps qui se rapproche. Nous avons loué un appartement rue d’Hauteville, dans le 10ème arrondissement. La rue est située entre les grands boulevards et l’église Saint-Vincent-de-Paul dominant la place Frantz Liszt. En sortant au métro Château d’eau, il nous semble arriver dans un pays d’Afrique. Des vendeurs à la sauvette proposent des fruits, des plats à emporter et du lait de coco. C’est surtout la Mecque de la beauté africaine qui se décline autour de la coiffure, des tresses, des mèches, des perruques et des produits cosmétiques. Je vais découvrir un quartier dans lequel je suis surtout venue le soir pour assister à des représentations théâtrales dont l’inoubliable « Elle et moi » de Michel Boujenah, au Gymnase.

L’appartement est très agréable même si l’odeur des cigarettes que grille les unes après les autres le gardien de l’immeuble flotte dans l’air. Comme je suis heureuse de mettre de la distance entre le plateau, la maison et moi! Je ne les ai pas quittés depuis notre semaine dans le Finistère, à côté de la Baie des Trépassés. Cet hiver, le plateau a été très humide et boueux. Notre maison est aussi le lieu où nous travaillons. Dès que j’ai un moment entre deux patients, je vais étendre une machine, faire du repassage ou préparer un repas. La maison est grande. Elle est lourde à entretenir et, manque de chance, je suis plutôt maniaque même si, avec le trio et les animaux, j’ai tout fait pour me corriger. Je ressens un besoin d’ordre et d’harmonie autour de moi sans doute amplifié par le fait que je travaille là où je vis.

Après avoir posé nos valises et avant que ne sonne l’heure du couvre-feu, nous avons seulement le temps d’aller faire quelques emplettes dans un Franprix avec Louis et, ensuite, de marcher jusqu’à la place Frantz Liszt et de pousser la porte de l’église en travaux. Les marches sont prises d’assaut par des collégiens et des lycéens qui y bavardent tout en goûtant. Des nounous surveillent des enfants jouant dans un petit square. L’une d’entre elle fait des chatouilles sous le pied d’un jeune garçon. L’enfant se laisse complètement aller. Cela me rappelle Louis, il n’y a pas encore si longtemps. Quand nous allions au cinéma, le noir venait de tomber dans la salle qu’il me tendait son pied pour que je lui fasse des guilis. Un sans-abri a monté sa tente. Elle est adossée à l’église. Personne dans l’église si ce n’est un jeune couple avec son bébé s’entretenant avec le Père autour des modalités du baptême. A droit de l’église, la rue Lafayette. Dans cette lumière dorée de fin de journée, elle ressemble à un serpent déroulant ses multiples anneaux jusqu’au boulevard Haussmann.

Depuis que j’ai quitté Paris en septembre 1999, j’ai toujours construit mes évasions capitales autour de retrouvailles avec ma famille ou mes amis et de visites de musées. Comme tout est fermé et que nous ne verrons personne (hormis nos neveux), je me sens un peu perdue. Mes repères traditionnels me sont retirés. J’ai toujours parcouru de très grandes distances dans Paris mais, à un moment, c’est agréable de pouvoir s’installer à la terrasse d’un café ou de déjeuner dans un petit restaurant de quartier. Pour l’heure, il ne faut pas y songer. Paris est en sommeil. Quel baiser viendra la réveiller? Quand les théâtres, les musées et les cinémas frémiront-ils de joie en rouvrant leurs portes?

Mercredi matin, après un petit déjeuner délicieux (tout ce qu’on trouve dans la boulangerie angle rue d’Hauteville et rue des Petites Ecuries est succulent), nous nous séparons. Les enfants vont se promener du côté de la rue de Rivoli, ensuite, rejoindre au métro Victor Hugo leur cousine Margot, pour un déjeuner au pied de la tour Eiffel et, enfin, retrouver leur cousin Valentin, au métro Lamarck-Caulaincourt. Nous partons nous balader dans le cimetière du Père-Lachaise. J’ai vécu plus d’un an rue de la Roquette, en face de l’ancienne prison des femmes. Je n’avais que le boulevard de Ménilmontant à traverser pour entrer dans le cimetière mais ne l’ai alors jamais fait. Il aura fallu l’incinération de notre père en mai 1999.

Je ne m’attendais pas à ce que les allées grimpent autant et que nous ayons une vue plongeante sur Paris. Nous ne ferons pas le tour de toutes les tombes des personnes célèbres. Si les pétales blancs des arbres tombant sur les tombes et les tapis de violettes donnent une touche poétique à cet endroit, je le trouve assez austère. Un élagueur débite un arbre. Le bruit de sa scie ne va pas de pair avec le climat serein de repos éternels. La tombe de Géricault me plait beaucoup. On y voit le peintre étendu sur le côté avec sa palette dans une main et son pinceau dans un autre. Celle d’Hélène et Pierre Desproges est d’une simplicité bouleversante: un simple carré de terre, pas de fleur.

Puisque nous allons rejoindre les enfants chez leurs cousins, j’aurais été mieux inspirée de proposer à Stéphane une flânerie au cimetière de Montmartre. Avec ses allées moins larges et plus ombragées, il est plus agréable. Moins de tombes y semblent abandonnées. J’aime beaucoup le quartier des Abbesses. Un groupe interprète des morceaux rock tandis que quelques gouttes de pluie mouillent les trottoirs. Dans le manège, des enfants se démènent pour attraper la queue du singe et obtenir un tour gratuit. Petite fille, mon manque de confiance en moi et mon orgueil m’empêchaient d’essayer. Sur les chevaux en bois des Tuileries, je me concentrais beaucoup pour arriver à faire glisser des anneaux le long de ma tige en bois. Sans succès! Le verdict tombait, sans appel. Cette enfant est gauche et empotée. Mon cerveau était monté à l’envers. On ne le savait pas. Un peu plus loin, dans une ruelle, un homme fait voler dans les airs des bulles de savon immenses. Les enfants sont émerveillés. Cela sent fort le produit vaisselle.

Nous prenons d’assaut les escaliers qui conduisent à la place Du Tertre. Nous passons devant la petit vigne qui donne lieu à une fête de quartier en septembre au moment de la vendange. Quelques rares peintres guettent des touristes à croquer ou à caricaturer. Nous nous laissons redescendre en pente douce en empruntant des rues pavées. Elles conservent encore le souvenir de tous ces artistes qui guettaient la reconnaissance future de leur talent. Chez ma soeur, Margot nous rejoint assez vite. Ma soeur est en résidence toute la semaine avec sa compagnie et sa pièce. Margot ira bientôt chercher leur petite soeur au centre aéré avec ses cousines. Charlotte sera ravie de cette surprise. Désireux de laisser les cousins se replier sur leur complicité, nous partons avec Louis, fatigué.

Avec le couvre-feu, les soirées sont longues et nous ne pouvons pas voir nos amis. Louis regarde des vidéos. Stéphane passe des échecs à la lecture du Courrier International et je me replonge dans des aventures d’Arsène Lupin dévorées à l’adolescence.

Jeudi, il fait froid et gris. Nous prenons la direction du Marais. Nous sommes impatients de découvrir la galerie que le photographe JR a récemment ouverte rue du Temple. Cela fait de nombreuses années que nous suivons son travail fait de photos monumentales. Quelle déception mais que de fous rires! Hormis quelques oeuvres qui se comptent sur les doigts d’une seule main, tout ce qui est exposé est navrant. Bien sûr, il sera de bon ton dans les milieux autorisés de s’extasier devant les oeuvres. L’attitude de certains passionnés d’art moderne m’évoque souvent le conte « Le roi nu ». Nos enfants qui ont été habitués à appréhender les choses sans a priori n’adhèrent pas plus que nous.

Rue des Rosiers, personne n’attend devant la devanture de l’as du falafel. Il faut dire qu’il est encore un peu tôt! Nous pénétrons dans la boutique « Nature et découvertes » que nous aimons le plus, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie. On se croirait dans une des serres du jardin des plantes. Tout a été pensé pour que les corps et les esprits s’apaisent. Victoire nous demande de traverser la rue de Rivoli pour entrer dans l’église saint Paul-saint Louis. Pendant quelques minutes, nous nous asseyons pour goûter un moment de calme et admirer la coupole. Un petit garçon et son papa viennent allumer des bougies et faire une prière. Il fait trop froid pour que nous déjeunions dehors. Nous rentrons à la maison avec des plats chinois et un couscous pour Céleste. Comme c’est agréable, parfois, de ne pas avoir à cuisiner! A la campagne, c’est un luxe qui ne nous est plus permis depuis l’instauration du couvre-feu.

Les filles adorent Paris et estiment que je n’aurais jamais dû quitter une ville qui m’épanouissait. En début d’après-midi, nous repartons, direction les galeries de la rive gauche. Nous descendons du métro à Odéon. La plupart des restaurants sont fermés et n’ont pas mis en place un service de plats à emporter. Stéphane en moi nous demandons combien de restaurants et de cafés réussiront à rouvrir quand l’étau se desserrera.

Rue de Seine, nous entrons dans une galerie de photos qui nous enchantent tous: la galerie Lumas. Les filles aiment toutes les photos. Avant de repartir, elles se reposent dans un grand canapé rouge. J’aurais voulu pouvoir admirer le travail de la photographe Hélène Roger-Viollet dans la galerie qu’elle a fondée en 1938 mais le nombre de personnes autorisées à entrer est limité et celles qui y sont (exclusivement des personnes retraitées) ne sont pas pressées de sortir pour s’exposer à une pluie qui tombe maintenant avec la volonté de mouiller les passants. Les photos en noir et blanc sont très belles et racontent « Les voyages d’Hélène ». Entre 1950 et 1970, Hélène Roger-Viollet a, avec son Rolleiflex, découvert l’Inde, l’Afrique ou l’Amérique. Elle tenait sa passion de la photographie de son père. L’agence Roger-Viollet, avec ses six millions de clichés, est la première agence d’archives photographiques d’Europe.

La pluie pique l’eau grise de la Seine. Aborder la pyramide du Louvre sans touriste et abandonnée aux pigeons sous un ciel chafouin et un vent froid, espérer trouver un peu de chaleur sous le carrousel du Louvre et y découvrir la plupart des boutiques fermées, entendre le bruit du silence quand, en temps normal, les langues des quatre coins du globe s’unissent en un langage universel, observer une jeune femme prenant des poses romantiques sous le triangle inversé et constater l’ennui frappant les vendeurs asiatiques du Printemps sans vie où Céleste et Victoire sont entrées pour chasser l’hiver. Un drôle de Paris. Hemingway n’aurait pas eu le coeur à la fête.

Vendredi matin, tandis que Victoire et Louis finissent de rassembler leurs affaires, Céleste nous accompagne découvrir le plus grand marché couvert de Paris: le marché saint-Quentin situé boulevard Magenta. Il est construit en briques roses traversées par des arcades en fonte verte. Les produits offerts à la vente sont magnifiques. Quel dommage que nous repartions car j’aurais bien essayé de nouveaux fromages!

Vendredi début d’après-midi, nous avons rejoint le plateau, la maison et les animaux. Comme à chaque fois qu’elle a la gentillesse de venir s’installer à la campagne pour nous permettre de nous évader, notre maman doit essuyer ma mauvaise humeur et la lourdeur de mon coeur. Rentrer est pour moi le plus souvent difficile. Il me semble que j’en ai à peine franchi le pas que la maison m’enserre comme le lierre s’enroulant autour du tronc d’un chêne pour l’étouffer. Dans un pot, sur la terrasse, de belles jacinthes se sont ouvertes. Même s’il gèle tous les matins depuis notre retour, les jours s’étirent. Maintenant, je vais pouvoir, à nouveau, accompagner Muguette dans l’étable quand elle nourrit les moutons. Lundi, pour la première fois depuis de longues semaines, j’ai pu conduire notre aînée prendre son car sur la place de l’ancienne gare du village dans un jour presque complètement sorti.

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

2 commentaires sur “Chronique d’un Paris désenchanté

  1. Ma chère amie
    Cette petite escapade t’aura permis de l’extraire de ton quotidien. Je me régale de lire tes chroniques qui me permettent de me rapprocher un peu de vous…

    Je me souviens que lorsque nos parents nous payaient un tour de manège mon père insistait lourdement pour que nous demenions afin d’attraper le pompon cela permettait de faire profiter les autres enfants d’un tour de manège.

    Je vous embrasse.

    1. Ma chère Fari, un grand merci pour ton message qui me fait un grand plaisir. J’avais répondu à ton sms. Je ne sais pas si tu as reçu ma réponse. Tu avais une place très particulière dans ta grande famille et de cette place tu as tirée une bonne et saine confiance en toi. Je ne suis pas étonnée que tu te sois démenée pour décrocher le pompon! J’espère que la reprise s’est déroulée le mieux possible pour chacun d’entre vous. Je vous embrasse

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