Chronique d’un départ bressan et d’un retour andalou

Dans quelques jours, elle sera rentrée chez elle, dans un petit village andalou, andalousie.jpgà côté de Séville. Elle tourne dans une valse aux au revoir qui a le rythme d’un flamenco des adieux. Elle a le cœur lourd. Elle ne sait pas si elle aura la force de retenir ses larmes jusqu’au portail. La journée est magnifique. Un peu d’été s’est invité au milieu de la course du printemps. Elle les regarde avec un mélange d’infinie tendresse et de douloureuse émotion. Il y a le père, la mère, le fils, la femme du fils, la fille, la grand-mère maternelle, une amie d’enfance de la fille et toute une brochette de petits enfants. Tous s’ébattent joyeusement dans l’eau de la piscine. Les enfants sautent, plongent, rient, s’éclaboussent. Elle aurait aimé que le fils la prenne en photo avec eux tous. Il n’y pense pas. Elle ne le lui demande pas.

 

Pendant trente ans, elle aura travaillé chez eux. Elle venait deux fois par semaine. Le mardi matin et le vendredi après-midi. Le rituel était immuable. Elle commençait par se changer. Elle passait sur ses habits de ville, une robe bleue, myosotis comme ses yeux. Ensuite, le père lui demandait : « une tasse de café, Françoise ? ». A quoi, elle répondait par un : « oui, monsieur B. C’est pas de refus ». café.jpgIls s’asseyaient l’un en face de l’autre. Le sucrier passait de l’un à l’autre. La tasse de café pouvait être agrémentée d’une tranche de gâteau ou d’une part de tarte s’il y en avait. Parfois, et quand la saison s’y prêtait, c’était une boite de chocolats, de pâtes de fruits ou de marrons glacés qui faisait la navette entre elle et lui. Les années avaient forgé, entre ces deux êtres, une complicité réelle. Peu de paroles échangées mais quelques blagues et des nouvelles des enfants. Très vite, son café fini, elle se levait, ramassait tasses, cuillères et sucrier et lançait : « merci pour le café, monsieur B. Maintenant, je vais travailler ». Il n’était pas rare qu’il lui dise : « Françoise, je ne vous montre pas la maison, vous la connaissez assez ! ». Elle tournait les talons dans un éclat de rire, et ce rire était bientôt couvert par le ronronnement constant et rassurant de l’aspirateur. Durant trente années, elle aura traqué la poussière, fait briller les vieilles tomettes brique, retiré, de la fin de l’automne jusqu’à l’installation du printemps, les cendres de la large cheminée, étendu et repassé des milliers de linge, nettoyé glaces et vitres et, parfois, préparé une ratatouille dont on sait qu’elle est meilleure de jour en jour. Elle aura vu grandir les enfants, assisté à leur envol, été associée de près aux préparatifs des mariages et au grand départ des membres les plus âgés de la famille.

Demain, elle revient déjeuner avec eux. Le repas achevé, c’est sûr, elle se lèvera pour débarrasser. Il ne s’agira pas là d’une sorte de réflexe d’origine professionnelle, mais de l’attitude naturelle d’une personne qui se sait faire partie de la famille. Il manquera à la réunion le fils aîné et sa famille. Ils repartent tout à l’heure. C’est sa femme, avec leur petit garçon accroché à la hanche gauche, qui la raccompagne jusqu’au portail. Elle espérait ne pas pleurer mais elle n’arrive plus à se contenir. Les larmes jaillissent, entraînant celles de la femme du fils. Elles s’embrassent à plusieurs reprises. Le petit garçon doit se demander pourquoi ces deux femmes pleurent. Elle réitère son invitation à venir la voir en Andalousie. La femme du fils lui redit combien elle serait heureuse d’aller lui rendre visite et découvrir cette partie de l’Espagne. Enfin, elle part. La belle-fille de la maison sent passer sur elle le vent frais d’une page du gros roman familial qui se tourne. Pour elle, la maison ne sera plus jamais comme avant.

Sur la petite route dénuée de trottoir qui la ramène chez elle, et où les automobilistes roulent toujours trop vite, elle ne voit pas clair. Elle avance comme un automate. Elle pense à sa fille, établie à Londres, avec son mari grec, et à leurs deux petites filles en passe de maîtriser pas moins de quatre langues. Elle pense à ses deux fils, partis la veille, au volant d’un camion de location contenant leur déménagement. Puis, elle repense à son arrivée ici, dans ce petit village de la Bresse, noyé dans l’humidité des dombes. C’était l’hiver. Elle avait vingt ans. Elle rejoignait son mari qui avait trouvé un emploi dans une grosse entreprise de la région. A l’époque, les hommes, en Andalousie, n’avaient pas d’autre choix que de traverser la frontière pour trouver de quoi nourrir leur famille. Que cette terre, où le soleil semblait banni par les brumes hivernales, lui était étrangère ! Comme elle se sentait perdue ici ! Sa famille lui manquait terriblement. Sa mère, surtout, et aussi ses amies. Elle ne parlait pas le Français. Elle pleurait sans discontinuer, et son mari ne savait plus quoi faire pour voir, à nouveau, ses yeux s’éclairer. Puis, les enfants étaient arrivés. Un fils, une fille et encore un fils. Sa mère, ses sœurs, ses amies et son pays lui manquaient toujours mais, maintenant, elle avait sa famille à elle et elle se devait d’être heureuse. Ils rentraient tous les ans en Andalousie, en août, quand la France s’endort pour de longues vacances. Quand ses enfants furent sortis de la petite enfance, elle se mit à travailler en qualité de femme de ménage. Comme elle était sérieuse et travailleuse, c’est sans mal qu’elle put travailler à temps plein. A la maison, on continuait de parler l’Espagnol. Ils avaient un groupe de t
rès bons amis, des émigrés comme eux. Elle continuait à préférer l’huile d’olive à la crème fraîche, la morue au poulet et la guitare sèche à l’accordéon. Elle suivait avec plus d’intérêt les aventures du roi Juan Carlos et des siens plutôt que celles des présidents aux élections desquels elle n’était pas autorisée à voter.

Maintenant, son mari et elle ont atteint l’âge de la retraite. Son mari avait envie de rester en France. C’est elle qui a choisi de rentrer en Espagne, pour veiller sur les dernières années de sa maman ,âgée de quatre-vingt dix ans. Si, quand elle est arrivée, on lui avait dit qu’elle aurait aussi mal de quitter sa terre d’adoption pour rejoindre le village qui l’a vue naître, elle ne l’aurait pas cru. Il y a trente neuf ans, elle quittait sa mère pour rejoindre son mari. Aujourd’hui, elle s’éloigne de ses deux fils et de la vie qu’elle a construite en France, pour entourer sa mère. C’est bête mais elle se dit qu’elle n’a jamais vu Paris !