A six heures, Fantôme et moi cueillions les dernières traces de fraîcheur avant la montée de la chaleur dans un ciel de juillet. Hier soir, tard, nous entendions le bruit sourd des moissonneuses-batteuses. Encore quelques jours et les grands champs de blé ne seront plus qu’une armée de fétus de paille, un mikado géant. Des ballots ronds ou rectangulaires attendent d’être montés sur des camions et rangés au sec de grands hangars. Ce matin, avec Fantôme, nous avons vu les oreilles d’un jeune chevreuil qui dépassaient derrière une ligne de blé doré, deux chats sauvages, un écureuil et des corbeaux qui attaquaient des colombes. Dans l’air flottait un mélange de menthe, d’herbe humide, de foin coupé, de blé mûr, de chèvrefeuille et de tilleul. Le matin, un chemin, c’est comme la mer. Il y a des courants chauds et des courants froids. Les différences de températures peuvent être saisissantes selon qu’on longe une forêt ou un champ. La terre exposée de longues heures aux rayons du soleil en conserve la chaleur comme un muret de pierres sèches dans la Provence de mon enfance.
Ce matin, j’ai déposé Louis au centre aéré dans l’école qui a accueilli ses premières années et celles de ses deux sœurs, en Haute-Corse depuis le 15 juillet. Je n’y retourne jamais sans un petit pincement au cœur. Louis a vite disparu sous le préau sans un au revoir sans un baiser. Les petites filles portaient de jolies petites robes parsemées de fleurs. Les garçons étaient tous en bermudas. Des genoux et des coudes offraient des cicatrices récentes. Le corps de notre fils en est couvert. Il est comme sa mère, enfant. Il ne peut pas résister au plaisir d’arracher ses croutes. Il les arrache jusqu’au moment où une marque blanche ou rose a laissé son emprunte sur sa peau tendre, sa peau au grain si doux.
Les enfants du centre aéré partaient passer la journée à la Bussière, le château des pêcheurs. Nous y sommes allés à plusieurs reprises en famille et avec des amis. La première fois, Louis avait quelques mois. C’était la fin du printemps. Je l’allaitais encore. Les filles couraient dans des robes légères. Céleste avait un chapeau de paille bleu et Victoire un chapeau en raphia noir avec une petite marguerite. La deuxième fois, Louis avait trois ans et il avait coincé ses doigts dans une manivelle actionnant une antique pompe à eau. Il était trop jeune pour lire le panneau en interdisant l’utilisation et nous, trop loin pour pouvoir agir. Un cri avait retenti. La propriétaire s’était précipitée. Pour consoler Louis, elle lui avait pris la main et lui avait offert les toutes premières fraises de son jardin. Sur ses joues rondes, les larmes avaient séché tandis que ses lèvres étaient plus rouges. La dernière fois, Louis avait six ans et, lors de la visite du château, il avait posé beaucoup de questions au guide. La Bussière est un endroit très agréable. Forteresse au 12ème siècle, elle a été transformée en demeure de plaisance au 17ème. La propriété est constituée d’un immense parc avec un parcours ludique autour de cabanes, d’un grand potager à l’ancienne, d’un verger et d’un plan d’eau. La visite du château devrait plaire aux enfants. Le céladon a toujours beaucoup de succès comme le vieux téléphone accroché dans le vestibule qui évoque une scène d’un Tintin dans le château de Moulinsart.
Hier, Louis n’était pas en forme. Il avait eu très mal au ventre toute la journée de dimanche. J’en étais peinée car nous avions été nous promener à Barbizon, pique-niquer depuis un des rochers de la forêt de Fontainebleau et découvrir le Cyclop, sculpture monumentale sortie de l’imagination de Jean Tinguely et de sa seconde femme, Niki de Saint Phalle. Des amis tels que Daniel Spoerri, César, Arman ou Eva Aeppli, première épouse de Jean Tinguely ont participé à ce projet fou, caché dans le bois des Pauvres et édifié sans que ne soit jamais déposé de permis de construire. Dans l’escalier menant au deuxième étage, Louis a reconnu des œuvres réalisées par l’italien Giovanni Battista Podesta que nous avons découvert à la Fabuloserie. En dépit de son ventre qui le faisait souffrir, Louis était enchanté de parcourir le corps du Cyclop et de le voir se mettre en mouvement. Il regrettait de ne pas avoir été choisi pour traverser un carré composé d’une centaines de tubes métalliques dont le son produit en s’entrechoquant fait penser à celui des cloches d’une église. Le visage, le cou et la langue du Cyclop couverts de miroirs réfléchissant les arbres de la forêt sont malheureusement cachés par un grand filet. Les miroirs vont être changés. Il faudra revenir dans deux ans pour avoir une idée exacte de l’œuvre pensée pour se fondre dans la nature.
Louis a découvert l’art brut lors d’une sortie scolaire à la Fabuloserie quand il avait quatre ans. A ce jour, l’exposition qu’il a le plus aimée est la rétrospective que le Grand Palais a consacrée à Niki de Saint Phalle à la rentrée 2014. Céleste et Victoire avaient aussi beaucoup aimé mais pas autant que Louis. Louis et moi partageons une sensibilité commune. Nous sommes touchés au même moment par les mêmes choses ! Je ne suis donc pas surprise que Niki de Saint Phalle et tous les représentants de l’art brut lui plaisent. Ce que Louis doit aimer, ce sont les couleurs, la démesure, la puissance, les formes et la liberté. C’est après avoir découvert l’œuvre laissée par Gaudi à Barcelone en 1955 que Niki de Saint Phalle s’est promis qu’un jour elle aurait son jardin des sculptures. Ce jardin se trouve en Toscane et elle y a représenté toutes les figures d’un jeu de tarot dont elle aimait tirer les cartes. En bonne native du signe du scorpion, elle devait se passionner pour tout ce qui avait trait au magique, à l’occulte, au caché, aux mystères de l’âme humaine. J’ai promis aux enfants que nous irions en Toscane visiter le jardin des Tarots mais, avant, nous referons le parcours de Niki en allant à Barcelone et nous découvrirons aussi le palais idéal du facteur Cheval. Sans Fantôme, de retour de nos séjours gardois, cela fait longtemps que nous nous y serions arrêtés.
Dimanche soir, en rentrant, je vais chercher la grande boite en carton dans laquelle j’ai rangé tous les émaux de Briare que Dominique, une de mes anciennes patientes repartie vivre à Paris, a eu la gentillesse de me donner. Je les ai tous posés sur le plateau en bois de la table de la terrasse et j’ai commencé à réfléchir à la fresque que je pourrais réaliser et qui trouvera sa place sur l’un des murs de la maison. Louis est venu m’aider. Promis, avant la fin de l’été, elle sera finie !
Hier, entre deux patients, nous sommes allés, Louis et moi, acheter les dernières fournitures scolaires. Il a commencé par choisir son cartable, un cartable à roulettes avec un dessin représentant des gratte-ciel. Dans le cartable, il a glissé un grand classeur, un petit classeur, une pochette et un agenda. Tandis que nous serpentions entre les allées du magasin, Louis tirait son cartable. Alors que nous arrivions aux caisses, une voix féminine nous a tous invités à respecter une minute de silence en hommage aux victimes du tueur fou de la promenade des Anglais. Louis ne savait pas ce qui s’était passé le soir du 14 juillet, à Nice, face à la baie des Anges dont l’eau est toujours d’un bleu si unique. Je le lui ai expliqué. Il a trouvé cela tellement stupide et terrible et m’a demandé si des enfants de son âge avaient été tués. Je lui ai répondu que des enfants et des adolescents avaient trouvés la mort et que certains étaient à l’hôpital. J’ai pensé à Yannis, 4 ans, Laura, 13 ans, Kayla, 6 ans, Brodie, 11ans, Elwan, 12 ans, Mehdi, 12 ans, Leana, 2 ans, Yanis, 8 ans, Ludovic, 12 ans, Amie, 12 ans. J’ai pensé aussi à toutes les victimes dont l’identification est en cours et à ce que pouvaient ressentir leurs familles pour lesquelles cette attente est insupportable. J’ai rappelé à Louis que, dans le monde, tous les jours, des enfants, des adolescents et des adultes sont tués, que la plupart sont musulmans et que Dieu, quelque soit le nom qu’on décide de lui donner, n’a rien à voir avec toutes ces horreurs. Pour Louis, Dieu est une affaire sérieuse. C’est la raison pour laquelle il a refusé, contrairement à ses soeurs, de suivre une instruction religieuse, car il n’était pas certain de son existence.
Nous sortons du magasin. Louis tire son cartable tout neuf. Je pense à ces enfants qui ne feront pas leur rentrée en septembre, à ces vies qui ne seront plus jamais les mêmes, à cette psychologue clinicienne niçoise saisie par l’empathie de l’une des personnes ayant pu échapper à la course folle du camion lui demandant comment elle allait faire pour supporter tous les témoignages terribles qu’elle recueille. Cette psychologue clinicienne évoquait cette maman qui a saisi la main de sa petite fille et lui a fait croire à un jeu. Il fallait qu’elles courent aussi vite que possible toutes les deux. Si elles arrivaient les premières, elles auraient gagné. La capacité d’un parent (père ou mère) à se transcender dans des situations exceptionnelles pour protéger son enfant est incroyable. Cela m’a tout de suite rappelé ce film si bouleversant « la vie est belle » dans lequel le papa déporté avec son jeune fils dans un camp de concentration lui fera croire jusqu’au bout qu’il s’agit d’un jeu.
Hier soir, avec notre petit bonhomme de huit ans et demi, nous avons regardé un film à la fois drôle et bouleversant « La vache ». Louis a beaucoup aimé l’histoire tendre de ce paysan algérien qui quitte le bled avec son unique vache prénommée Jacqueline pour gagner à pied, depuis le port de Marseille, le salon de l’agriculture. Chemin faisant, il rencontrera des personnes bienveillantes et deviendra la coqueluche des médias. Fatah Bouyahmed est merveilleux d’humanité. En ces temps si troublés, « La vache » est un film à voir pour ne pas perdre de vue l’essentiel: le respect de nos différences et la bienveillance pour vivre en harmonie.
Tandis que j’écris les dernières lignes de cette chronique, Louis et ses camarades doivent finir de pique-niquer à l’ombre des arbres de la Bussière. Entouré, Louis oublie sa tristesse de ne pas être avec ses sœurs et sa cousine en Haute-Corse. Mon mari écoute le journal télévisé et Fantôme, sous la table de la cuisine, se repose. Dans leur bocal, les deux poissons rouges de la kermesse nagent tranquillement. Dans le lointain, j’entends le bruit sourd des moissonneuses-batteuses qui finissent d’engloutir les épis de blé. Au large de la baie des Anges, la Méditerranée continue de servir de cimetière marin aux migrants fuyant la guerre, la misère, la torture. On n’en parle plus. Cette sinistre réalité est reléguée derrière l’horreur de Nice et de la dictature qui s’installe en Turquie. La Turquie n’entrera jamais au sein de l’Union Européenne, alors autant rétablir aussi vite que possible la peine de mort !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner