Victoire est tout excitée. Bientôt, elle fêtera, avec trois semaines d’avance sur la date réelle, ses cinq ans. C’est elle qui a remis, en main propre, les invitations à ses petits amis de l’école. Ils ont tous répondu présents, sauf un petit garçon. Tous les soirs, avant de plonger dans les profondeurs du sommeil avec des lambeaux de doudou, elle me demande de faire le décompte des jours qui la séparent encore de son vrai faux anniversaire. Cette semaine lui semble interminable !
Stéphane s’inquiète de savoir combien seront les petits camarades de sa fille. Détendue, je lui réponds qu’ils seront douze. « Douze ! » s’exclame-t-il. « Ce n’est pas un peu beaucoup ? » . Sans me départir de mon calme et cherchant à afficher une totale confiance en moi, je lui rappelle que, l’an passé, en comptabilisant les amis de l’école, les amis fidèles des « années crèche », les camarades de notre fille aînée et les petits de l’âge de notre fils, ils étaient dix-huit. Bien sûr, ce que je passe sous silence, pour ne pas ajouter à l’angoisse que je sens poindre chez lui et ne pas être taxée de femme déraisonnable, c’est que la météo avait été particulièrement clémente ce jour-là, que les enfants avaient majoritairement joué dans le jardin et que tout un groupe d’amies mamans de l’époque pré-école étaient restées avec moi.
Cette année, j’ai longtemps hésité avant d’inviter les amis de Victoire avec lesquels les liens sont demeurés fort depuis la crèche. Finalement, j’ai renoncé et décidé de les réunir à un autre moment car je craignais, l’âge aidant, que les enfants des deux groupes ne parviennent pas à jouer tous ensemble. Limitée par les possibilités de dates, notre grande fille reconstitue, le même après-midi, le club des quatre inséparables amies ramené à trois, depuis que l’un des membres actifs a déménagé et fait sa rentrée en C.P, dans une autre école, en septembre de l’année dernière.
Comme tous les présentateurs météo de France et de Navarre nous promettent un samedi globalement pluvieux, entrecoupé de très rares épisodes ensoleillés, je réfléchis à des activités manuelles. Pâques approchant à pas de géant, je finis par jeter mon dévolu sur des œufs en polystyrène que les enfants pourront, à loisir, décorer avec des bouts de papier déchiré ou des petites pastilles de couleur fixées sur les œufs, à l’aide de fines épingles. Je suis contente de mon acquisition. J’ai aussi, en réserve, des idées de jeux et quelques marionnettes pour un spectacle improvisé.
Le grand jour est enfin arrivé ! Nous ouvrons les volets des fenêtres des chambres sur un ciel gris souris parcouru d’épais nuages noirs. Stéphane souffre, au saut du lit, d’une migraine persistante. Je suis presque aphone. De leur côté, les filles affichent une insolente bonne santé et ont du mal à contenir l’impatience qui les gagne d’heure en heure. Tandis que Céleste prépare deux bottes de jolis radis roses et craquants, Victoire, secondée par son petit frère, décore son gâteau d’anniversaire. Elle dépose des petites boules dentelées, des mini smarties et des cœurs en sucre blanc et rose entre les trois mots de l’inscription « joyeux anniversaire Victoire » que j’ai écrite à l’aide d’un stylo contenant une sorte de pâte framboise légèrement pailletée. Victoire se fâche contre son petit frère qui a bien du mal à canaliser ses pulsions décoratrices. Quand il ne cherche pas à rajouter encore un élément décoratif, il souffle de l’air frais sur le gâteau avec une pompe destinée à gonfler des ballons réputer donner naissance à un bestiaire digne de monstres et compagnie.
Les radis sont tout beaux. Le gâteau est superbe. Il me reste, maintenant, à gonfler des ballons, éléments incontournables de toute fête d’anniversaire. Je dois m’y reprendre à trois ou quatre fois pour que l’air daigne y pénétrer. Ma tête tourne. La peau de mon visage passe du blanc aspirine au rouge homard. Mes tympans et mes abdominaux sont soumis à rude épreuve. La pompe que j’ai discrètement subtilisée à mon fils ne m’est, malheureusement, d’aucun secours. Je ne fume plus depuis huit ans, et pourtant, l’odieuse résistance offerte par ces ballons me donne l’impression de m’être glissée dans la peau d’un vieillard tout ratatiné ayant grillé des gitanes maïs depuis l’âge de douze ans ! Victoire et son papa vont, main dans la main, accrocher un gros ballon vert métallisé devant le portail de la maison. Céleste finit son travail pour lundi. Victoire sort des assiettes colorées en carton, des verres Hello Kitty et des serviettes Charlotte aux fraises. Les garçons, eux, auront des serviettes spider Man. Céleste, depuis le bureau, crie : « mes amies, elles détestent Charlotte aux fraises ! ». Tout au fond du placard, nous dénichons, pour les rebelles en herbe, des serviettes à gros pois. Je me demande si elles ne sont pas là depuis le baptême de Victoire. Louis a mis la main sur les pailles et s’amuse à les sortir de leur étui transparent avant de les trier par couleur. Je m’inquiète, parfois, du caractère légèrement obsessionnel de cet enfant ! Et, franchement, je me demande de qui il a pu hériter ça !
Nous arrachons Louis à ses pailles pour le mettre au lit. Il dormira trois heures ! La maison est étonnamment calme. Stéphane ne s’est toujours pas débarrassé de sa migraine. Je me laisse aller à ces quelques instants de tranquillité. Je contemple les boutons d’une orchidée sur le point de se déplier. Dans son bocal, le poisson ne perd pas une miette de la vie de la maison. La grosse pendule indique deux heures, passées de quelques minutes. On frappe à la porte. Les filles se précipitent pour ouvrir. C’est une amie de Céleste, accompagnée de sa maman laquelle décline mon invitation à boire une tasse de café et file faire ses emplettes du samedi. Avant de disparaître, elle m’adresse un « bon courage » qui, allez savoir pourquoi, ne résonne pas à mon oreille d’une manière cent pour cent positive.
En moins de dix minutes, les parents et les enfants sont tous là. Les chaises de l’entrée sont noyées sous des monticules de vêtements. Des dizaines de paires de chaussures s’endorment sur le tapis dont les couleurs vives sont fanées depuis longtemps, maintenant. Victoire et Céleste entraînent leurs amis dans leurs chambres. Céleste ferme la porte de la sienne. Chez Victoire, les garçons jouent avec les animaux de la ferme ou shootent dans les ballons si difficilement gonflés. Les petites filles trouvent leur bonheur dans les nombreux déguisements étalés sur le lit, les chaussures à paillettes, les baguettes de magicienne, les ailes délicates de fée ou de papillon et les diadèmes nombreux que Victoire range, méticuleusement, sur sa coiffeuse. Un petit garçon n’arrive pas à quitter sa maman. Il a rêvé de ce jour et, à présent, il se cramponne au cou maternel. Il s’y cache. Finalement, j’offre à la maman de l’aider. Avec un mélange de délicatesse et de fermeté, je détache le petit bonhomme timide des bras maternels rassurants. J’invite la maman à s’en aller et promets de lui téléphoner en cas de besoin. Je garde, quelques minutes encore, le petit garçon sur mes genoux, puis, il rejoint le groupe de ceux qui font entrer dans l’étable certains des animaux de la ferme.
Dans la cuisine, un atelier « œufs de Pâques » s’organise. Les grandes se débrouillent seules. Les plus jeunes collent, sans aide extérieure, des petits bouts de papier à la surface de l’œuf. En revanche, fixer une pastille de couleur à l’aide d’une fine aiguille est un exercice qui demande un peu d’encadrement. Dans ma précipitation, j’ai complètement oublié de protéger la table. Je ne me suis pas rappelée que cette colle est presque impossible à faire partir. Maintenant, il est trop tard. Le mal est fait. La table est déjà copieusement enduite de tas de colle qui, tranquillement, finissent de sécher. Je pourrais être catastrophée, mais je relativise. En effet, cela fait longtemps que Stéphane estime que la table, achetée chez une « Parisienne » contrainte de vendre la maison de sa mère et ne pouvant pas conserver de meubles trop massifs, aurait besoin d’un bon décapage et d’une bonne couche de vernis. Finalement, je me dis que, grâce à moi, mon mari va abandonner le mode conditionnel et passer au présent. Les enfants ont bien du mal, à se défaire, eux aussi, de toute la colle qui s’est accumulée autour de leurs doigts et sur leurs ongles. Stéphane attaque les restes de colle au grattoir. Le vernis part en poussière brune. Un coup d’éponge et la table du goûter d’anniversaire est dressée. Les enfants viennent goûter. Victoire souffle ses bougies. Les cris de joie et les applaudissements retentissent. Louis explique, très sérieusement, à sa voisine de table que c’est lui qui a décoré le gâteau ! Le fondant au chocolat disparaît très vite. Les boîtes de bombons se vident à un rythme soutenu malgré mes efforts pour limiter l’orgie de sucre et de colorants.
Les enfants commencent à se disputer. Le club des quatre grandes s’accapare les amies de Victoire qui pleure ou vient se plaindre des garçons qui montent à l’étage supérieur de son lit superposé et jettent, aux quatre points cardinaux, toutes les peluches qui y étaient étendues. La pluie me retient de les envoyer tous se défouler dehors. Alors, je réunis les neuf plus jeunes enfants et me lance, séance tenante, dans une série d’imitations d’animaux qu’ils devront deviner. Les enfants hurlent de rire tout en levant le doigt pour donner la réponse. Je pensais les calmer. Peine perdue ! Ils sont encore plus agités ! Je laisse le zèbre et la gazelle rejoindre les bords du lac Victoria, le gorille et le boa retrouver l’ombre apaisante des arbres de la forêt rwandaise, le mouton, la vache et la chèvre retourner à leurs étendues vertes, le cheval regagner son pré et le chat le confort douillet d’un dessus-de-lit. J’exhorte les enfants au calme et vais me cacher derrière le canapé. J’improvise un spectacle de marionnettes. Mes souvenirs de Guignol sont très loin et je manque de temps pour entamer une recherche dans les méandres de ma mémoire. Je laisse faire mon imagination. Le renard et le loup interrogent les jeunes spectateurs sur la vie à l’école. Les réponses fusent. Les enfants s’amusent.
Un adulte passe, discrètement, sa tête dans l’embrasure de la porte. La maman a frappé, mais personne ne l’a entendue. Comme c’est étrange ! Très rapidement, tous les parents sont là. Les petites filles font glisser leur déguisement sur le tapis de la chambre de Victoire. Les enfants récupèrent leurs affaires. Ils emportent ballons et bonbons. Ils sont tout fiers de faire admirer l’œuf qu’ils ont décoré. Ils ne veulent plus partir. Victoire finit par embrasser ses amis et les remercier pour les livres, les coffrets de perles et de bijoux à confectionner, les pets shops et la robe de fée clochette qu’elle porte depuis le début de l’après-midi. Tous les parents s’inquiètent de savoir comment les choses se sont passées et si les enfants ont été sages. Bien sûr, et pas loin d’en être finalement totalement persuadée, je réponds que tout s’est merveilleusement bien passé et que les enfants ont été charmants.
Quand la porte se referme sur les derniers à partir, je pousse un profond soupir de soulagement. Il est 18 heures trente. Un rapide coup d’œil aux chambres des enfants, à l’entrée et au couloir me permet d’estimer le temps de rangement à moins de deux petites heures. Stéphane et moi nous y mettons. À l’étage, les enfants passent du bain à un dessin animé.
Cette après-midi a eu raison du peu de voix qui me restait au réveil. Stéphane a depuis longtemps atteint ses limites. Il me dit que c’est la dernière fois que nous fêtons un anniversaire avec autant d’enfants à la maison. À l’avenir, nous la jouerons Quick ou piscine. J’admets que les enfants étaient un peu trop nombreux et que ce n’était pas une bonne idée de mélanger les amis de Victoire et ceux de Céleste. En même temps, les enfants ne fêtent jamais leurs anniversaires qu’une fois dans l’année, deux enfants peuvent faire autant de désordre que quinze et les enfants ont plaisir à faire entrer leurs amis dans leur univers que ces derniers sont heureux de découvrir.
Dans son lit, déjà à moitié endormie, une petite fille me sert contre elle et me remercie pour son anniversaire. Un beau sourire illumine son visage fin et ses grands yeux. Dans la chambre d’à côté, notre aînée me dit sa joie d’avoir retrouvé sa grande amie Margaux. C’était « trop bien ». En plus, aujourd’hui, elle a perdu non pas une, mais deux dents de lait. Elles sont au fond de sa boîte à dents. La petite souris va venir les chercher et les troquer contre deux petits présents. C’était vraiment une bonne journée !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Merci pour votre message. De quelle nationalité êtes-vous? A bientôt et très bonne journée.