Vieille chronique avant une Ascension gardoise

Mercredi soir, la voiture s’élancera sur la petite route avant de regagner la départementale et après avoir traversé une succession de villages et quitté le Loiret pour l’Yonne, elle rejoindra l’autoroute. Presqu’un an plus tard, je ne me suis pas encore habituée au nouveau véhicule de Stéphane. Je ne fais pas le deuil du Volvo et de toutes les aventures qui lui étaient associées. Comme j’ai aimé nos départs en vacances avec le trio, notre neveu et ma filleule ou des amis des enfants et, bien sûr, Fantôme toujours angoissé à l’idée de rester à quai! Comme j’aimais l’ouverture du coffre après l’arrivée dans le Queyras ou le sud du Finistère! Maintenant, nous ne pouvons emmener que trois personnes en plus de nous. C’est triste! C’est petit! Pourtant, je comprends que Stéphane ait renoncé à un monstre suédois, catastrophe environnementale, qui consommait terriblement et qu’il n’utilisait que très rarement sur de grandes distances.

Les enfants et Valentin ont été comme moi, très déçus. Il m’a semblé que le Volvo emportait avec lui notre jeunesse et une partie de notre liberté. La nouvelle voiture m’est apparue comme une sorte d’anti-chambre de l’EHPAD auquel j’espère échapper. Je me verrais davantage vieillir avec des amis choisis dans un hameau où chacun s’investirait en fonction de ses compétences et de ses goûts. Je m’occuperais volontiers d’un potager, de la cuisine et d’un atelier d’écriture des mémoires des résidents. Nous pourrions croiser nos souvenirs. Stéphane, lui, pourrait tout réparer et donner des cours de peinture.

Mercredi, nous partirons seulement avec Victoire et son Louis qui est aussi devenu le nôtre. Notre fils restera sur le plateau avec sa grand-mère et les animaux. Céleste, elle, sera à Paris avec son cousin et sa petite cousine Charlotte. Elle aura la joie de retrouver Hugo de passage avec sa maman pour voir sa soeur. Il sera tard, mercredi soir quand j’ouvrirai la porte bleue qui aime à résister après des hivers ou des printemps humides. Nous retrouverons cette odeur si particulière: un mélange de lavande, de cendres froides et de cire d’abeille. Nous nous réapproprierons la vieille maison avec son escalier à vis et la mémoire des membres de la famille gravée dans les objets. Je retrouverai les lunettes que notre maman a oubliées en avril. Stéphane fera marcher la pendule de la cuisine dont les aiguilles refusent de se désunir pour marquer la course du temps. Nous retrouverons les ruelles, les rives du Rhône, l’église où ont été baptisées notre maman et Céleste, le cimetière dans lequel sommeillent notre grand-mère, ses parents, ses frères et une partie des cendres de notre père. Nous retrouverons nos amis: Farida, Nicolas et leurs enfants, Virginie et Jacky et tant de visages connus. Je ferai enfin la connaissance de l’associé de Stéphane et de sa femme, Leïra. Le samedi, ce sera le bonheur du marché qui s’étire sur les deux longues allées. Ce marché auquel je suis fidèle depuis l’enfance. J’accompagnais toujours notre père. Il venait me réveiller. Il m’a appris l’art du marché comme d’autres pères transmettent leur savoir en astronomie ou en botanique. Bien sûr, j’ouvrirai la porte de l’armoire blanche qui contient tous les albums photos. Je repenserai aux années que nous avons passées dans la maison entre la fin de notre tour du monde et l’installation dans le Loiret. La maison ne désemplissait pas! Amis et membres de la famille étaient heureux de s’y retrouver. Céleste et Victoire sont nées dans le Gard comme leur grand-mère.

En me promenant dans les archives du blog comme on s’offre un voyage dans la machine à remonter le temps, j’ai retrouvé cette chronique écrite en mai 2008. Notre grand-mère était morte l’année précédente. Louis avait 18 mois. Ma soeur et les siens n’étaient pas encore partis aux Etats-Unis. On ne savait pas qu’un jour Charlotte viendrait au monde. Nous n’avions ni Fantôme ni Cookie. Je venais de commencer ma formation de sophrologue. L’Europe semblait à nouveau en paix après les horreurs dans l’ex-Yougoslavie. Pas encore de Covid mais la grippe H1N1. Une autre époque.

Le 1er mai s’en est allé, emportant avec lui, son chapelet de mécontents en tout genre avec banderoles à la facture artisanale ou élaborée, slogans chocs,  poings levés et, parfois, échauffourées avec les forces de l’ordre. Dans certaines villes, des arrêtés municipaux avaient fleuri pour interdire la vente à la sauvette, de petits bouquets sauvages de clochettes porte-bonheur. Motif invoqué : le manque à gagner pour les fleuristes en ces temps de crise. Le 8 mai s’en est allé, aussi. La preuve en est : pas un monument aux morts de l’hexagone qui n’ait repris des couleurs à la faveur de la commémoration de la fin d’une guerre qui, si elle fût la seconde à recevoir le qualificatif de mondial, surclassât la première au registre des horreurs faites à l’homme. Les monuments vont replonger dans leur léthargie tranquille tandis que les fleurs des couronnes se recroquevilleront sur elles-mêmes. Les sculptures, d’un genre plus ou moins pompier, n’auront plus qu’à attendre, sereines, de voir reparaître membres civiles et militaires pour la commémoration du 11 novembre. Le dernier poilu de la grande guerre est mort. Restent aujourd’hui ces millions de lettres échangées entre les hommes pris au piège des tranchées et leur famille composée de personnes âgées, d’hommes inaptes au combat, de femmes et d’enfants.

Entre ces deux grandes dates du calendrier tricolore, il y aura eu la fête du 14 juillet avec son défilé le long de l’avenue des Champs-Elysées. Si le défilé perd de sa superbe, au fil de la construction européenne, les volutes aériennes de la patrouille de France, de même que le pas lent et lourd des légionnaires plaisent toujours autant. J’ai connu une femme qui avait 22 ans en 1940. Cette femme dont toute la famille avait payé un lourd tribu aux années de guerre et d’occupation ne parvenait pas à admettre la volonté politique du couple Konrad Adenauer et Charles de Gaulle, de construire une Europe unie, sur des restes de villes éventrées par les bombardements et de vies dévastées.

Cette femme, énergique et combative, avait été affreusement choquée de voir défiler, de l’Arc de triomphe à l’obélisque de la Concorde, un régiment franco-allemand. Cette femme qui avait fini par devenir une vieille dame en dépit de sa volonté de résister, s’accrochait à la vie, malgré son pauvre cœur usé d’avoir traversé tant d’épreuves. Elle voyait en chaque grossesse de ses petites-filles une nouvelle raison de tenir. On devinait que derrière le noir de ses lunettes de soleil qu’elle portait en toute circonstance, ses yeux bruns aux paupières hautes délimitées par deux arcs de sourcils parfaits, se troublaient à la naissance de ses arrières petits-enfants. A la fois parce que chaque vie était un océan de promesses et qu’en même temps, elle souffrait, déjà, à la pensée que ses cinq arrières petits-enfants grandiraient sans elle. C’est en juin, l’année dernière, que son cœur s’est définitivement arrêté de battre. Elle est partie, les ongles de ses doigts fins de pianiste, enfoncés dans les paumes de ses mains. Enfoncés jusqu’au sang pour faire diversion à la douleur et pour retenir en elle cette colère sourde face à la mort qui l’avait déjà frôlée trop souvent pour ne pas l’emporter cette fois-ci.  Si elle a attendu pour quitter la danse que le Christ soit monté à la droite du Père et que l’Esprit Saint se soit manifesté au-dessus des têtes des disciples, il était trop tôt pour qu’elle puisse s’émerveiller devant les premiers pas hésitants son dernier arrière petit-fils.

Cette femme qui avait été une enfant indisciplinée, une adolescente révoltée et artiste, une femme portée par un amour fou pour un mari connu alors qu’elle était encore une enfant, la mère d’une petite fille qui ne connaîtrait jamais son père, une trop jeune veuve foudroyée par la certitude qu’elle n’aurait jamais à aller chercher son mari du côté de l’hôtel Lutétia, une femme relevant tous les défis avec superbe, une mère moderne et indépendante et une grand-mère drôle et originale, suivait toujours le sacro-saint défilé du 14 juillet depuis l’écran de télévision de son salon. Epouse d’un X, elle se demandait toujours ce qu’une partie de l’élite de la Nation allait bien inventer pour attester de son esprit potache, nourri aux blagues de Christophe, ancien professeur de sciences et père légendaire d’une authentique famille d’enfants absurdes tels que le sapeur Camember, Artémise et Cunégonde, les deux filles des Fenouillard, les gnomes Plick et Plock et enfin le savant Cosinus. Si elle s’amusait de voir les X défiler avec un petit bouquet de cresson coincé dans la boucle de leur sabre tandis que le premier ministre français était, pour la toute première fois de l’histoire d’une république qui avait déjà épuisé cinq constitutions, une femme, elle trouvait anormal qu’ils trouvent drôles de faire tomber, de la poche de leur uniforme, une balle de ping-pong pour empêcher les Cyrards de défiler au pas.

Après le défilé, et, le soir venu, les feux d’artifice claqueront au-dessus des têtes des contribuables qui, lorsqu’ils ont perdu leur âme d’enfant, ne s’écrient plus : « Oh, la belle bleue ! Oh, la belle jaune ! » mais : « vraiment, n’est-ce pas une honte ce gaspillage de notre argent dans de tels enfantillages ! ». Un autre de lui répondre alors : « allez, souris, ça fait marcher le tourisme ! ». Après, on ira mettre le feu dans les casernes des pompiers. Certains danseront jusqu’au petit jour sans plus savoir pourquoi le 14 juillet est férié en France et à quoi il correspond au juste. Si la fin des hostilités qui ensanglantèrent l’Europe, puis, par le jeu des alliances, la planète toute entière, est déjà loin, que dire de ce jour symbolique où la Bastille tomba entre les mains des Révolutionnaires. Les écoles, les collèges et les lycées auront mis la clef sous la porte. Une sorte de silence paradoxal s’abattra sur les préaux et les cours de récréation. Dans les universités, le corps enseignant et les étudiants pourront envisager des vacances sereines. C’est éprouvant de cesser le travail des semaines durant !

La crise qui continue de secouer une quinzaine d’universités françaises est, une fois encore, l’illustration d’une incapacité nationale à faire taire des sensibilités particulières de manière à engager un débat de fond, à  vocation générale. La France continue d’être le pays où il semble impossible de s’asseoir à une table de négociation. Le seul pays où il n’y aurait pas d’autre alternative que d’organiser des grèves générales, de séquestrer les cadres des entreprises condamnées à l’écrémage et de saccager les biens publics. La réforme des universités était loin d’être parfaite et le pouvoir donné à des présidents promis à des destins de potentats, certainement dangereux. Mais n’aurait-il pas été possible de faire l’économie d’une impasse à l’issue d’un trimestre de blocage, du désarroi de ces étudiants empêchés de travailler, de la colère de ces familles qui se donnent tant de mal pour financer les études de leurs enfants et  de ces images d’amphis dévastés, de couloirs tagés et de matériels détruits ? Les universités françaises souffraient déjà d’une forme de désamour devenu chronique et de l’image surannée d’un univers clos qui peine à se réformer en s’ouvrant aux réalités du monde moderne. Il est à craindre qu’elles ne se relèvent plus jamais.

Tandis que l’université se meurt, lilas et glycines commencent à flétrir. Les arbres fruitiers ont perdu toutes leurs fines fleurs que les filles ramassaient, à pleines brassées, et faisaient voltiger dans les airs tout en tournant sur elles-mêmes, petites filles d’honneur invitées à célébrer le mariage de la fée nature avec le dieu printemps. Les iris, eux, explosent le long des chemins et devant les corps de ferme. L’air est saturé d’humidité, gras et lourd. Pas un temps pour asthmatique. L’herbe pousse à toute vitesse. Tout est vert. Un vert foncé qui tourne au fluo quand le soleil, enfin, peut tenter un rayon entre deux gros nuages bien gris. Les résineux poussent en avant leurs petits doigts d’un vert si tendre qu’il m’est arrivé, enfant, d’avoir envie de les manger. Ils me rappellent ces cœurs de laitue que nous n’avions même pas à nous disputer car le saladier en comptait toujours deux. Pensée spéciale d’un cuisinier qui, de toute façon, ne fatiguait jamais que les feuilles les plus intérieures des batavia, scaroles et autres salades, gardant les larges feuilles moins tendres pour ces lapins que nous n’avons jamais eus.

Les roses, timidement, commencent à s’ouvrir. Elles redoutent les gouttes de pluie, fatales pour leurs pétales. Il fera bon, bientôt, aller humer les parfums subtils des rosiers de Bagatelle. Les quelques caravanes de gens du voyage qui avaient investi un champ privé, à quelques kilomètres de Saint -Germain-des-Prés, s’en sont allées. Un soir, elles étaient là et le lendemain matin, elles avaient disparu. Si l’herbe haute n’avait pas conservé la trace de leurs roues, on n’aurait pu croire les avoir rêvées. Mais non, ce n’était pas un rêve mais déjà une présence insupportable, virant au cauchemar éveillé pour les gens d’ici. Chacun disait avoir vu des gitans se promenant à pied près des habitations et qu’un camion attendait un peu plus loin. Les regards en disaient long sur ces promenades repérages. Si les campagnes de nos grands-mères sont en passe de disparaître, les images d’Epinal ont la vie dure et sont communes aux rats des champs comme aux rats des villes.

Je vous souhaite une bonne Ascension.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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