Au froid est venue s’ajouter la pluie. Depuis hier soir, il pleut. Les gouttes s’écrasent à un rythme soutenu sur le haut velux de son bureau. Dans son pull marin, mi laine mérinos mi acrylique (une honte pour un produit de confection cent pour cent bretonne !), acheté dans la coopérative du Guilvinec, et qui n’a pas bougé d’une maille en dix ans, une maman a tout juste assez chaud. Elle a été obligée de tourner d’un cran le thermostat du radiateur.
Ce matin, deux petites filles n’arrivaient pas à s’arracher à la chaleur de leur lit. Puis, debout, devant leurs armoires largement ouvertes, elles contemplaient avec un mélange d’envie et de tristesse, leurs robes légères, toutes plus jolies les unes que les autres, que les huit petits degrés affichés au thermomètre, condamnaient à l’obscurité et aux odeurs sucrées d’anti-mites. Finalement, elles enfilaient des robes en toile de jean épaisse et des collants fins qui, ce soir, immanquablement, laisseraient apparaître des bouts de peau, au travers de superbes trous. Elles faisaient, seules, une croix sur le port de chaussures ouvertes. Elles snobaient lunettes de soleil et chapeaux de paille.
Le petit garçon, lui, n’en était pas encore à se poser des questions hautement existentielles sur le genre de vêtements à porter. Une seule chose lui importait : pouvoir remonter les manches de son pull et faire admirer ses avant-bras. Tout à l’heure, à la crèche, il s’empresserait de vouloir « écraser » ses petits camarades, dans une sorte de mêlée revue et corrigée. Son père lui expliquerait qu’on ne dit pas « écraser » mais « plaquer » et que, dans les deux cas, la pratique du rugby n’est pas tolérée à la crèche. Il ferait semblant d’avoir compris les règles de la vie en groupe mais, très vite, serait gagné par des pulsions, aboutissant à faire d’une adorable petite fille dépourvue de toute trace d’agressivité ou de sadisme, la victime toute désignée d’un plaqueur en herbe.
Ce soir, l’absence de luminosité serait telle qu’on se croirait retourné au cœur de l’hiver. Les ampoules feraient de leur mieux pour imiter la lumière naturelle du soleil. On aurait des envies de potages aux légumes. L’annonce de la composition de l’équipe de France, en vue de l’ouverture prochaine de la coupe du monde de football, au journal télévisé de vingt heures, par le toujours très controversé Raymond Domenech, ferait oublier la clôture, à la baisse, des places boursières européennes. Entre les pages du roman de Nikos Kazantzaki, Zorba continuerait à lever son verre d’ouzo, chanter la beauté antique des femmes de son pays et danser le sirtaki. Dalida aurait bien envie de se joindre à lui. Dans les rues d’Athènes, le fantôme de Socrate traînerait son ombre, désespérant de pouvoir jamais questionner, à la lumière de sa lanterne, hommes politiques et papes de la finance, prêts à sacrifier sur l’autel du veau d’or, le colosse européen aux pieds d’argile.
Ce matin, il pleut toujours et la température a encore chuté de deux degrés. Le jardin est vert et, sans soleil, le gazon a la bonne idée de ne pas pousser trop vite. Le bougainvillier sorti voici quinze jours, à une époque où on avait recommencé à déjeuner sur la terrasse, fait grise mine.
Courage ! Encore une journée et les Saints de glace et la lune rousse seront derrière nous. Saint Pancrace, flanqué de Saint Mamert et de Saint Servais (rien que des prénoms faciles à porter !) seront partis, emportant avec eux tout risque de gel, sauf, dans certains coins impossibles de l’Alsace et de la Lorraine.
Tiens, tiens, le soleil fait une percée et le gazon se met à pousser. Si la pluie s’éloigne, elle chassera, dans la tête d’une jeune quadra, des envies récurrentes de lit douillet avec lecture d’un bon roman ou de farniente dans un canapé avec, pour compagnon de jour de mai pluvieux, Chet Baker ou Cesaria Evora.
Avec ou sans pluie, la quadra se remet à la tâche car la semaine travaillée prend fin ce soir. Tous les enfants du département sont à l’école aujourd’hui et vendredi sera férié. En fin de journée, il faudra préparer les sacs et déployer de gros efforts de concentration pour ne rien oublier. Cette fois-ci, elle se jure à elle-même qu’elle ne consacrera pas plus d’une heure aux préparatifs du départ.
Avec un peu de chance, toute la famille sera prête à larguer les amarres à vingt heures. Les enfants seront déjà en pyjama. On aura dîné d’un délicieux plat de coquillettes idéalement cuites, nappé d’une sauce tomates/basilic réussissant à s’approcher de la qualité d’un coulis maison réalisé avec des produits de saison. Le coffre sera rempli, mais sans excès. Il ne s’agit ni d’une semaine à la montagne ni de quinze jours de vacances au bord de la mer. Les enfants seront tout excités à l’idée de retrouver leurs grands-parents paternels. Si excités, qu’après deux heures de route et malgré la nuit noire, ils auront toutes les peines du monde à trouver le sommeil. A peine installée dans la voiture, l’aînée aura réclamé « un soir de pluie », la cadette « thriller » et le benjamin, « la chanson de Shrek », c’est à dire « funky town ».
Au volant de sa voiture, un papa songera au dernier opus des aventures de Shrek dont la sortie sur les écrans est imminente et qu’il sera heureux d’aller voir avec ses enfants. La grosse tête verte de l’ogre gentil servira momentanément de repoussoir à la somme de travail qui l’attend vendredi. La maman, quant à elle, cessera de croire qu’elle a oublié d’éteindre la lumière dans la salle de bains, que le poisson rouge ne résistera pas à quatre jours pleins de jeûne et fermera son esprit à une évaluation qui l’attend la semaine prochaine. Ce n’est qu’une petite heure avant d’arriver à bon port que le marchand de sable aura eu raison de l’excitation des enfants.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner