Chronique d’un lundi tempétueux

Lundi, le vent souffle encore avec force sur le plateau où il s’engouffre tel le Mistral dans le couloir rhodanien. Quand, avant sept heures, avec Céleste, j’ai emprunté la petite route qui rejoint la départementale, je n’ai pas trouvé beaucoup de branches tombées. Je me suis demandée où les chevreuils s’abritaient. Hier, en dépit de la tempête, le quinze de France rencontrait l’équipe d’Italie. Victoire qui se passionne pour l’ovalie depuis qu’elle est enfant était au stade avec son papa. Ils étaient assis au troisième rang et la chaleur humaine faisait oublier les rafales de vent.

Victoire passe une semaine à Paris. Elle est accueillie par un ami de longue date de ma soeur, Teddy, qui dirige une école de stylisme. Victoire sera entre d’excellentes mains et va beaucoup apprendre. Elle est heureuse de partager ce temps entre son papa d’un côté et sa tante et ses trois cousins de l’autre. Louis, lui, est rentré épuisé de son séjour en Auvergne. Avec le manque de neige, les professeurs ont été contraints d’aménager les activités: pas de raquettes ou de sortie en chien de traîneau mais plus de randonnées et du cani-rando. Les sommets pelés n’ont pas empêché les skieurs en herbe de réaliser des progrès fulgurants et de décrocher des étoiles. Les séjours scolaires sont toujours l’occasion pour les élèves et leurs professeurs de se découvrir sous d’autres aspects et d’être dans la liberté de leur vraie nature. Louis s’est beaucoup amusé de ce que les professeurs reprenaient à tue-tête les chants entonnés par les élèves dans les trajets en car.

Louis a laissé sa serviette de toilette dans la salle de bains, perdu une partie de son argent de poche et donné à des amis les enveloppes timbrées que j’avais préparées pour sa grand-mère, sa mamie et son cousin Valentin. Dans son sac à dos, j’ai retrouvé des tranches de cervelas écrasées, heureusement encore emballées dans du papier film, des tomates cerises dans leur boite d’origine, deux yaourts à boire à la framboise et du pain dur. Il faut bien que jeunesse se passe…

Hier, avec Céleste, les devoirs faits, tandis que Louis prenait un bain moussant, nous nous sommes installées côte à côte sur le canapé de la mezzanine et avons suivi les deux derniers épisodes de la première saison de « Miss Fisher ». Miss Fisher est une détective privée vivant en Australie, à Melbourne, dans les années 20. Disposant d’une grande fortune, elle n’a pas besoin de gagner sa vie ou de chercher un mari. Femme résolument libre, elle habite une grande maison avec sa femme de chambre, une petite protégée qu’elle aime comme sa fille et son fidèle buttler.

Quand Victoire était plus jeune, nous avons suivi tous les épisodes des treize saisons des Hercule Poirot. Le détective belge était incarné par David Suchet. Sur les conseils de ma soeur, j’ai regardé, à la fin de l’automne, l’adaptation que la BBC avait faite d’une aventure d’Hercule Poirot « ABC contre Poirot ». Dans cette série, on découvre un Hercule Poirot vieillissant qui n’a plus ses entrées à Scotland Yard et vit chichement. C’est John Malkovich dont le Français est remarquable (il a longtemps vécu en Provence) qui campe le personnage. Les scénaristes ont voulu savoir qui était Hercule Poirot avant de venir exercer le métier de détective à Londres. C’est le passé de l’homme aux moustaches éternellement noires qui se fait jour. Un passé terrible. L’ambiance de la série est sombre, poisseuse. On en sort avec un profond sentiment de mal-être. Si John Malkovitch est remarquable, David Suchet demeure pour moi l’acteur ayant le mieux su faire exister Poirot. Je ne me suis jamais lassée de le voir avancer à petits pas comptés comme une geisha entravée par son kimono sanglé dans un costume impeccable et vantant les mérites de ses petites cellules grises.

Un beau soleil éclaire les champs que le vent violent a séchés. Hier soir, grâce au Télégramme, j’ai regardé des images de l’île de Sein prises avec une webcam. On ne voyait rien d’autre que la lumière des phares éclairant la nuit noire. Hier, j’ai renoué avec mon âme de gardienne d’Ar-Men. La maison craquait, vibrait sous la poussée du vent. Je me sentais comme Jean-Pierre Abraham, le célèbre gardien d’Ar-Men. J’imaginais les vagues venant se jeter sur les hauts murs comme les fous de bassan sur la lumière du phare. Je pensais au courage fou de ces hommes ayant sorti du ventre bouillonnant de l’océan cet enfer. L’automatisation des phares m’a rendue triste. C’était assez merveilleux de penser que nos côtes étaient sous la protection d’hommes vivant dans des tours au milieu de l’océan. Sans vie, sans chauffage, sans but, les grands géants se dégradent. Que deviendront-ils? Les laissera-t-on mourir tout à fait et être finalement vaincus, engloutis par ses flots qu’ils auront combattus avec vaillance toute au long de leur vie?

Hier soir, tandis que la maison gémissait sous la poussée du vent, que, dans leur chambre, Céleste et Louis devaient regarder des vidéos sur leur portable et que Fantôme sommeillait sur son canapé rouge, la tête posée sur l’accoudoir, j’étais emmitouflée dans une couverture en polaire sentant bon le Soupline « Grand air ». Depuis le canapé de la mezzanine, avec mon ordinateur sur les genoux, je suivais le documentaire consacré au certainement futur roi d’Arabie Saoudite, le redoutable prince héritier Mohammed Ben Salmane et réalisé par Antoine Vitkine. C’était terrible de voir si bien se dessiner le portait d’un millènium réformateur mais surtout violent et populiste. La manière dont il avait ouvertement tancée Barack Obama alors que ce dernier exprimait le ressenti occidental face aux atteintes répétées aux droits de l’homme lui offrant de lui donner un cours de droit saoudien en disait long sur la personnalité du prince héritier! J’avais été très choquée par l’arrestation du Premier Ministre libanais et bien plus encore par l’assassinat odieux de Jamal Khashoggi à Istanbul. Au fil du documentaire, j’apprenais que MBS avait fait séquestré les représentants des familles les plus puissantes d’Arabie et les avaient libérés contre rançon. L’argent avait servi à renflouer les caisses du pays! Je me demandais ce qu’aurait pensé cette éminence grise qui m’a si gentiment éclairée s’agissant de la guerre en Syrie de ce documentaire. Il est souvent à Riyad. Est-ce que MBS réussira à doter son pays d’une économie de services modernes allant de pair avec le développement du numérique? C’est ce qui est au coeur du projet Vision 2030. MBS est un authentique despote qui sait que son avenir tient à sa capacité à négocier l’après or noir et à continuer à acheter l’appui des grandes puissances occidentales. Rien ne dit qu’un jour prochain, il ne tournera pas le dos à son allié historique contre l’Iran, les Etats-Unis, et n’ira pas faire les yeux doux à un autre grand despote: Poutine!

https://www.france.tv/france-5/le-monde-en-face/1208647-mbs-prince-d-arabie.html

Plus j’avance en âge et plus je me sens désireuse de partager mon existence entre Paris qui ne dort jamais et un lieu à la périphérie du monde comme une île du Finistère ou un coin du Queyras. J’aurais aimé être gardienne d’un enfer ou d’un refuge. Je pense que le refuge en montagne aurait mieux correspondu à mon besoin de partage et de mouvement. Dans un phare, j’aurais fini par me sentir enfermée. Par ailleurs, les odeurs de fioul, d’humidité et de poisson auraient été difficiles à supporter. Dans un refuge, en hiver comme en été, j’aurais rencontré des skieurs ou des marcheurs venant du monde entier. Je leur aurais préparé des repas à la fois simples, consistants et colorés. Aux beaux jours, j’aurais mis les couettes et les housses de couette en plein soleil pour qu’elles se gorgent des odeurs de la nature. J’aurais fait des tartes aux myrtilles. J’aurais appris à sentir le temps changer, à repérer des randonneurs en difficultés et à savoir donner l’alerte. Le soir, au coin du feu, nous aurions partagé nos souvenirs et j’aurais pu me mettre à jouer de l’accordéon.

C’est notre père qui m’a fait aimer cet instrument. Il avait beaucoup d’admiration pour Yvette Horner. Mon mari m’a offert une guitare classique mais, à ce jour, je n’ai encore jamais trouvé le temps d’apprendre à en jouer. Ce que je trouve merveilleux avec l’accordéon, c’est qu’à lui tout seul, il recrée la vie dans toute la palette des émotions. Quand j’habitais Paris, j’adorais quand des musiciens, souvent des Roms, entraient dans un wagon et que l’un d’entre eux avait un accordéon. Cet instrument est très présent dans le tango. Il raconte la vie et la mort, la joie et la souffrance, l’amour et la séparation. Vendredi soir, avec les filles et Pauline, l’une de mes trois filleules, nous assistions à un spectacle absolument fabuleux: les fouteurs de joie. Un groupe de cinq musiciens, chanteurs, compositeurs et danseurs qui emporte les spectateurs dans une ronde trépidante. Je n’avais encore jamais entendu Stéphane et les filles rire autant. Chez les fouteurs de joie, on retrouve un peu de Brel, de Barbara et du Prévert. S’ils passent chez vous (ils sont à Paris une date par mois jusqu’en juin au café de la danse, près de Bastille) allez-les voir.

https://www.youtube.com/watch?v=vVGvyClQh-Q

Ciara s’éloigne. Les côtes et les terres vont panser leurs blessures. Fantôme m’attend pour une nouvelle promenade à travers champs. Bonne semaine!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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