Chronique d’un orage en Haute-Corse (plage de l’Ostriconi)

 

Début juillet, en Haute-Corse (ne jamais dire Corse du Nord !), une famille aborde la plage de l’Ostriconi. Ils étaient venus un après-midi à la Toussaint. L’endroit était désert. Là, ils ont du mal à manœuvrer entre les gros quatre-quatre et la baraque à frites. Le ciel, déjà très gris, prend des couleurs d’encre de Chine. L’activité orageuse est exceptionnelle en ce début d’été. Elle menace la sécurité des randonneurs et les opérations de sauvetage sont quotidiennes. A la faveur d’un orage violent, le niveau de l’eau monte vite, très vite dans les rivières encaissées, et les vagues arrivent à emporter les ponts obligeant les sapeurs-pompiers à installer des tyroliennes pour secourir des familles parties en tongs, sans k way ni eau ni en-cas, parfois, contre l’interdiction de ceux qui sont à l’entrée des parcs et sans écouter les bulletins météorologiques !

Alors que les deux voitures se garent, toutes les autres repartent. Ils sont Bretons, un peu quand même, et ils ne vont pas se laisser impressionner par ce ciel plombé et cette vague de touristes qui quitte les lieux assez précipitamment. Alors, les enfants, la brochette des cinq cousins dont l’âge va de bientôt 13 ans à 5 ans et demi, se laisse dévaler dans le sentier bordé par des rangées d’eucalyptus qui rappellent à la maman de trois des souvenirs de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande et les parcs naturels du Chili. On passe devant une ancienne bergerie qui ferait une maison de vacances idéale avec lampes tempête le soir pour éclairer la grande table en bois de la terrasse couverte et douche en plein air avec eau douce recueillie dans une citerne, bref, une maison comme celle à laquelle sont attachés tant de merveilleux moments d’une tranche de quatre années d’enfance en Martinique.

Une maison dans laquelle les hommes refermaient sur eux la porte de la cuisine pour y concocter des plats délicieux, les femmes se laissaient lascivement balancer dans des hamacs en toile écru, les enfants jouaient, la nuit tombée, sur des matelas de fortune avec des piles usagées qu’ils faisaient tenir en équilibre sur la plante de leurs pieds tendus en direction du plafond, les insectes venaient se brûler les ailes à la flamme des lampes à pétrole, les homards grillaient sur des barbecues de fortune, les chèvres laissaient derrière elles des crottes plus petites que des olives niçoises, les nuits étaient plus bruyantes que les jours et les adultes riaient tard libérés momentanément de leurs angoisses et de leurs tensions. Inutile de préciser que le rhum blanc uni à un trait de sirop de canne et mouillé de citron vert et le rhum vieux à la couleur ambrée jouaient à merveille leurs rôles d’anxiolytiques naturels, voire d’anti dépresseurs pour certains. Alors, si les réveils étaient durs et que des migraines réveillaient les araignées, on avait tout oublié le temps d’une soirée et, sur la grande plage des Salines, on se remettait vite !

La terre est rouge, argileuse. On enjambe un pont au-dessus d’un marais. Les moustiques pullulent entre les roseaux. L’endroit est aussi sauvage que peu hospitalier, un peu comme certaines forêts en Colombie britannique, des lieux charmants où après 12 heures de marche avec un sac à dos chargé pour 10 jours sans ravitaillement, on arrive enfin à trouver un bout de terre sans racines pour planter la tente, un arbre pour suspendre son sac à dos, du bois pour faire un feu, un lac à l’eau noire que n’éclaire aucune lune, dans lequel, nue comme au premier jour, on avance pour se rafraîchir et dans lequel on glisse paniquée après qu’un poisson vous ait happé le bout du pouce…

Ambiance, ambiance digne d’un Blair witch que vous regrettez maintenant si amèrement d’avoir vu avant de partir en voyage. Mais, il est trop tard pour faire comme si vous n’aviez pas peur qu’un rodeur vienne découper votre tente avec un couteau de chasse encore rouge du sang de cet ours brun ou grizzly et espérer que votre mari, plus cueilleur que chasseur, saura vous défendre avec sa bombe surdosée en poivre, son bear spray, qui ne le quitte pas, pas plus que ces clochettes suspendues à vos sacs à dos pour avertir les ours de votre présence et ne pas avoir à vous rappeler les conseils du Lonely Planet sur la bonne marche à adopter en cas d’attaque et après avoir réussi à identifier quel type d’ours se tenait face à vous et vous soufflait son haleine chaude au visage…

Ils arrivent sur la plage. En temps normal, des vaches s’y promènent. Des éclairs zèbrent le ciel. Un voilier se dessine devant la ligne d’horizon. Ils passent devant la guérite en bois clair des sapeurs-pompiers. Dans une eau sombre, des gens se baignent encore. On s’installe près de morceaux de bois flotté. Ils feront office de banc pour le pique-nique. Comme toujours, les enfants sont affamés et on leur tend un paquet de chips au goût barbecue qu’ils emportent avec eux du côté d’un étang, derrière les dunes. Le sable est aussi doux qu’aux Salines ou sur la grande plage de l’île Tudy, dans le Finistère sud…bien sûr, et sa sœur et son mari ne tardent jamais à le lui rappeler, la comparaison s’arrête à la qualité exceptionnelle du sable qu’elle fait glisser entre les doigts de ses mains, car, dans le Finistère sud, l’océan est imbaignable alors qu’en Haute-Corse ou en Martinique, les bains de mer sont un délice ! Et vlan, encore un coup de griffe donné à sa bretonnitude !

Elle pose sur le dessus de la glacière, celle qui a sa place réservée sur le zodiac, de quoi satisfaire les appétits les plus voraces et s’agissant de numéro trois, il faut compter large ! Mais, quand tout est sorti, la pluie crible le sable d’impacts, l’orage se met à gronder, les éclairs déchirent le ciel et certains sont si impressionnants que cela rappelle la pochette de l’album mythique de Dire Straits « Love over gold ». Les hommes en rouge courent au bord de l ‘eau et font sortir une poignée de nageurs. Le drapeau rouge est hissé au-dessus de la guérite et ceux qui avaient voulu braver les éléments y trouvent refuge. Numéro un est paniquée et elle pleure à chaudes larmes. L’un des jeunes sauveteurs en mer, un adepte du triathlon s’empresse de la rassurer et l’enveloppe dans une grande serviette. Les autres enfants, tous enrubannés dans des draps de bain, assistent au spectacle donné par l’orage. Au loin, le voilier ressemble à une coquille de noix. L’équipage a jeté l’ancre et, dans la cabine, attend que le gros temps passe. La mer est très formée. Le ciel est d’un bleu noir déchiré par des éclairs magnifiques. Gianni, le senior de la bande, tailleur de pierre, offre un thé au citron aux réfugiés de la plage. Ce thé est si bon même s’il s’agit d’un sachet de Lipton. C’est le contexte qui lui donne ce goût unique ! Les trois filles ne semblent pas insensibles aux charmes des sauveteurs junior, dont les silhouettes athlétiques et les larges sourires rassurent. Depuis la route escarpée, on entend des ambulances.

 

En Corse comme en Martinique, on ne sait jamais si les montagnes naissent ou meurent sur les rivages. Les orages aussi subits que violents sont pour l’homme le moment de prendre la mesure de la toute puissance des éléments naturels. Chaque éclair qui ouvre le ciel en deux est une gifle administrée à Descartes. La pluie se calme. Le vent faiblit. La famille sort de la guérite à l’odeur forte de pin. Le sable est humide. On décide de rentrer. Des flaques d’eau rouge se sont formées sur le chemin. Les moustiques font bombance depuis la peau de leurs épaules ou de leurs cuisses. Les enfants, comme à l’aller, font la course en tête. Elle, elle se concentre sur les odeurs que la pluie exhale : les immortelles, la myrte, l’eucalyptus et la terre. Elle a toujours aimé les orages. Quand elle habitait Paris, elle adorait, les soirs d’août, quand la chaleur finissait dans un orage, arpenter les rues, sauter à pieds joints dans les flaques d’eau. Elle renouait avec les pluies tropicales de l’enfance.

Elle en était sûre : quand ils arrivent aux voitures, le soleil sort de sa cachette. Les nuages filent. L’orage n’est plus qu’un souvenir, un souvenir cruel et douloureux car, sur la route, toute à l’heure, quand, ils étaient à l’abri, une jeune conductrice originaire de Monticello a perdu le contrôle de sa voiture qui a glissé et est allée percuter un poids lourd. Elle est morte sur le coup emportant avec elle l’enfant qu’elle portait dans la chaleur de son ventre qui aurait libéré une vie pour la première fois.

Avant l’arrivée de mon premier patient, je me suis promenée dans les archives du blog comme on se promène entre les rayons d’une bibliothèque universitaire, les allées d’un parc à la fin de l’été, comme on ouvre une vieille malle en osier pour en exhumer des bouts d’enfance. J’ai relu ce texte, cinq ans après l’avoir écrit. La rentrée est passée. Les enfants sont en ordre de marche et, déjà, les réveils sont durs. Quelques goutes timides sont tombés sur le velux. Le plateau est grillé par la canicule. En fin de nuit, Céleste et moi, sur le chemin de la place de la gare où elle prend son bus, nous prenons le temps d’admirer les silhouettes d’un couple de chevreuils. Non loin d’eux, un chat essaie de chasser des corbeaux. Cinq ans après, notre Céleste, la petite fille qui pleurait à chaudes larmes sur la plage et avait vu en Giani son sauveur, est toujours terrorisée par l’orage. Elle a uni en elle la violence de l’orage et la mort de la jeune conductrice. Espérons que cela finisse par lui passer.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner