Chronique des beignets d’une grand-mère disparue

Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de notre grand-mère maternelle morte quelques mois après la naissance de notre troisième enfant, en juin 2008. Elle avait 90 ans et n’était pas du tout prête à partir. Elle aspirait à voir encore ses arrière-petits-enfants grandir. Je n’ai pas appelé ma mère. D’habitude, je le fais mais, en ce moment, le coronavirus se dresse entre nous. Je réalise que je n’ai jamais connu la date de naissance de notre grand-mère paternelle décédée peu de temps avant le mariage de nos parents. Je ressors cette chronique écrite en 2015 pour rendre hommage à une grand-mère qui nous a tendrement aimées ma soeur et moi. Plus j’avance en âge et plus, physiquement, je lui ressemble. Elle a été pour nous un exemple de femme libre, indépendante (par la force des choses), artiste, sportive et résolument moderne. Elle était aussi d’une possessivité extrême, capable de colères redoutables et désireuse de tout maîtriser. Seules les guerres et les évènements tragiques peuvent façonner des êtres de cette veine.

Nous avons tous des souvenirs émus de plats ou de desserts que des proches aujourd’hui disparus préparaient pour nous. Nous avons tous essayé de refaire ces plats ou ces desserts et tous nous avons constaté qu’ils n’avaient plus le même goût. Leur goût unique s’est volatilisé en même temps que ceux qui nous les préparaient. Ces plats, ces desserts avaient un parfum inimitable, celui de cette affection qui nous unissait à ceux, ces êtres chers, qui nous donnaient amour et temps en cuisinant pour nous. A la mort de notre père, sont partis les tians préparés dans le Gard avec les légumes gorgés de soleil achetés au marché, la tarte aux pommes aussi fine qu’une crêpe dentelle et la tarte au chocolat de nos anniversaires qui fondait dans la bouche. A la mort de notre grand-mère se sont envolés les pâtés faits avec des restes de viande hachée, les lapins accommodés de mille et une manière : à la provençale, à la moutarde, à la diable, à la va-vite mais toujours délicieux et les beignets ! Notre grand-mère a sans doute fait dans sa vie autant de beignets que je pense faire de crêpes. D’ailleurs, tandis que j’écris ces lignes flotte dans l’air l’odeur des crêpes. Ma fille du milieu, notre numéro deux, m’a passé commande hier d’une trentaine de crêpes pour ses camarades de classe car sa maîtresse a la bonne idée de fêter mardi-gras.

Les crêpes sont dissimulées sous une grande feuille de papier aluminium. Je sais qu’il faut les garder de la tentation qu’elle représente pour certains membres de la famille. Je sais déjà que lorsque Louis va passer la porte d’entrée, il va s’écrier : « chouette ! Ca sent les crêpes ! Tu as fait des crêpes maman ? » Quand je lui dirai que les crêpes ne sont pas pour lui mais pour sa sœur et ses petits copains de classe, ce sera la révolution et je me verrai arracher la promesse d’en refaire dès demain !

 

Donc, demain, c’est mardi-gras et je n’aurai pas la joie de croquer dans l’un des beignets de ma grand-mère. Pour me faire plaisir, ma mère a essayé plusieurs fois de me faire des beignets. Elle a utilisé exactement la même recette, y a mis la même dose d’amour mais ce n’était pas les beignets de ma grand-mère…Ce n’était pas ma grand-mère qui les avait préparés.

Je me rappelle, dans un magasin de lunettes à Ile-Rousse, en Haute-Corse, l’émotion de la jeune femme qui le tenait. Elle était lyonnaise. Elle était venue vivre sur l’île car son mari, sapeur-pompier professionnel, y travaillait et y avait toute sa famille. Elle venait d’apprendre la mort de l’une de ses grands-mères. Ma mémoire a oublié s’il s’agissait de sa grand-mère maternelle ou paternelle mais ce dont je me souviens parfaitement, c’est que, la voix brisée par le chagrin, elle nous avait dit : « je ne mangerai plus jamais les pigeons aux petits-pois frais et aux lardons de ma grand-mère ». Et bien, je ne mangerai plus jamais les beignets de ma grand-mère ! J’ai fait des beignets de ma grand-mère, une histoire que je vous livre comme cadeau de mardi-gras. Prenons le temps de savourer toutes les bonnes choses que ceux que nous aimons concoctent pour nous car, un jour, ceux que nous aimons s’en vont emportant avec eux tous ces petits trésors que la mémoire du bout de notre langue ne parvient plus à restituer.

Petite fille, elle adorait se réfugier dans l’appartement de son arrière-grand-mère. Sa grand-mère y vivait également. C’était au quatrième étage d’un immeuble typiquement haussmannien, à quelques minutes du parc Monceau. Son arrière-grand-père en avait fait l’acquisition, à la fin de la seconde guerre mondiale, alors qu’il avait pris sa retraite de proviseur de lycée. Sa mère la confiait à la garde de ses deux aînées et pouvait, l’espace de quelques heures, retrouver la liberté volée par une enfant de cinq ans, très dynamique et refusant, catégoriquement, de fréquenter une école maternelle où les plus jeunes étaient condamnés à la sieste obligatoire tous les après-midi. Si l’école se résumait à une sorte de dortoir, aucune raison d’y aller. Cette petite-fille, pleine de vie et d’imagination, aimait découper ses robes, ses cheveux et dessiner sur les murs.

Bénéficiant du statut quasi-sacré de première arrière-petite-fille, première petite-fille, première fille, elle était très choyée et peu grondée. Son arrière-grand-mère approchait, à pas comptés, des quatre-vingt dix ans. Une cane en bois exotique ne quittait jamais le périmètre proche de son fauteuil. Même si elle portait une paire de confortables pantoufles pour soulager ses pauvres pieds gonflés, elle était toujours élégante. Sa fille y veillait. La plupart du temps, elle était assise près de l’une des fenêtres du salon, dans un confortable fauteuil de facture provençale. Telle une plante verte, elle cherchait la lumière et le soleil.

 

La petite fille aimait ces après-midi passées au quatrième étage, dans la chaleur complice de ces deux femmes. Pour le goûter, sa grand-mère confectionnait de délicieux beignets de carnaval. On les dégustait douze mois dans l’année. Elle avait d’autant plus de plaisir à les manger que sa grand-mère l’associait à leur préparation. Elle entraînait sa petite fille dans la cuisine qui était étroite et donnait sur une cour intérieure. On n’y accédait en passant par une sorte de vestibule servant à entreposer réserves et articles ménagers. Ca sentait bon, un mélange d’odeurs de poires, de cire et de vieilles eaux de vie. Sa grand-mère ceignait un tablier très étroit autour de sa taille fine. Il y en avait aussi un pour elle. Il était bleu avec des pommes rouges. Par la magie de ce tablier, elle se sentait grandir. Sa grand-mère sortait une sorte de vieux récipient, en plastique épais, d’un beige jaune opaque. Elle ne suivait aucune recette. Elle ne possédait pas de livre de cuisine. C’était la reine du pifomètre. Elle mélangeait farine, sucre et sel. Elle creusait un puits dans lequel elle faisait tomber des œufs entiers, de l’huile. Elle commençait à mélanger, puis incorporait du lait en petite quantité et un demi sachet de levure alsacienne. Elle tournait jusqu’à obtenir une belle pâte à la fois souple et ferme. Elle farinait la table et étalait la pâte, pas trop finement car, sinon, il devenait tout à fait impossible de la décoller. Elle partait en lambeaux.

Souvenirs pRéaliser cette pâte n’avait pas pris plus de quelques minutes. Puis, venait ce moment que la petite fille attendait avec une impatience heureuse, celui où sa grand-mère lui tendait un ustensile magique. Il s’agissait d’une roulette en bois avec laquelle elle réalisait de beaux rectangles tout dentelés. Les larges bandes de pâte s’étiraient toujours davantage quand elle voulait les donner à sa grand-mère qui les précipitait dans un bain d’huile frissonnante. Ils gonflaient, atteignaient une belle couleur dorée. Avant qu’ils ne brunissent, sa grand-mère, armée d’une écumoire en inox, les arrachait à l’huile brûlante. Elle les plaçait sur un matelas douillet constitué de plusieurs feuilles de papier absorbant. Enfin, elle demandait à la petite fille de saupoudrer de sucre glace, avec générosité, la belle peau dorée des beignets. Le sucre glace formait des petits nuages sucrés au-dessus de la table de la cuisine. Encore chauds, les beignets étaient divins. Par un mystère demeuré entier, la cuisine ne dégageait pas une abominable odeur d’huile calcinée. Une fois qu’elle avait commencé à en manger un, il fallait qu’elle soit à la limite de la saturation pour s’arrêter. C’était la même histoire avec les sablés.

La peau du ventre tendue à son maximum, du sucre glace sur les joues et dans les cheveux, les doigts légèrement poisseux, la petite fille aimait se promener dans l’appartement de ses arrières grands-parents et, surtout, venir en aide à son arrière grand-mère. La fenêtre de sa chambre donnait sur la cour de l’immeuble. Dés le retour des beaux jours, des géraniums s’épanouissaient dans les jardinières.  La lumière y entrait généreusement, hiver comme été. Son arrière grand-mère possédait un grand nombre de chapeaux, qu’autrefois, elle arrangeait elle-même, au gré de ses envies et des occasions. Il suffisait de fixer une épingle de couleur, une fleur, un oiseau, des plumes ou un bout de voilette et le tour était joué. Comme sa vue avait considérablement baissé mais qu’elle continuait à aimer coudre, elle demandait à la petite fille de lui préparer des aiguilles. Elle se mettait près de la fenêtre et, avec le sérieux propre aux jeunes enfants, passait le fil dans le chat des aiguilles. Ensuite, elle les piquait dans un bout de feutrine grenat avant de ranger le tout dans la boite à couture.

Il arrivait aussi que son arrière grand-mère lui tende une pince à épiler et la prie de lui retirer, dans le cou ou sur le menton, ces quelques petits poils blancs qu’elle sentait sous le doigt et qui l’agaçaient tant. Parfois, ils étaient si petits, si transparents que la petite fille avait du mal à les enlever. Quand, enfin, elle réussissait à avoir raison du poil récalcitrant, elle l’exhibait, fièrement. Son arrière grand-mère la félicitait et, pour la récompenser, lui offrait de ranger toutes les bobines de fils de la boite à couture. Pour les atteindre, il fallait commencer par enlever le premier étage qui contenait les aiguilles, les boutons, les pressions, les épingles de nourrice, des bouts de craie pour marquer les tissus, deux dés et un mètre de couturière. Elle sortait toutes les bobines de fils et les posait sur le dessus du lit de son arrière grand-mère. Elle les alignait par couleur. Certains jours, elle allait du plus clair vers le plus foncé. A d’autres, elle partait du plus foncé pour aller vers le plus clair. Quand elle avait fini, elle était satisfaite du résultat. Cela lui faisait penser à ces magnifiques boites de crayons de couleurs qu’elle admirait dans la vitrine du papetier de la rue de Courcelles. Les camaïeux obtenus à partir des mélanges, entre elles, des couleurs primaires la fascinaient.  Elle rêvait, qu’une année, le père Noël en dépose une sous le sapin. Elle aurait passé des heures, non pas à dessiner, mais à ranger encore et encore les beaux crayons de couleurs.

Elle avait huit ans quand son arrière grand-mère est morte. Elle se rappelle avoir été lui rendre visite à l’hôpital. Elle était calme, attentive aux autres. Sa résignation, face à la mort, n’avait rien d’amère. Elle avait eu une vie conforme à ce qu’elle en avait espéré. Elle pouvait partir. Elle revoit sa belle chevelure aux mèches blanches et souples. Sa sœur glissait, dans le creux de sa main, des grains de raisin blanc. On entendait les grains éclater entre ses dents.

 

 

L’appartement a été vendu. C’est un cousin germain de sa mère dont la femme avait de l’argent à placer qui l’a acheter. Elle n’y est presque jamais retournée. Viscéralement attachée à cet immeuble, sa grand-mère s’est laissée glisser du quatrième au rez-de-chaussée, avant de partir vivre près de sa fille, en région parisienne et, dés lors, se considérer comme morte. Très longtemps, encore, elle a continué à préparer de délicieux beignets. A sa mort, sa petite-fille a hérité de la fameuse roulette en bois clair, aux bords dentelés. Elle n’a jamais essayé de réaliser des beignets. Elle a l’odeur de l’huile chaude en horreur (plus elle vieillit et plus elle devient intolérante à certaines odeurs comme sa grand-mère) et elle sait que, dans tous les cas, ils ne seraient jamais aussi bons. C’est un goût oublié, un bout de paradis perdu.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner