Chronique d’un voyage revisité après la lecture des nouvelles de Sylvain Tesson

 

IMG_20150207_105441.jpgUn soir de septembre 1997, je poussais la porte de l’appartement d’une amie d’enfance. Depuis la Martinique, nous étions restées fidèles l’une à l’autre en dépit de crises mémorables. Mettez une soupe au lait face à une susceptible et cela vous donnera deux amies capables de passer la moitié de leurs vacances fâchées ! Deux tempéraments qui ne peuvent fonctionner que sur une amitié sincère et la volonté, pour l’une, de ne pas se laisser aller à prononcer des mots qui dépassent de très loin sa pensée et, chez la seconde, celle de considérer que la violence verbale ne reflète pas les sentiments profonds de la première. Un soir de septembre, dans une grande robe légère qui flottait au vent, je poussais la porte de l’appartement de cette amie. Je ne savais pas que ce soir-là, mon destin se scellait. Je ferais la connaissance de celui qui serait enfin assez fou ou courageux pour vouloir me prendre pour femme. Mon père mourrait dans moins de deux ans et, sur les cendres encore chaudes de son corps, nous nous marierions.

 

the_sahara_photos1.jpgL’appartement se situait au pied du Sacré-Cœur. C’était une de ces nuits de septembre encore pleine d’été. L’homme qui me faisait face, profitant de l’une de mes respirations, me demanda tout à trac si je pourrais faire un tour du monde et si je pourrais adopter un enfant. Bien que très surprise par ces questions que personne avant lui ne m’avait jamais posées, je m’entendais répondre par l’affirmative. Dans l’absolu, un grand voyage me tentait mais avec une thèse à finir, une vie enfin sédentarisée (après 18 ans de nomadisme) dans une ville qui nourrissait ma curiosité et étanchait à la fois ma soif de rencontres et mon désir ardent de plonger, à ma guise, dans l’anonymat le plus total, je me voyais continuer de splendides voyages immobiles bien accrochée aux sacs à dos d’écrivains-voyageurs dont j’étais prête à partager des nuits inoubliables dans le désert du Sahara ou le désert du Gobi le tout depuis, par exemple, le lit de l’un de mes nombreux points de chute parisiens dont l’unique fenêtre donnait sur l’ancienne prison des femmes, rue de la Roquette.

 

Tour du monde 006.jpgJ’avais adoré les aventures d’Alexandra David- Neel marchant, travestie en homme, de la Chine à l’Inde en passant par le Tibet. Je m’étais amusée à entrer dans l’esprit et le corps d’Henry de Monfreid et de ses aventures était née une attirance forte pour la mer rouge, le Yémen, et Aden. J’avais adoré les aventures de Karen Blixen au Kenya, les récits de Paul Bowles au Maroc et éprouvé cette nostalgie de l’ailleurs que ressentent les héros de Loti rentrés au pays. Je me voyais bien partir de Paris pour l’Afrique du Nord en passant par l’Espagne ou gagner la Turquie avant de mettre mes pas dans ceux de Marco Polo sur la route de la soie. Je ne pensais pas à des paysages immenses et lointains. Je songeais avant tout à des aventures humaines sur fond de dépassement de soi. Sans mon mari, je n’aurais jamais découvert la Patagonie, le désert d’Attacama, le salar d’Uyuni et la Nouvelle-Zélande. Sans mon mari, j’aurais volontiers fait l’impasse sur la Colombie britannique et les Rocheuses de l’Alberta. Sans une perspective d’escale cubaine, j’aurais volontiers sauté au-dessus de l’Amérique centrale. J’aurais aimé profité de ce que nous étions dans le nord de l’Inde, au Ladakh, pour aller au Cachemire et, ensuite, au Bengale admirer la vue sur le Kanchenjunga depuis Darjeeling. Si j’ai adoré notre retraite dans notre toute petite maison posée sur le sable et protégée par l’ombre des cocotiers à Palolem, dans l’état de Goa, presque tout à fait déserté par des troupeaux de touristes occidentaux, après les attentats du 11 septembre, j’aurais aimé faire l’expérience de l’un de ces palais de maharadjahs reconvertis en hôtels de luxe.

 

Dans l'eau.jpgPendant ce voyage, je n’ai jamais été aussi heureuse que lorsque nous étions dans un mouvement continuel, que nous marchions ou pédalions dans la durée. J’ai adoré me faire gastéropode et promener ma maison sur le dos. Tous les couples devraient vivre une expérience de cette nature avant de faire le choix d’une vie à deux. Quand, une année durant, on est volontairement sortis de sa « zone de confort », qu’on a accepté la mise en danger que constitue le fait de renoncer à ce qu’on avait au moment de partir, sans savoir ce qu’on retrouvera au retour, qu’on a été l’un pour l’autre, tour à tour, le meilleur ami et le verre de vin blanc, le confident et l’épaule, l’analyste et son divan, le frère et ses mots rassurants, le copain de régiment et ses blagues idiotes, l’amant et sa poésie alors on peut se dire que, normalement, le navire barré à deux, tiendra bon par tous les temps et, surtout par grosse mer. Un grand voyage ressemble à une vie de couple en accéléré, les enfants et la vie professionnelle en moins. Vous aurez noté que, dans ma liste exhaustive de ce que chacun devient pour l’autre durant un tel périple, j’ai placé l’amant et sa poésie en dernière place. Un voyage dans la durée et sur un mode sportif ne ressemble pas vraiment à un voyage en amoureux sur une île aux parfums d’exotisme où confort rime avec luxe et modernité avec volupté. Après 10 heures de marche dans une forêt si dense que la lumière du soleil ne passe pas la barrière du feuillage,  avoir enfin trouvé un endroit où planter péniblement sa tente au bord d’un lac à l’eau noire, dîné à la va-vite autour d’un feu après en ayant suspendu ses sacs dans les arbres pour ne pas attirer les ours ou s’être couchés à 5000 mètres d’altitude dans une tente dont la toile intérieure est couverte de givre, on ne cherche pas à revisiter le Kâma-Sûtra même si on est en Inde ! Je sens bien que je vais en décevoir certains mais, franchement, si vous voulez vous adonner aux joies de la chair, faîtes une croix sur ce type de voyage au long cours et, par dessus-tout, évitez le Canada en été ! Entre les nuées de moustiques, les ours, les serpents et les taons, on peut se sentir vaciller sur ses bases et se poser la grande question que se pose un jour tout voyageur au long cours : « quel est le sens de ce voyage ? » autrement formulé « que suis-je venue faire dans cette galère ? »

 

Tour du monde 069.jpgOn ne part jamais par hasard. On part par désir d’exotisme, pour se dépasser, se trouver ou se fuir, pour secouer ses chaînes ou se donner des raisons d’exister. En ce qui me concerne, en novembre 2000, j’ai tout quitté pour un an, pris place à bord d’un avion qui avait pour destination la ville d’Auckland dans l’île du Nord de la Nouvelle-Zélande, et frôlé deux phlébites, l’une sur le trajet Paris-Kuala Lumpur et la seconde sur le parcours Kuala Lumpur-Auckland pour que mon mari vive son rêve. Ma vraie motivation résidait dans le fait de ne pas priver celui que j’aimais de cette aventure qu’il portait en lui depuis de longues années. On n’a pas le droit d’empêcher un être de vivre son rêve et si on peut le partager, c’est encore mieux. Et puis, au retour, le teint hâlé par des mois de vie au grand air, les cuisses si musclées que vous ne pouvez plus enfiler vos jupes par les pieds, n’est-ce pas piquant, dans les dîners en ville que vous ne fréquenterez à vrai dire plus beaucoup, tandis que certains convives relatent leurs vacances à Saint-Tropez, à New-York ou leur safari au Kenya  de leur raconter comment, sur un pont suspendu au-dessus d’une rivière népalaise, vous avez senti le sang de Dawa, votre guide de haute-montagne, se glacer alors que vous croisiez une colonne de maoïstes armés réputés pour détrousser tous les Occidentaux, que vous avez traversé l’Amérique centrale en car en 36 heures, qu’ignorant de ce que vous auriez à vous acquitter de taxes aux passages de frontière, vous en étiez réduit à demander de l’argent aux autres passagers, que vous avez passé la nuit la plus hallucinante de votre vie dans un hôtel miteux à Managua, capitale du Nicaragua et connu les plages de Goa comme sans doute plus personne ne les connaîtra plus après vous : des plages uniquement fréquentées par quelques autres candidats au voyage au long cours dont de jeunes Israéliens en phase de sevrage post service militaire de trois ans investissaient et que vous étiez la seule dans la mer d’Oman à nager face au soleil levant.

 

visuelmlh14.pngJe me suis replongée dans le voyage après que mon mari et moi ayons assisté à la lecture de quatre des dix-neuf nouvelles du recueil de Sylvain Tesson « s’abandonner à vivre ». Laura, la jeune comédienne, est au nombre de ces artistes que la région Centre rémunère pour que soient lus des textes d’auteurs vivants pendant les longs mois d’hiver. Cette manifestation menacée chaque année par les coupes sombres dans les budgets se nomme « les 1000 lectures d’hiver ». Les lectures ont lieu dans des hôpitaux, des prisons, des lycées, des médiathèques ou chez des particuliers. Ce soir, pour la troisième fois, nous franchissions le seuil de la maison de Josette et Jean-Michel, deux anciens instituteurs remarquables et comédiens toujours. C’était la première fois que Stéphane, mon mari, m’accompagnait et j’étais ravie que soient lues des nouvelles de Sylvain Tesson.

 

sylvain-tesson-siberie-758197-jpg_512391.JPGJ’avais entendu que, l’été dernier, Sylvain Tesson, mu par cet appel irrépressible de la grimpe, avait escaladé après un dîner bien arrosé le chalet de ceux qui l’hébergeait. Il avait fait une terrible chute de dix mètres et se remettait petit à petit. Il disait être en phase de reconstruction. Avant cet accident couru d’avance chez un trompe la mort, un tutoyeur devant l’Eternel des limites, j’avais perdu sa trace depuis ses aventures à vélo et à pied avec Alexandre Poussin. J’avais entendu que Priscilla Telmon et lui avaient réalisé une chevauchée de 30O0 kilomètres dans les steppes d’Asie centrale. Je savais que le récit de son aventure « Dans les forêts de Sibérie » lui avait valu le prix Médicis. La lecture des nouvelles par Laura, cette jeune comédienne amoureuse du voyage et de la marche, a fait naître en moi le désir de retrouver Sylvain Tesson et de comprendre pourquoi il avait ressenti le désir, le besoin, de vivre seul six mois sur les bords gelés du lac Baïkal. Je crois que, surtout, j’étais étonnée qu’il n’ait pas eu le souhait de partager cette incroyable expérience quasi monastique avec un être cher.

 

Ar-Men.gifDans l’attente que ses livres me parviennent, mon mari et moi avons regardé le film de sa retraite sibérienne. C’est un film magnifique réalisé en collaboration avec Florence Tran. Dans cette expérience, Sylvain Tesson dit avoir cherché à éprouver le vide, le silence et la solitude. Après presque vingt ans de voyages, il voulait entreprendre un voyage immobile. Etait-il en quête d’une métamorphose intérieure ? Il voulait vivre comme Robinson mais Robinson avait survécu après un naufrage et l’arrivée de Vendredi, inespérée dans sa vie, avait redonné de l’épaisseur à son quotidien. J’étais troublée car je ne percevais pas d’intérêt réel porté à l’autre, cet autre moi, ce « je est un autre ». Il me semblait, en revanche, éprouver une tristesse. J’avais besoin de comprendre comment cet homme qui s’était frotté aux autres, à tous les autres, avait tourné le dos à l’humanisme de sa mère pour prendre la voie du nihilisme de son père. Au fil de ma quête, tandis qu’en Russie orientale, les eaux prisonnières de la glace pleuraient sous le lac Baïkal, que les rafales de vent faisaient trembler mon Ar-Men, mon bureau ouvert sur un océan de vagues céréalières, je découvrais un texte poignant qui pouvait expliquer le désanchantement de Sylvain Tesson. Ce texte a été publié dans un livre intitulé : « petit traité sur l’immensité du monde ». Il y explique qu’il a été tellement écoeuré de voir combien aux quatre coins de la planète les femmes et les hommes se réjouissaient de la naissance de fils et pleuraient celle des filles qu’il ne pouvait plus croire en l’homme et décidait de renoncer à l’humanisme. Cet humanisme que tous ceux qui l’interrogeaient sur ces voyages attendaient de lui et qui n’était qu’une façon de s’aimer soi, de se chercher soi dans le regard de l’autre et de justifier l’appel des ailleurs. Si le texte est vraiment bouleversant, je ne peux pas suivre Sylvain Tesson dans son cheminement intérieur. On ne doit jamais cesser de croire en l’homme. On doit espérer coûte que coûte. On ne doit pas perdre de vue que l’homme est bon par nature. Il suffit de regarder un bébé ou un jeune enfant pour s’en persuader. Ce sont les parents, la société, les échecs non dépassés, les chagrins ressassés, les espoirs déçus qui pervertissent l’homme. Une fois qu’on a entrepris le voyage le plus important, celui qui consiste à avoir fait au moins une fois dans sa vie le tour de soi, voyage qui libère de l’introspection et de la quête de soi dans l’autre, on peut vraiment se tourner vers l’autre, résolument, sans attente.

 

Sylvain-Tesson.-S-abandonner-a-vivre_int_carrousel_news.jpgCe voyage immobile à la lisière de la forêt n’avait pas modifié Sylvain Tesson en profondeur. Il semblait être demeuré au bord de lui-même, aux abords des autres. Comme je suis au nombre de ces incorrigibles optimistes, je lui souhaite que cet accident qui aurait pu le faire passer radicalement de l’autre côté de la rive du Styx où, déjà, sa mère l’attend, lui redonne l’empathie, la bienveillance et, qu’un jour, avec un autre que lui-même, il revienne pousser la porte de son isba et qu’à deux, ils nous livrent le récit de ce partage. Quand il aura vécu cette expérience, alors, je ne doute pas qu’il soit capable si, d’aventure, sa petite cabane connaissait la fée électricité de trouver un ami assez fou pour s’enfoncer avec lui dans la forêt et abattre un cèdre haut de trente mètres qui jettera dans la neige les poteaux électriques…Si vous voulez percer le mystère de cette histoire, je vous invite à lire « la ligne » la septième nouvelle de son recueil « s’abandonner à vivre ».

 

baikal.jpgQuand le film retraçant ses 180 jours de février à juillet sur les bords du lac Baïkal s’est terminé, je me suis tournée vers mon mari et je lui ai dit que s’il m’avait offert cette aventure je l’aurais suivi sans sourciller ! Il a souri. Il ne rit pas souvent ou alors, pour reprendre une expérience de notre petite fille du milieu, notre Victoire, il rit « dans sa petite ville intérieure ». Il a donc souri et répondu qu’il était honoré d’apprendre que j’aurais été assez aimante et curieuse pour l’accompagner dans un tel projet mais que le grand froid, la vie dans une isba fut-elle enrichie d’une banya, cela ne le tentait pas. J’étais un peu déçue. Mais comme j’ai découvert que Sylvain Tesson avait emporté dans sa bibliothèque sibérienne certains de mes auteurs de prédilection tels que les deux grands Michel : Déon et Tournier ainsi que Milan kundera, j’ai pensé qu’autour de passions littéraires communes, on pourrait s’amuser à briser ENSEMBLE la glace du lac Baïkal !

 

IMG_20150205_114909.jpgSur cette pensée, je suis allée dresser la liste exhaustive de ce que j’emporterais avec moi sur les bords gelés du Baïkal. Sylvain Tesson carburait à la Vodka et aux cigares. Une question me taraudait alors : des caisses de Bourgogne et de champagne résisteraient-elles à un hiver sibérien ?

 

vodka.jpgAnne-Lorraine Guillou-Brunner

PS: le texte de Sylvain Tesson tiré du « petit traité sur l’immensité du monde ».

sylvain-tesson-dans-les-forets-siberie_2_580305.pngJusqu’à un certain jour où le ciel s’embru­nit, je voyageais pour rencontrer les Hom­mes. À ceux qui demandaient une raison à mes brusques départs, je décrivais l’huma­nisme — cet élan sentimental qui nous porte vers nos semblables — comme présidant à tout élan vagabond. J’ajoutais que c’était pour étancher ma soif de l’Autre que je me lançais dans de longues échappées. Mes interlocu­teurs se montraient ravis de ces réponses : la référence à l’humanisme est le meilleur moyen d’endormir une conversation.

 

On m’avait enseigné que l’Homme occupait le sommet de la pyramide du Vivant. Mais l’édi­fice s’est écroulé et je me méfie à présent de lui comme d’une eau claire que les yeux croient bonne et que le gosier découvre salée. J’ai déboulonné l’Homme de mon piédestal intérieur comme on jetait Lénine au bas des socles de marbre dans les Républiques socia­listes à l’automne 91.

 

Je suis sorti des chemins humanistes, à la faveur de rencontres qui me dessillèrent les yeux et me désoperculèrent les oreilles. Lors de mes premiers voyages, je partais admirer le spectacle du monde et le rideau se leva sur l’universelle oppression de la moitié de l’huma­nité par l’autre.

 

Le wanderer que je suis redeviendra huma­niste lorsque cessera la suprématie du mâle. Il souffre à chaque instant de se heurter où qu’il porte ses pas (aux rares exceptions des pays scandinaves, de certaines vallées himalayennes et des jungles primaires) à la toute-puissance de la testostérone. Il lui semble que l’humanité a érigé en divinité le mauvais chromosome. Il entend des cris de joie dans les maisons berbè­res saluant la naissance d’un garçon et des lamentations si c’est une fille. Il a traversé des villages dans les campagnes de Chine où les mères se pendent si elles enfantent une fille. Il a vu en Inde, où il manque cinquante millions de femmes, le visage des victimes qu’on a tenté de brûler. Il a lu dans le Coran — ce bégaiement paniqué de berger hagard — le mépris ruisselant de stupidité dans lequel est tenue la femme. Il sait qu’en Europe, autour de lui, sous ses yeux, la situation n’est pas plus heureuse. Dans les champs tropicaux qu’il a traversés, il n’a sou­vent vu que la silhouette des femmes affairées aux moissons pendant que les hommes s’adon­naient à cette occupation qui tient en haleine, chaque jour des milliards d’entre eux : suivre l’ombre d’un arbre au fur et à mesure que le soleil se déplace dans le ciel. Dans des pays de sable et de soleil, il a partagé des dîners à la table du maître de maison pendant que la mère de famille se nourrissait par terre de ce qu’on lui laissait. Il a rencontré des familles composées de petits garçons gras comme des poussahs entourés de fillettes aux côtes saillantes. Il a col­lecté dans ses carnets de notes quelques prover­bes hideux :

 

Quand la fille naît, même les murs pleurent (Roumanie).

 Une fille donne .autant de soucis qu’un trou peau de mille bêtes (Tibet).

 Instruire une femme, c’est mettre un couteau entre les mains d’un singe (Inde).

 La femme est la porte principale de l’enfer (Inde).

 La femme que Dieu comble de bonheur est celle qui meurt avant son mari (monde arabe).

 Merci, mon Dieu, de ne pas m’avoir fait naître femme (monde juif).

 

Et c’est ainsi que, malgré lui, il a perdu son humanisme. Il ne comprend pas pourquoi l’humanité se rend coupable d’un gynocide per­manent (dont les victimes n’ont même pas, elles, le baume du devoir de mémoire) et ne voit pas pourquoi il lui faudrait aimer ou respecter cette humanité-là. Il a été conforté de découvrir un jour que Jack London (un wanderer lui aussi, celui du Nouveau Monde !) pensait que « l’homme se distingue des autres animaux sur­tout en ceci : il est le seul qui maltraite sa femelle, méfait dont ni les loups ni les lâches coyotes ne se rendent coupables, ni même le chien dégénéré par la domestication » (Les Vagabonds du rail).

 

L’homme a été un jour en mesure de tenir un gourdin dans une main et une chevelure dans l’autre. Depuis lors, la moitié des mem­bres de la race humaine opprime l’autre : elle est lourde à porter, pour le wanderer, cette découverte-là. Il s’en serait bien passé. En aveugle béat, il aurait préféré garder intact son amour de l’espèce, de lui-même, son, huma­nisme. Il coulerait de meilleures nuits, sans insomnies.

 

Aussi, depuis qu’il a perdu son humanisme, préfère-t-il vouer sa vie à contempler les pan­das roux, ou les salamandres de Bavière. Il lui aura fallu une trentaine d’armées pour arriver à une vision du monde bâtie sur l’émerveille­ment devant les myosotis et la vénération des cicindèles plutôt que sur la promotion de ses pairs ! À présent, il cherche à courir le monde en portant une bannière sur laquelle serait frappé le conseil que le saint Antoine d’Anto­nio Veira donna aux poissons lors d’un sermon prononcé au Brésil : « Poissons ! Plus vous serez loin des Hommes, mieux cela vaudra ! »

 

De tous mes voyages, sous les latitudes du monde, je rapporte la certitude que le climat le plus difficile à supporter est le climat d’adora­tion qui nimbe le mâle.

 

Petit dialogue tenu un jour au Balouchis­tan avec un musulman buissonneux qui con­fondait la pilosité et la sagesse et m’interro­geait sur ma famille :

 

– Tu as des frères ?
– Non, j’ai deux soeurs.
– Ah ? Tu es seul enfant ?

 

Cette conversation affligeante aurait pu s’être tenue de l’un à l’autre bout des pays de la terre. On a les vengeances qu’on peut : je racontai à ce barbu que j’avais été chassé de chez moi par ma mère (qui faisait des affaires) et mon père (qui gardait la maison), lesquels ne voulaient pas de moi car ils désiraient une fille. Il m’écouta avec beaucoup de gentillesse et de consternation.

 

Je n’ai donc plus tellement soif de mes sem­blables et me demande même – avec prudence – si l’humanisme n’est pas un réflexe de défense corporatiste, une sorte de syndicalisme biologi­que destiné à protéger l’espèce à laquelle on appartient, à défendre ses prérogatives. Nul doute qu’on pratiquerait le léopardisme si on était léopard et l’éléphantisme si on était élé­phant. L’amour porté à l’Homme par lui-même (et ses avatars finalistes, anthropocentristes, monothéistes…) ne serait que l’adoration de soi-même dans le miroir de l’autre. Une façon de se masturber en faisant croire à son pro­chain que c’est lui qu’on caresse. Les humanis­tes aiment, lorsqu’ils contemplent les yeux de leur prochain, y découvrir que c’est eux qu’on regarde.

 

Ma réticence tient également au vocabu­laire. J’ai le sentiment désagréable que le dis­cours humaniste confond la grandeur de quel­ques personnages avec la valeur proclamée de l’Homme. Sous le prétexte que, dans la nuit de l’histoire, brillent de rares hommes d’excep­tion (les figures de proue de René Grousset), des torchères plantées sur les récifs pour nous guider dans la traversée des âges, le discours conclut que rien sur la terre ne se situe au-des­sus de l’Homme. C’est la même confusion qui entraîne à décrire comme aurifère une rivière de boue dans laquelle roulent quelques pépi­tes, comme si charrier à dose infime une poi­gnée de paillettes suffisait à sauver un flot de limon sale.

 

Une fois que l’humanisme a perdu du ter­rain dans son âme, le vagabond ne se met plus en route sur les chemins du monde dans l’unique souci de rencontrer des hommes. Parfois même il lui arrive de les éviter ostensiblement. Il choisit des régions dépeuplées. 

 

Il fait un détour quand il parvient en vue d’une ville ou d’un cam­pement. Il n’a pas besoin de converser : il pos­sède ses poèmes et le chant du monde. Il a d’autres rendez-vous : avec la beauté des forêts, avec le soupir des marais, avec le vol des insectes et le ressac des mers. Et ces rendez-vous-là sont offerts à la solitude, fidèle amante du voyageur à laquelle devrait être donné le nom de Félicité. J’ai découvert (si tard !) combien un homme seul était en bonne compagnie.

 

Lorsque je longeai les grèves du Baïkal, ma solitude fut un spectre à travers lequel le lac se révéla tout autre que l’année d’après où j’y retournai en joyeuse compagnie. L’errant qui s’en va seul, à travers une géographie hostile — une steppe, une lande, un maquis, un marais —, se repaît d’un monde où les forces vivantes jouent leur partition sans avoir besoin que des yeux les regardent, qu’une plume chante leurs oeuvres et surtout (horreur suprême que ce cri de Verhaeren) qu’une main recrée « et les monts et les mers et les plaines d’après une autre volonté ».