Longue chronique estivale

Le jour est amplement levé au-dessus de Reims. Depuis la fenêtre ouverte du studio de Victoire, j’entends les trains qui entrent en gare ou la quittent, les engins du chantier et la respiration sourde de la VMC. Victoire est partie un peu avant 8h00 pour une matinée pédagogique. Il ne faisait pas très chaud. Elle se rend à l’école en vélo, un VTT paternel auquel il faudra ajouter un garde-bout. Elle n’a jamais été du matin. Dans la voiture quand je les conduisais au lycée pour prendre le bus de 7h10, elle enfonçait ses airpods au fond de ses oreilles pour échapper à mes bavardages. Seule Pauline, ma filleule, étudiante en Alsace, avait la gentillesse de m’écouter. Victoire a enfilé un pull après que je lui aie parlé de la température extérieure. Y pensera-t-elle quand je ne serai plus là?

Je suis heureuse de pouvoir passer ces moments avec notre cadette, l’aider à prendre ses marques et lui mettre le pied à l’étrier pour les taches du quotidien. Nous sommes arrivés vendredi pour la remise des clés, l’état des lieux et l’installation de ses affaires. J’avais été bluffée que Stéphane réussisse à tout faire tenir dans sa voiture. S’il avait encore eu le Volvo que nous aimions tous tellement car il rimait avec vacances XXL, Fantôme et aventures, Victoire aurait pu emporter davantage de choses comme un étendoir, un chariot pour les courses, des coussins pour son lit, une couette plus grande et des objets de décoration. Après avoir déposé le petit déménagement de Victoire, nous partons au cocktail organisé par l’école. Nous avons loupé la réunion présidée par la directrice américaine, Crystal Cornell, titulaire d’un double doctorat en science politique soutenu de part et d’autre de l’Atlantique. Beaucoup d’étudiants sont anglo-saxons et d’autres viennent d’Afrique.

L’école est installée dans l’ancien collège des Jésuites fondé en 1608 et fermé en 1762 quand ils ont été bannis du Royaume de France. Les relations que la Compagnie de Jésus entretenaient avec les royaumes d’Europe ont souvent été houleuses. Jorge Mario Bergoglio, l’actuel pape François, est le premier pape jésuite. Cet ordre a durablement été célèbre pour ses collèges dans lesquels est dispensé un enseignement permettant à chacun de nourrir ses dons (dans tous les domaines) et de les faire fructifier. On a souvent brocardé l’esprit jésuite qui serait celui d’une personne manquant de sincérité. Les Jésuites ont été largement déployés aux quatre coins du globe et ont développé des qualités de diplomates. Quand le pape François dit à des journalistes après sa venue aux JMJ de Lisbonne qu’en septembre, il vient à Marseille et non en France pour les Rencontres Méditerranéennes centrées sur les échanges inter-religieux et la migration, il raisonne en jésuite. Il vient à Marseille, ville ouverte sur la Méditerranée, terre d’échanges multiculturelles depuis l’Antiquité. Il ne se rend pas en France, mère de l’Eglise catholique et il ne s’agit pas d’un voyage officiel.

Dans la bibliothèque, une maman nous offre spontanément de nous prendre en photo. Leur fille, Jeanne, est à l’un des nombreux évènements organisés par le campus pour permettre aux étudiants de nouer des liens avant le début des cours. Plusieurs coupes de champagne plus loin, nous décidons de nous retrouver pour un diner indien là où semblent converger les Rémoises et les Rémois en fin de semaine. Les filles pourront faire connaissance. Cécile enseigne la SVT dans un lycée parisien. C’est un professeur ultra investi. Emmanuel est ingénieur chez Alstom. Il taquine sa bientôt officiellement femme après 26 ans de vie commune quand elle ne sait pas ce qu’est un workshop. Avant de rejoindre le Taj Mahal, nous passons devant un restaurant très chic à la terrasse duquel des hommes semblant tout droit sortis d’un roman de Balzac dinent entre eux avec leurs grands fils dont on devine aisément qu’ils devront marcher dans les pas des pères tandis que les femmes et les grandes filles sont entre elles. Quand nous repassons, les hommes tirent sur des cigares et sirotent des digestifs. Les femmes, elles, font bonne figure.

Sentiment étrange, vendredi soir, de laisser Victoire seule pour sa première nuit dans son petit studio. La résidence se remplit lentement de ses étudiants. Devant les studios occupés, un paillasson! Nous regagnons notre AirBnB et Stéphane qui a toujours une chance folle quand il s’agit de trouver une place tourne longtemps. Epuisés, nous nous écroulons. L’avant dernière journée de marche du refuge de Fontanalbe au refuge de Nice a été très dure et j’ai un épanchement synovial dans le genou droit. J’avale des granules d’arnica et me dis que si c’est douloureux cela va rentrer dans l’ordre. A la maison, je ferai du vélo. C’est un moyen efficace de le résorber. Samedi, nous retrouvons Victoire pour remplir son réfrigérateur et ses placards. Toutes deux déambulons entre les rayons tandis que Stéphane file chez Action. Victoire est très fatiguée par un été qui ne lui a pas laissé le loisir de récupérer après le stress de la terminale et la charge de travail. Alors que nous devons déposer Victoire à son école, Stéphane se rend compte que son pneu avant gauche est tout à fait à plat. Les abords de la résidence sont encore en chantier. Tout le quartier entre l’Arena et le centre sportif de l’UCPA semble sortir de terre. Victoire enfourche son vélo. Impuissante, je laisse Stéphane chercher les consignes dans le manuel, trouver le kit, sortir la galette, installer le cric, monter la voiture, retirer les boulons avec le couteau que je lui ai offert à Saint-Véran, taper sur le pneu avec un parpaing car la roue est collée, mettre la galette et partir chez Speedy où, tout de suite, on répare son pneu. Victoire est revenue. Nous allons découvrir les halles si vivantes, le centre et ses belles façades Art déco (Après la première guerre mondiale, Reims était détruite à 80%) et la cathédrale Notre-Dame, chef d’oeuvre de l’art gothique. Je n’ai jamais été sensible aux cathédrales mais je suis impressionnée par la richesse statuaire. Les vitraux réalisés par Chagall sont très beaux. Une famille se recueille devant une sculpture de Saint Antoine dont le visage est baigné par une douce lumière. Jardin éphémère, achat du dernier roman de Serge Joncour Chaleur humaine à la Procure et déjeuner en terrasse avec Stéphane. Ambiance légère de fin d’été. Personnel charmant et Chardonnay délicieux.

Stéphane sert fort sa cadette dans ses bras et repart retrouver Louis à 2h30 de Reims. Après le diner, Victoire part à une soirée organisée par le BDE. Dans un immeuble accueillant des étudiants en colocation, les étudiants de première et de seconde année se retrouvent pour danser. Le principe de la soirée est le suivant: toutes les heures, on boit un cocktail plus fort. Victoire ne connait encore presque personne. La résidence est excentrée. Elle me promet de ne pas rentrer tard sur son vélo. Parole respectée. Première nuit pour nous dans son lit de 120. La couette est un peu courte. Je m’enveloppe dans l’une des polaires qui nous sert habituellement quand nous regardons un film depuis le vieux canapé de la mezzanine.

Dimanche, j’aide Victoire à rédiger sa première note de synthèse, exercice incontournable de certains concours. On ne leur a pas donné de méthodologie. Dans mes souvenirs, on doit réussir à insérer tous les documents. Le travail consiste à se mettre dans la peau d’un conseiller technique du garde des Sceaux qui a pour mission de rédiger une note pour une réunion d’une heure qui se tiendra à la rentrée avec la Première Ministre et deux directeurs de cabinet. Cette réunion permettra de passer en revue les sujets importants parmi lesquels la construction à Noiseau, dans le Val-de-Marne, d’un centre pénitentiaire sur 15 ha de terres agricoles pour 2027. Les élu.e.s, les habitant.e.s, les agriculteurs sont vent debout contre ce projet qui, clairement, ne fait pas sens quand il passe par la disparition d’une partie d’une exploitation dés lors menacée de ne plus percevoir toutes les aides versées par la PAC conditionnées à l’existence de quatre céréales différentes sur les terres, la tension du marché agricole depuis le conflit en Ukraine, les atteintes à la biodiversité, le manque d’infrastructures indispensables au quotidien et à la réinsertion des prisonniers. Le Gouvernement s’obstinant à retenir ce site agricole pour le centre pénitentiaire, un collectif est prêt à installer une ZAD. La France perd tous les dix ans l’équivalent d’un département en terres agricoles. Les agriculteurs sont-ils encore assez forts pour faire plier l’Etat? Dans quelques jours, les étudiantes et les étudiants représentants des parties différentes feront valoir leur point de vue et devront se montrer convaincants. Forcément, j’ai pensé à notre père qui en aura assimilé des rapports énormes en un temps record pour être capable de se situer le plus justement possible. Il avait en horreur que, depuis Paris, on impose des feuilles de route totalement déconnectées des réalités régionales. Il a souvent vécu d’importants conflits de loyauté. Faire primer les intérêts du département sur les visées gouvernementales lui a valu de sévères remontées de bretelles.

Hier, tandis que Victoire participait à des jeux en plein air avant de revenir couverte de bière ( je ne comprendrai jamais certains rites initiatiques), j’avais entrepris de découvrir la chapelle Foujita avant de lire que c’est en entrant dans la basilique Saint Remi qu’il avait reçu un choc spirituel le conduisant à se convertir au catholicisme. Je n’ai pas ressenti d’émotion particulière mais en empruntant un axe désespérément calme, je me suis rappelée combien je n’aimais pas l’ennui des dimanches en Province. A la campagne, on ne l’éprouve pas car tous les jours sont porteurs de la même énergie tranquille. Le retour fut un peu plus vivant. Jusqu’à jeudi, je fais de mon mieux pour aider notre fille: préparation des repas, explication du fonctionnement de la lingerie, achat d’objets manquants. Nos parents ont été vraiment aidants au début de nos études. Nous n’étions séparés que par quelques lignes de métro et de RER. C’était plus simple! Les jeunes qui vivent dans des nids agréables situés dans des villes étudiantes sont chanceux quand ils ne sont pas obligés de le quitter.

Déjà une heure que j’écris. Une odeur de café flotte dans le studio. Il fait vite très chaud dans ces immeubles modernes poussés comme des champignons. En hiver, il fera froid. Le Gard, l’Estérel, Cannes et le Mercantour semblent déjà si loin! C’est qu’en 24 heures nous avions quitté le Gard, notre maman, la bonne et vieille maison de Pont pour le Loiret et la Marne. Depuis que nous sommes en vacances, j’ai noté des phrases ou jeté quelques impressions dans un joli carnet de la Casa de Velasquez que m’a offert Nancy, sa directrice, alors que nous partagions un délicieux déjeuner syrien. Les voici:

La grande allée de platanes qui ouvre sur le pont est toujours aussi majestueuse. Depuis l’enfance, la voir, c’est savoir que la longue route va prendre fin. Depuis Le Mans ou Rochefort, il nous fallait de longues heures. Depuis le Tarn, c’était plus rapide mais la route passant par Saint-Pons était sinueuse. Notre chat est malade en voiture. Il a miaulé longtemps jouant avec les nerfs de Stéphane me reprochant à chaque départ de ne pas le relayer au volant. Je dois lui rappeler que, deux années durant, j’ai bataillé contre des attaques de panique à chaque fois que je m’installais dans ma première Golf. C’était horrible! Lui rappeler aussi que depuis que nous sommes parents, j’assure tous les réveils nocturnes (allaitements, maladies, cauchemars) et très matinaux pour conduire les enfants au car. Quand nous nous sommes arrêtés à l’air d’autoroute préférée des enfants, celle où ils peuvent céder à l’appel de la mal-bouffe, j’observe plusieurs familles pique-niquant aux tables en bois dont l’une était constituée d’un couple et de quatre enfants. L’âge de ces derniers allait de 9 mois à 9 ans. Je pensais que cela avait été mon rêve de famille et que Fantôme avait été vraiment mon quatrième enfant, mon second fils, le frère de Louis, le confident de Victoire avant de devenir un compagnon du quotidien merveilleux. En accéléré, je voyais passer des étapes de notre vie et sentais flotter le parfum de la nostalgie. J’imagine que, de son côté, Stéphane doit être soulagé que ces années soient derrière nous et que nous passions nos premières vacances à deux, le trio étant réparti entre Lumio, Saint-Palais et Vallauris.

Voir la porte bleue de la maison s’ouvrir sur notre maman encaissant avec courage la chaleur. Faire honneur à son diner pris dans la cour, retrouver l’atmosphère unique de ce lieu, sentir les âmes de nos ancêtres, se rappeler les années où nous l’avons habité à l’année, déambuler le long des allées du marché, humer les odeurs croisées de thym, de lavande, de verveine, profiter des couleurs avant que le soleil et la chaleur écrasent tout, quitter la maison aux premières heures du jour, longer le Rhône où cela sent la menthe, le figuier et le laurier rose, observer les pêcheurs ayant jeté leurs lignes non loin des hérons immobiles, penser qu’avec Fantôme, nous nous serions aventurés bien plus loin là où un troupeau de chèvres vit en liberté. Au marché, les gens du cru viennent de bonne heure pour éviter la foule et la chaleur. Avec Virginie que je suis si heureuse de revoir, nous buvons un café en terrasse. J’y retourne plus tard et, là, les allées sont bondées. Les touristes se promènent comme on va au musée. Dans la bonne et vieille maison, sans climatisation, la chaleur est vraiment difficile à supporter. Je plains les gens qui n’ont pas d’autre choix que de travailler en extérieur, aux bébés et aux personnes âgées. Un diner à Aiguèze où l’Ardèche apporte de la fraicheur, un après-midi chez Guta, une amie de 50 ans de notre maman qui habite une ravissante maison nichée au coeur des dentelles de Montmirail, des cigales survoltées, une messe de l’Assomption dans l’église où notre maman et Céleste ont reçu le baptême et où nous étions réunis à la mort de notre grand-mère, un déjeuner aux Tourelles pour fêter avec quelques jours de retard un anniversaire, des bains dans la Cèze et la 99ème foire des antiquaires de Barjac.

Le 16, après quelques heures en Arles où nous visitons l’exposition consacrée au grand pèlerinage gitan des Saintes-Maries-de-la-Mer et photographions les façades des maisons restaurées avec tant de goût, nous voici dans l’Estérel. Notre unique oncle et sa femme, ma marraine, n’ont pas bougé en huit ans. Vraie joie de se retrouver, d’échanger, d’aller prendre notre premier bain de mer près du port de la Rague à La Napoule. Joie aussi de revoir notre unique cousine, son mari et leurs trois enfants. Beaucoup de rires et de complicité. Le dimanche, avec Marine, assise sur le ponton d’une plage cannoise, les pieds dans l’eau, tout en nous régalant d’un pan-bagnat, je nous retrouve comme lorsque nous étions adolescentes et au début de nos études avant que des incompréhensions et les vicissitudes des parcours adultes nous éloignent. Nous nous promettons d’organiser un rassemblement Guillou: les trois cousines et leurs enfants.

Triste de dire au revoir à notre tante et à notre oncle, de voir leurs silhouettes disparaitre. Pas simple d’organiser des rencontres fréquentes depuis le Loiret. Déjeuner délicieux et chaleureux chez les parents d’Antoine à Vallauris en présence d’Hélène la maman de Clément et de Juliano, le papa de Julia. En prépa, Céleste a sympathisé avec Julia dont le petit copain, Clément, est l’un des amis des plus proches d’Antoine. Comme cela arrive souvent, Céleste et Antoine sont tombés amoureux et, en un temps record, nous ont annoncé vouloir partager un appartement à la rentrée à Paris. Cela a été un choc pour les parents d’Antoine dont le fils a une entreprise qui commençait à bien se développer. Je comprends les peurs des parents d’Antoine. Tout est allé si vite! Ils connaissent à peine notre fille et n’ont pas eu le temps de se préparer au départ de leur fils. Je m’efforce de rassurer Valérie du mieux que je peux. Tout de suite, nous nous entendons bien et nous parlons franchement. J’ai dissuadé notre fille de vivre si jeune en couple. Cela n’a rien à voir avec Antoine qui est un jeune homme plein de qualités et volontaire dans ce qu’il entreprend mais avec le fait qu’il est important de faire l’apprentissage de la solitude et de profiter pleinement de ces jeunes années de construction. Autrefois, les femmes passaient sans transition de l’autorité du père à celle du mari. J’ai adoré vivre seule et ai été heureuse de commencer une vie de couple réelle quand j’étais mariée à l’aube de mes 30 ans!

Nous dormons chez le papa de Julia, un homme adorable, riche de plusieurs vies et doté d’une sagesse de philosophe antique. Nous sommes si bien le matin autour de la table du petit-déjeuner que nous partons un peu tard pour le parc du Mercantour. Avant de gagner notre point de départ à Pont du Countet, nous faisons une halte à Lantosque, village situé à 700 mètres d’altitude. On ne se rend pas compte des dégâts considérables provoqués en octobre 2020 par la tempête. Les vallées de la Vésubie et de la Roya avaient été complètement coupées pendant plusieurs jours. Chez l’épicière qui ressemble beaucoup à Mylène Demongeot mais en brune, nous achetons de la tomme aux fleurs et chez la boulangère si maigre, un pain de campagne. Il est une heure passée quand nous stationnons sur le parking non loin du pont qui enjambe la Gordolasque, rivière dans laquelle nous nous promettons de nous rafraichir dans quatre jours. Nous chargeons nos sacs sur nos dos. Ce sont les sacs achetés au Vieux Campeur en 2000 et qui nous ont suivis partout, sauf en Nouvelle-Zélande (nous avions nos sacoches accrochés aux vélos). Vides, ils sont déjà lourds car les armatures sont renforcées pour un confort optimal. Mais, au bout de plusieurs heures, les épaules et les hanches sont douloureuses. Ils pèsent aux alentours de 14 kilos car nous transportons chacun 3 litres d’eau. C’est indispensable tant il fait chaud! La prochaine fois, nous penserons aux pastilles de décontamination bien pratiques quand on a l’assurance de trouver de l’eau sur le chemin.

Notre première étape va nous conduire au refuge des Merveilles. Le Pont du Countet se situe à 1687 mètres, le refuge à 2116 mètres. Le petit-déjeuner est loin. Il fait très chaud. Nous montons à couvert des arbres. Ma nuque est raide. Ma vue se trouble. J’ai peur de revivre ce que j’ai connu voici un an sur les hauteurs du Vieux Briançon: des vertiges dans la descente liés à un dénivelé positif trop important associé à de la fatigue et à la chaleur. Je fais part de mes inquiétudes à Stéphane. Il me dit que nous allons monter tranquillement et nous arrêter souvent pour que mon oreille interne ne soit pas bousculée. Je me remets en marche et m’applique à moi-même des techniques de sophrologie. Je me parle me racontant combien je serai heureuse ce soir sous la tente, que ce sera merveilleux de contempler les étoiles, de renouer avec cette liberté que nous chérissons tant. Je parle aussi aux nerfs internes de mes oreilles. Des chamois broutent paisiblement sous les arbres. Nous ramassons des framboises sauvages. La montée vers de le pas de l’Arpette situé à 2501 mètres est dure, très dure. Je compte mes pas par tranches de cent. Cela m’oblige à me concentrer. Le soleil décline. La chaleur devient supportable. L’air est plus frais. Dans la descente, en direction du refuge, on peut déjà admirer les fameuses gravures rupestres découvertes vieilles de 5000 ans et découvertes à la fin du 17ème siècle. Elles sont au nombre de 100000 dont 37000 figuratives et se déploient sur une superficie de 1400 m2 tout autour du mont Bégo et du rocher des Merveilles. Il n’est pas facile de les identifier par soi-même. Il est préférable de s’offrir les soins d’un guide. Les gravures sont un témoignage protohistorique exceptionnel. Elles racontent les préoccupations tant matérielles que spirituelles des peuples qui pratiquaient l’agriculture aux Ages du cuivre et du bronze et s’affrontaient.

Au refuge des Merveilles, nous avons juste le temps de déplier la tente, de la planter, de dérouler les tapis de sol, les sacs de couchage et nous passons à table sous le préau. Notre nom est indiqué sur un pierre plate. Nous partageons notre repas avec un couple parisien qui est guidé par Guillaume. Ils sont venus depuis Auron où ils possèdent un chalet. Elle est dentiste. Il est ophtalmologue. Leurs trois fils sont déjà d’assez grands adultes. Ils seront bientôt en âge de raccrocher les instruments. Un groupe de scouts a planté les tentes. Cela rappelle à la maman dentiste les retours des camps de leurs enfants dont l’énergie ne se prêtait pas à la vie dans un appartement dont on ne pouvait pas pousser les murs. Lui, raconte ses souvenirs, enfant et ado, des fêtes de l’Huma où ses parents l’emmenaient. Elle est douce quand il est acide. Ils se seront rencontrés en première année de fac. J’ai oublié le savon multifonctions que j’avais acheté. Elle me prête son gel douche. C’est leur première nuit sous tente. Leur guide, habitué des lieux, a droit à toutes les fins de plats, tous délicieux. L’ambiance est très agréable, le personnel charmant. Je rie devant la salle attenante aux douches contenant toutes les chaussures de randonnée.  Dans notre tente, nous sommes bien. Dans la nuit, je me lève pour aller admirer les étoiles et en vois deux filer si vite que je n’ai pas le temps de formuler des voeux.

Le lever de soleil est magnifique. Nous n’avons plus de réseau. Cela me contrarie un peu car, bientôt, Louis va rentrer de Corse et il sera seul à la maison et que Céleste et Julia ont un avion à prendre pour les Cyclades au petit jour. Stéphane me dit de ne pas m’inquiéter. A la table du petit déjeuner, les questions sont toujours les mêmes: Quelle est votre étape? Combien de temps marchez-vous? Avez-vous bien dormi? Les nuits dans des grands dortoirs sont rarement reposantes! Il y a toujours le ronfleur ou la ronfleuse qu’on rêve d’étouffer dans son sommeil, les fêtards qui se mettent au lit éméché, les insomniaques qui se retournent 5O fois, celles et ceux qui se lèvent et éclairent les autres avec leur frontale. On n’a pas ces problèmes quand on transporte sa maison sur le dos!

Notre étape du jour va nous mener au refuge de Fontanalbe. Distance: 10,4 km, dénivelé positif: 929 mètres et altitude maximale: 2261 mètres. Nous entendons le troupeau de chèvres noires et de brebis qui se promène sous la haute surveillance de patous. Une femelle a mis au monde ses petits hier sous un rocher. Le berger doit réussir à l’enfermer pour aller chercher la portée qui sera placée dans la bergerie au plus près des bêtes. Ainsi, plus tard, les chiens seront prêts à mourir pour empêcher les loups de s’en prendre aux animaux. Nous avons deux cols à passer, celui de Valmasque et celui de Fontanalbe. Souvent, ce sont des bouquetins qui nous accueillent à l’arrivée. La chasse est interdite dans le Mercantour. Les bouquetins ont failli disparaitre exterminés par les hommes chassant avec des armes à feux.  Les premiers ont été relâchés en Italie au début du XXème siècle. Ce sont leurs descendants qui ont commencé à hiverner en Gordolasque à la fin des années 1990. En 2021, 19 individus venant du parc national de la Vanoise ont été relâchés au Pont du Countet. En 2019, la population Argentera-Mercantour s’élevait à 1200 individus. Entre 2005 et 2015, des animaux ont été capturés et relâchés dans les massifs de la Sainte Baume et des Gorges du Tarn. C’est assez triste que, désormais, tous les animaux soient bagués pour en assurer la conservation!

Le sentier qui monte au pas de Fontanalbe est très raide et parsemé de blocs de pierre. Le poids de nos sacs nous dessert. Quand je le retire et marche, je me sens légère comme une plume! La descente jusqu’au refuge situé dans une forêt n’en finit plus. Les pierriers sont une épreuve quand la fatigue est installée et que genoux et chevilles sont moins fermes. Il faut alors redoubler de vigilance. Les lacs, nombreux, sont une bénédiction pour les animaux sauvages. De nombreux chamois près du lac du Basto. Enfin, nous arrivons au refuge. Installés à des tables des marcheurs dont une maman russe et son petit Dimitri. Je m’approche d’un homme âgé portant une grosse barbe brune. D’instinct, il ne me plait pas. Son humour tombe à plat. Il n’a pas du tout un profil de gardien mais plutôt de vieux loup de mer marseillais dans une BD d’Hugo Pratt. Sa femme porte des cheveux blonds courts et ses yeux rieurs se perdent dans un visage crevassé de rides profondes. Elle est affectée à la cuisine. Deux jeunes filles l’épaulent. L’espace de bivouac est en contre-bas. Nous monterons notre tente après le diner et commençons par évacuer la fatigue de la journée et tout le sel de nos peaux sous une douche bienfaisante. Nous sympathisons avec Remi, parisien retranché à Montmorency. Père de deux filles de 26 et 23, c’est un marcheur aguerri: un corps souple, de longues mains et la peau tannée par le soleil. Il marche seul mais on n’est jamais seul aux étapes ni sur les chemins de randonnée de plus en plus fréquentés. Il trouve que le GR 52 est trop bien indiqué. Nous lui racontons nos mésaventures dans les parcs chiliens où nous n’avions qu’un GPS pour nous orienter.

A la table du diner, nous échangeons avec Remi et un couple de jeunes trentenaires adorables: Marine la brune et Pauline la blonde. Marine a vécu au Mexique après ses études à Sciences Po et a radicalement changé de vie professionnelle. Elle a troqué la politique et ses paradis artificiels pour la spiritualité et les énergies. Pauline a vécu deux ans en Inde enfant et deux ans à l’âge adulte. Toutes deux ont eu la chance de beaucoup voyager privilégiant des terres de montagnes. Remi, aussi, a souvent voyagé en famille. Ses deux filles appartiennent à cette génération qui ne badine pas avec la protection de l’environnement et met tout en oeuvre pour lutter contre le dérèglement climatique. Remi a le projet de retraiter l’eau de pluie qu’il stocke dans une fosse. Il nous explique que l’eau de pluie est parfaitement utilisable quand nous en sommes encore à l’associer aux pluies acides au-dessus de la forêt noire. Demain, les filles se lancent à l’assaut du mont Bégo situé à 2872 mètres.

Le nom provient d’une racine indo-européenne Beg, qui signifie seigneur divin. Les bergers, à l’origine des gravures dans la vallée des Merveilles, vénéraient ce sommet, lieu d’une intense activité orageuse en raison de son altitude et de la proximité de la Méditerranée, ainsi que de forts gisements de fer, d’uranium et autres minerais à forte attractivité électrique3. La voie normale d’accès utilise les éboulis du versant Sud au départ du refuge des Merveilles. Elle requiert une attention particulière pour l’orientation. L’arête terminale devient rocheuse sur quelques mètres, sans pour autant nécessiter des pas d’escalade. Au sommet, on observe un panorama privilégié sur les nombreux lacs des vallées qui l’entourent, sur la côte et en particulier Nice. Son ascension ne peut se faire qu’en présence d’un professionnel de montagne accrédité « parc national du Mercantour » en raison du passage en zone réglementée. Pauline et Marine sont conduites par deux guides dont l’un me fait penser à Jean-Christophe Ruffin en moins grand. De son côté, Remi part avec un groupe découvrir les gravures rupestres observables depuis le lac des Grenouilles avant de rejoindre le refuge des Merveilles où, certainement, il retrouvera Marine et Pauline.

Tout le monde se lave les dents et se dit bonne nuit. Il ne nous reste plus qu’à installer notre tente. Alors que nous sommes couchés, je respire une forte odeur de fumée. Avec sa frontale, Stéphane sort. Quand il revient, il me dit que des campeurs viennent d’éteindre un feu encore fumant. C’est de la folie douce! Non seulement le feu est prohibé dans le parc mais nous sommes dans une forêt où la pluie n’est pas tombée depuis de longues semaines. A la table du petit déjeuner, le groupe de la veille se reconstitue. Si le pain est bien dur, les confitures maison sont délicieuses. Un patou nous rejoint. C’est un animal massif auquel une partie du pelage sur la flanc gauche repousse. Il porte, comme tous les patous de montagne, un collier avec des dents acérées. Il a survécu à l’attaque d’un loup en juin. C’est un amour de chien qui quémande ça et là un petit quelque chose. Un peu plus tard arrive le berger, un homme d’à peine trente ans portant une cape et un chapeau tyrolien. Il s’installe à une table et demande un café. Suit ensuite son grand troupeau de chèvres et de brebis encadré par quatre autres chiens dont deux border collies. Les bêtes grimpent dans un concert de clochettes. Nous leur emboitons le pas mais pas avec la même agilité.

Nous voici face à la plus grosse étape que redoute Stéphane. Bousculés par l’installation de Victoire à Reims, nous avons été contraints de raccourcir notre marche d’une journée et de zapper un refuge. Nous serons au refuge de Nice ce soir après avoir remis nos pas dans ceux de la veille jusqu’au lac du Basto et en ayant gagné la baisse du Basto à 2693 mètres et être redescendus par une chemin très raide dans des blocs de pierre. Nous n’avons jamais eu aussi chaud en montagne et bien que nous soyons partis tôt, nous montons sous un soleil brûlant auquel il est difficile d’échapper. Stéphane est vraiment fatigué mais je le convainc de renoncer à des arrêts trop longs. Après une pause, le sac parait encore plus lourd et les douleurs du corps se font sentir. Alors que nous avons enfin réussi à atteindre le sommet, nous sommes récompensés par un spectacle fabuleux: un vieux bouquetin nous apparait sur un éperon rocheux. Ses cornes se détachent sur un ciel uniformément bleu. C’est un moment unique que nous goutons pleinement et qui nous fait oublier les deux heures trente de descente à venir.

A l’approche du refuge, entourés de chamois paisibles et de marmottes curieuses étalant leurs rondeurs sur des rochers chauds, nous faisons une halte au lac Niré. Nous enfilons nos maillots de bain et entrons lentement pour éviter une hydrocution. L’eau est bien trop chaude pour celle d’un lac de montagne. C’est délicieux de sentir la fraicheur endormir les corps pétris de courbatures. Nous sommes seuls au monde jusqu’au moment où des bruits me font me retourner. Un bouquetin nous observe sans doute mécontent que nous profanions l’eau du lac avec nos corps transpirants. Les éco-systèmes sont fragiles et ce que nous faisons n’est pas forcément une bonne idée. Nous nous séchons dans les derniers rayons du soleil.

Le refuge est encore à 45 minutes de marche et toujours un sentier raide et ces blocs de pierre que mes genoux ne supportent plus. Enfin, nous parvenons au refuge qui se dresse fièrement au-dessus du lac de la Fous. Il faut bivouaquer en contre-bas. Plus la force de redescendre monter la tente et remonter. Nous allons diner avant. A la table, deux couples et leurs enfants et un couple de jeunes adultes. Hermeline termine ses études de pharmacie et Jonas travaille dans le domaine de la cyber-sécurité. Hermeline est la septième d’une fratrie de huit. Elle doit son prénom à la passion de sa maman pour les personnages du roman de Renart. Hermeline est un petit bout de femme qui porte un sac bien trop lourd. Fatiguée par son année en Espagne, ayant manqué de temps pour faire du sport, elle arrive exténuée au refuge. La fatigue l’a fait craquer. Elle essuie les larmes qui noient son regard doux. Son genou l’a fait énormément souffrir. Stéphane lui propose un anti-inflammatoire. Elle réussit à manger. Plus tar, ils installent leur tente non loin de la notre. Au matin, Hermeline a très bien dormi et elle se sent mieux. Jonas doit être rassuré.

Denier jour, dernière descente. A la table du petit déjeuner, un groupe de six femmes marchant sans homme passe en revue tous les inconvénients de la ménopause. L’une d’elle dit avoir vraiment tout essayé avant qu’un médecin lui explique qu’elle faisait parti de ce petit pourcentage de femmes qui aurait des bouffées de chaleur toute sa vie. Je me dis que je suis vraiment chanceuse de n’avoir connu aucun des désagréments liés à cet état et que mes filles devraient être comme moi. La descente est dure encore pour les articulations et je constate que j’ai un épanchement au genou droit. Revenus au pont de départ, nous allons déposer nos sacs dans la voiture. Je troque mes chaussures de rando pour des sandales. Quel bonheur! Nous allons tremper nos pieds et nos jambes dans l’eau vive et glaciale de la Gordolasque, affluent de la Vésubie.

Dans le Gard où la température atteint les 42°, nous sommes accueillis par une maman très éprouvée par la canicule et le chat. Un délicieux diner et, très tôt, nous levons l’ancre pour rejoindre Louis et le Loiret et accueillir Victoire à la gare. A la maison, la piscine est aussi verte que l’herbe. Louis nous sert dans ses bras. Le chat disparait dans le jardin. Victoire est superbe avec sa peau caramel et ses cheveux cuivrés. Des machines tournent. Les enfants nous racontent leurs vacances et nous montrent des photos. Louis a réalisé un film de ses quinze jours en Balagne avec leur mamie et deux de ses amis. Nous rions beaucoup tout en pensant à Céleste et à Julia qui sont dans les Cyclades. Emotion pour moi en pensant que Victoire passe, dans sont lit, sa dernière nuit avant de s’envoler pour ses études supérieures.

Vendredi, à six heures, Stéphane charge tout ce que nous avons préparé pour Victoire et que j’avais déposé sur le canapé de son bureau. Un inventaire à la Prévert: une bouilloire, une théière, des assiettes, des torchons, des boites de mouchoirs, des Stabylo, une cafetière, un égouttoir, de la lessive, des produits d’entretien, un balai, des draps, des housses de couettes, des oreillers, une boule à thé, des sachets de thé en vrac, des filtres à café.

Maintenant, nous sommes mardi 29 août. Je termine ma chronique assise dans la salle de bains sur le tapis bleu marine tandis que Victoire finit sa nuit. J’écris depuis cinq heures du matin un texte qui n’a jamais été aussi long. Victoire ne reviendra pas souvent avant la grande coupure de Noël. Dans deux jours, nous serons le premier septembre. Même quand on est plus élève ou étudiant depuis très longtemps et qu’on n’a pas toujours les moyens de s’offrir de grandes vacances, ces deux mois d’été sont synonymes de légèreté, de rupture avec la vie de tous les jours. On aimerait que ces deux mois jouent les prolongations. Maintenant que toute une partie de l’Europe est en proie à des épisodes de chaleur difficiles à supporter, on souhaiterait profiter à plein de l’arrière-saison, celle des mûres noires, des plages qui se vident, des bains sous un soleil tendre, des noix et des noisettes fraiches.

A vous toutes et tous, une belle rentrée!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

 

 

 

 

2 commentaires sur “Longue chronique estivale

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