Chronique d’une évasion sous la grêle

 

Frida kahlo 1940.pngEn un instant, le noir se fait. La maman de trois allume la lumière de son bureau. L’abat-jour est rouge. Elle y a attaché, avec un trombone, un auto portrait de Frida Khalo. Des paillettes colorées sont cousues tout autour du visage. Elle l’a trouvé dans une petite boutique du Marais, un dimanche, alors que sa sœur et elle se promenaient bras-dessus bras-dessous. Comme toujours, le peintre au torse martyrisé s’y représente avec deux sourcils épais cherchant à se rejoindre, et une légère moustache surplombant sa lèvre supérieure. Des mains blanches sont pendues aux lobes de ses oreilles. Elle a montré à son neveu des photos de Frida. Le petit garçon, âgé de huit ans, l’a trouvée belle et n’a pas compris que le peintre traite son sujet avec une telle sévérité.  

 

 

 

Amilly-20130205-00407.jpgIl est quatre heures et demie, mais c’est déjà la nuit. Dans une atmosphère de fin du monde, une averse de grêle s’abat au-dessus de la maison. Les grêlons tapent aux carreaux comme s’ils voulaient qu’on les invite à entrer. L’herbe détrempée disparaît sous une couche blanche. Le vent secoue les branches du sapin et balance le trapèze. Même si aucun feu ne crépite dans la cheminée du salon, que la grosse boule de poils répand sa forte odeur de berger australien mouillé, la maman de trois est heureuse d’être à l’intérieur. Tandis qu’un thé fume dans sa tasse, que la lumière rouge de l’abat-jour éclaire en transparence le visage de Frida, son esprit s’envole à quelques kilomètres de là.

 

 

 

knock-1950-10-g.jpgIl survole les champs inondés devenus rizières, les mares qui débordent. Il suit la départementale. Il entre dans le village. A gauche, il passe devant la maison de leur ancien médecin. La famille qui a pris possession des lieux, dont l’une des voitures a été durablement immatriculée dans les Alpes-Maritimes, semble avoir aménagé sa cuisine dans la pièce qui accueillait autrefois le cabinet avec ses malades, les vrais et les imaginaires, les bébés et les très âgés, les microbes en tous genres, les dépressions saisonnières et les souffrances longue durée, les bâtons d’encens brûlés pour masquer les humeurs des corps malades et les cris des perroquets au plumage corail.  L’esprit vagabond repense à leur médecin qui écoutait France musique, se serait rêvé vulcanologue, voyait en Simenon un père adoptif, avait consacré sa thèse de fin d’étude à Céline et filait à Drouot dés qu’il en avait le loisir.

 

 

 

gare.jpgA sa gauche, l’esprit laisse la maison dans laquelle habite la meilleure amie de numéro deux. Cette maison était autrefois la maison du chef de gare. Il n’a pas vu si de la fumée s’élevait depuis le haut de la cheminée. Numéro deux et sa petite amie ont été séparées au mois de septembre. Elles attendent avec impatience de pouvoir se retrouver à la rentrée prochaine. L’esprit entend résonner à son oreille le serment d’amitié éternelle que les deux enfants échangeaient, depuis leur bicyclette, par une magnifique fin d’après-midi d’été. Le brun chaud des yeux de l’une se fondait dans le bleu profond des yeux de l’autre. Le ciel virait au violet.

 

 

 

inondation.jpgAvant de tourner à gauche, l’esprit jette un regard à leur ancienne pharmacie. La croix verte ne sera sans doute jamais réinstallée. La mairie n’arrive plus à séduire un médecin assez motivé pour reprendre un cabinet dont la patientèle s’est difficilement dispersée dans un beau désert médical.  L’esprit imagine leur ancienne pharmacienne dans sa nouvelle vie, son existence de retraitée dynamique, supervisant les travaux de restauration de sa maison tout en retournant la terre humide de son jardin, et en songeant au prochain grand voyage qu’elle s’offrira avec sa bande d’amis. Le soir, l’esprit l’imagine encore refermant tranquillement les volets de sa maison après avoir profité encore une fois d’une vue imprenable sur la campagne bourguignonne. L’esprit longe un garage d’un autre âge et ses squelettes de voitures, l’entrée du terrain de football, les containers dédiés au recyclage. Il passe au-dessus d’un petit pont que la montée des eaux menace. Il s’affole de voir la rivière prendre d’assaut les jardins des maisons qui la bordent. L’eau est d’un marron laiteux. On dirait du chai, ce thé sucré aux épices légèrement lacté qui bout longuement pour libérer tous ses arômes. L’eau idienne charrie des branches. On ne voit plus de canards.

 

 

 

cerisier-bigarreau-reverchon.jpgIl remonte la rue principale du village. Il a toujours une pensée émue quand il passe à la hauteur de la mairie. Il se rappelle tous ces jeudis soirs où, pendant quatre ans, un peu avant 19h30, il se garait sur l’une des places du parking. Il y retrouvait un groupe d’amis pour un cours de yoga. Il y avait Aline et Sarah, Carole et Rachel, Catherine et André. A la rentrée, quand les jours sont encore longs, que l’air du soir est doux, ils étaient nombreux et puis, les jours se mettaient à raccourcir, le froid tombait et seuls restaient une bande d’irréductibles habitués qui n’auraient voulu pour rien au monde passer à côté de ce moment de détente profonde dans une atmosphère bon enfant. L’esprit se rappelle qu’il emportait toujours son sac de couchage et des grandes chaussettes de montagne rouges comme l’abat-jour de la lampe du bureau. Comme c’était agréable, avec l’arrivée du printemps, d’entendre, par les fenêtres laissées ouvertes, les chants des oiseaux, de sentir l’odeur de l’herbe humide et de voir rougir les fruits des cerisiers dans le jardin de la mairie. L’esprit regrette d’avoir été contraint de renoncer à ces rendez-vous du jeudi en raison d’un entraînement de gymnastique de numéro un. Tous les jeudis, l’esprit y pense car ces rendez-vous sont inscrits dans le corps.

 

 

 

grêlons.jpgMaintenant, l’esprit est arrivé à bon port. Il s’installe sur un banc. Rachel est là mais elle ne peut pas le voir. Elle est en avance. Elle est venue chercher son fils à la descente du car. Il est scolarisé dans l’autre école, celle qui accueille les enfants de la première année de maternelle jusqu’au CE1. Un battant du portail de l’école est ouvert. Les parents attendent sous un pan de toit. La grêle tombe si fort qu’elle couvre les voix. Les enfants sortent des classes. Dans des cris, ils se précipitent en direction du portail. L’esprit a vu ses deux filles. Elles se rangent sur le côté avec ceux qui vont prendre le car pour aller à la garderie. Numéro un farfouille dans une poche située sur le dessus de son cartable. Au milieu de paquets de mouchoirs à l’eucalyptus, de stylos, de bouts de papier déchirés et de barrettes, elle finit par trouver sa carte de car. Numéro deux semble avoir un peu froid. Le car arrive. Des enfants en descendent, d’autres montent occuper les places laissées vides. Les fauteuils sont encore chauds. La grêle les fait rire. Dans quelques minutes, ils seront à la garderie. Ils accrocheront leurs affaires aux portemanteaux et iront se laver les mains avant de goûter. Comme les masques de carnaval sont terminés, les enfants seront tous photographiés.

 

 

 

AVT_Frida-Kahlo_5173.jpegL’esprit quitte le banc. Il adresse un baiser aux enfants dont les visages sont dissimulés par la buée qui voile les vitres du car. Il revient sur ses pas. Il retrouve son bureau. La lampe est toujours allumée. Frida est là. Le thé ne fume plus. Il est froid. Les enfants sont au chaud.

 

 

 

 

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner