Tous les thérapeutes le savent : les femmes qui n’ont pas pu mettre au monde les enfants qu’elles portaient en elles seront plus fragiles que les autres au moment d’aborder aux rives de la ménopause. Dés l’école maternelle, on entend des petites filles sur des balançoires demander à leurs amies combien d’enfants elles voudront et comment elles les appelleront. Le fait qu’il faudra les avoir avec un homme qui en sera le papa ne les effleure à aucun moment. J’avais six ans quand un ami d’enfance, un enfant d’amis de nos parents, me demandait très solennellement si je voudrais bien l’épouser. Justement, il était entrain de me balancer. La scène se passait dans le jardin aux essences tropicales d’une maison à Fort-de-France. Il avait même acheté une bague. Au lieu d’en être heureuse, j’avais senti monter à mes joues le rouge de la honte et je m’étais emportée. Pourtant, je l’aimais vraiment comme on aime à six ans mais, franchement, je n’étais pas prête pour le mariage ! Aujourd’hui, il vit à Casablanca avec sa troisième femme et il s’apprête à devenir le père d’un fils, Adam, précédé de quatre filles !
A 23 ans, alors que nous sortions d’un film américain « single » et que nous dînions dans un restaurant italien qui existe toujours en haut de la rue Bréa, celui qui était plus habitué aux jeunes femmes en tailleur et à talons hauts pour battre le fer de leur carrière en germe qu’à celles qui portaient des jeans et des Bensimon et n’avaient pas de plan d’avenir déterminé, me demandait tout à trac si j’aurais envie de « faire du bleu » avec lui. Dans le film, l’héroïne fait un test de grossesse qui vire au bleu car elle est enceinte. J’avais été à deux doigts de m’étouffer tant avait été grande ma stupéfaction ! Il est parti vivre de plus en plus loin. Nous n’avons jamais fait de bleu ensemble mais j’ai eu des bleus à l’âme.
A 27 ans, l’homme qui m’accompagne depuis 17 ans, avec lequel je suis mariée depuis 15 ans, m’a demandé à l’heure de l’apéritif que nous prenions dans l’appartement de ma plus ancienne amie connue en Martinique, si, plus tard, j’aimerais adopter des enfants. Une autre façon de faire du bleu ! J’avais, là encore, été très surprise par la demande qui venait tout de suite après une question tout aussi étrange consistant à savoir si je serais prête à faire un tour du monde. Et là, dans cet appartement situé au pied du Sacré-Cœur, je m’étais entendue répondre « oui » aux deux questions. Ce n’est que très récemment que j’ai enfin compris pourquoi il m’avait demandé si je serais prête à adopter car lui-même ne se rappelait pas le motif qui l’avait amené à me poser une question aussi étrange alors que nous ne nous connaissions que depuis une demie heure et que l’un comme l’autre nous n’avions aucune raison de penser ne pas pouvoir concevoir un enfant de nous. En fait, comme beaucoup d’hommes, il n’était pas pressé de devenir un père. Il avait tant à accomplir. Ses passions étaient si nombreuses qu’il ne se sentait pas encore la sagesse d’accéder à la paternité. L’adoption était, dans ce contexte aux contours flous, une façon de me dire qu’il n’était pas prêt quand il avait du sentir que, de mon côté, j’étais vraiment prête à devenir mère et que je n’aurais pas envie d’attendre dix ans pour cela !
J’avais 34 ans quand notre ainée est arrivée, 35 pour la cadette et 37 pour le benjamin. Bien que je sois maintenant âgée pour avoir encore un enfant, j’en ai vraiment eu le désir voici quelques mois. Ce n’était pas un caprice car la vie ne m’a pas vraiment laissé le loisir de faire dans le caprice. C’était un désir fort, une envie d’agrandir encore notre famille et de donner à Louis un petit frère car j’étais sûre et certaine que le quatrième serait un garçon comme je voulais absolument avoir deux filles pour ouvrir notre famille. Deux filles pour, naïvement, nous guérir ma sœur et moi de nos blessures d’enfance. Mais, maintenant je le sais, on ne se guérit pas au travers de nos enfants qui ne sont pas nous. Jamais ! Seul le pardon libère des souffrances, des silences, des injustices. Le pardon qu’on va chercher au plus profond de l’amour porté à ses parents qui, eux, ne feront pas de retour sur eux-mêmes.
Il m’a fallu du temps pour me dire que nous ne serions jamais six sur les photos de notre famille à nous, que, pour moi, il en manquerait toujours un à table, dans la voiture. Je me suis raisonnée car, justement, je ne suis pas une capricieuse, en me disant que j’avais déjà eu une chance folle de donner la vie à trois enfants en bonne santé et que cet amour et cette énergie dont la nature avaient voulu me doter, je les mettrais au service des amis des enfants qui vont et viennent dans notre maison qui, parfois, portent en eux de gros chagrins, de grandes déchirures et que je serais là pour eux, de l’éveil à la foi et des conseils de classe.
Pour certaines de mes amies qui sont restées sur cet enfant porté en cœur mais non dans leur utérus, certains gestes se sont avérés difficiles, voire impossibles comme donner les vêtements et articles de bébé. Mon mari, je le sais, était toujours heureux de ces étapes qui nous éloignaient du monde « bébé », de la dépendance du tout-petit vis à vis de ses parents et surtout de sa mère. C’est ainsi qu’un jour, la maison a vu partir un élément qui y était depuis septembre 2003 : la table à langer faisant également office de baignoire. J’en avais fait une nouvelle courte que je vous donne à lire et j’en profite pour vous signaler qu’une souscription a été ouverte par les pétroleuses éditions pour permettre la publication de mon premier recueil de nouvelles « Maintenant qu’on est là ! ». En cliquant sur le lien suivant, vous trouverez toutes les informations et pourrez également lire deux de mes textes qui y figureront. Quand j’ai écrit ce texte « les encombrants », je pensais être sortie du désir d’un quatrième enfant…j’étais seulement fatiguée puisque le désir est revenu plus tard!
http://petroleuses-editions.com/campaigns/maintenant-quon-est-la/
Depuis bientôt six ans, elle était devenue un élément incontournable de leur paysage. Elle trônait dans la salle de bains où, d’ailleurs, elle prenait une place folle. Elle était bleu ciel avec des motifs figurant des animaux dans des dons pastels. On pouvait deviner des éléphants et des ours. Et, au-dessus des animaux, des ballons s’envolant dans les airs. Le mari et père l’avait choisie haute sur pattes, de manière à ce qu’ils n’aient pas mal aux reins. Elle était pratique avec ses deux larges et profonds tiroirs de rangement et ses trois emplacements latéraux dans lesquels ils avaient pris l’habitude de mettre les pipettes de sérum physiologique, d’éosine, les compresses, le collyre et le tube de mitosyle. Aussi solide soit elle, elle accusait le poids des années et de leurs trois enfants. Elle vacillait sur ses roulettes et le tissu plastifié la recouvrant avait commencé à se déchirer en bas à gauche, laissant apparaître une sorte de mousse rigide et orangé. Le plus jeune de leurs enfants ayant bientôt deux ans, elle ne leur servait presque plus. Certains matins, il arrivait à la maman d’y allonger encore sa deuxième fille et de l’emmitoufler dans une serviette quand elle arrivait, nue comme un ver, dans la salle de bains. Et la bonne et vieille table à langer parvenait à supporter le poids de ses quinze kilos le temps qu’elle finisse de se préparer. Parfois, quand des amis avaient besoin de changer leur bébé, on sentait la table heureuse de reprendre du service en retrouvant sa véritable fonction.
Le papa ayant décidé de repenser l’espace et la décoration de la salle de bains, la table à langer a été délogée. A présent, elle est là, dehors, devant la maison, attendant d’être abandonnée à la déchetterie. D’un bien largement utilitaire, la voici ravalée au statut d’encombrant. La maman sent bien que son mari est heureux qu’elle les quitte. Son départ est le symbole d’une page qui se tourne irrémédiablement. Il est le signe que les enfants grandissent, qu’ils seront bientôt tout à fait sortis des couches. Une forme de liberté revient. Même si, comme lui, elle est heureuse que les enfants aillent de l’avant et qu’elle n’a plus ni le désir ni la force d’envisager un quatrième enfant, son cœur se serre tout de même. Elle repense aux enfants quand ils étaient nourrissons et qu’ils leur donnaient leur bain en soulevant la partie supérieure de la table à langer. Pour le premier, ils étaient, au début, tendus et cherchaient leurs marques. Pour le deuxième, c’était déjà plus facile et pour le troisième, ils agissaient presque à l’aveugle, sans plus se poser de questions. L’expérience les avait rendus confiants. Entre la naissance de leur premier enfant et la naissance du dernier, une seule chose avait changé, les soins du cordon ombilical. Pour les filles, il fallait encore le désinfecter avec un spray, avant de l’enduire de peinture rouge et l’enrubanner dans une jolie petite compresse stérile. Pour le garçon, il n’y avait plus rien à faire, si ce n’est le sécher le mieux possible.
Elle les revoyait, tous les trois, après le bain, microscopiques, comme perdus, au beau milieu de la table à langer qui semblait si grande. Ils étiraient leurs petits bras et leurs petites jambes. Elle les massait longuement avant de les habiller. Elle se rappelle que s’enfermer dans la salle d’eau, pour le bain, avec l’un des enfants bébé, c’était comme appuyer sur le bouton pause, comme plonger dans un autre espace temps. On ne pensait plus à rien. Plus rien n’existait, plus rien ne comptait. Et, en effet, la séance durait longtemps. Elle se souvient de ce moment toujours un peu humide où il fallait sortir le bébé tout mouillé de l’eau, le tenir contre soi d’une main tandis que l’autre cherchait à refermer, dans les meilleurs délais, le dessus de la table à langer qui ferait disparaître la baignoire.
Mois après mois, les enfants grandissaient et prenaient de plus en plus d’espace sur la table à langer. Il devenait difficile de les changer tant ils bougeaient et voulaient tout attraper. Les petits sujets colorés accrochés au-dessus de la table ne suffisaient plus à assouvir leur curiosité. Puis, un jour, on réalisait qu’ils ne tenaient plus sur la table, que leurs pieds et leurs mollets pendaient dans le vide. Dix-huit mois devaient s’être écoulés quand cette vérité se révélait à eux, quand ils étaient prêts à l’accepter.
Elle repense à ces centaines de bains donnés, à ces mille et un changes, à tous ces sourires, câlins et autres gazouillis échangés entre enfants et parents au-dessus de cette table à langer.
Ce matin, son mari a chargé la table à langer dans son coffre. Il l’a abandonnée au milieu d’un fatras d’objets et d’ustensiles arrivés en bout de course et trop fatigués pour espérer trouver, dans une autre famille, une seconde vie. Elle n’est plus là. Dans l’angle, une chaise en paille et bois bleu a pris sa place. Une page se tourne sur la toute petite enfance et de bien tendres années.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
De beaux souvenirs…