Chronique à l’approche du pays bigouden

Hier, après un week-end aux accents estivaux placé sous le signe des retrouvailles entre les enfants d’Aurélie, marraine de Louis, et les nôtres, je sais que je devrais aller me mettre au lit avec le roman que mon amie de bientôt trente ans m’a offert: « Une promesse » de Sorj Chalandon mais j’ai envie de voir un film de Bertrand Tavernier dont je n’avais jamais entendu parler et qu’Arte diffuse  » Dans la brume électrique ». Stéphane sort lentement d’un gros rhume. Il déclare forfait. Je m’allonge sur le canapé de la mezzanine et m’enveloppe dans une couverture rose sentant bon l’adoucissant « grand air ».  Tommy Lee Jones est merveilleux dans ce rôle de détective trainant sa démarche légèrement hésitante entre les bayous de la Louisiane et dialoguant avec le fantôme d’un général sudiste. J’entre sans difficulté dans cette histoire sombre. Je me laisse bercer par des extraits de musique cajun, de jazz ou de blues. L’atmosphère onirique me renvoie à l’un des très nombreux romans de Serge Brussolo dont notre père m’avait suggéré la lecture: « Les enfants du crépuscule ».

Louis, comme toujours, peine à éteindre sa lumière. Je le rappelle à l’ordre quatre fois. Avant de pouvoir à mon tour prendre place dans le train du sommeil, je dois occire les trois moustiques nés du cocktail chaleur et humidité de ces derniers jours. Une grosse lune éclaire les contours du plateau. Le bouleau argenté agite sa longue chevelure. Le chef de gare sonne le départ imminent du train. Plus le temps d’acheter une revue. Je grimpe, trouve ma place dans un compartiment dans le sens de la marche, cale ma tête contre la fenêtre et me laisse emporter. La chaleur et les rayons de la lune me réveillent vers trois heures. Aucun général sudiste ne vient bavarder avec moi. Dommage. Les fantômes ne me font pas peur.

Ce matin, à 5h30, quand la sonnerie de ma vielle mûre retentit, je suis loin, très loin. Je mets un point final à ce bruit strident et laisse mes paupières retomber sur mes yeux. Trente minutes se sont écoulées quand je me réveille en sursaut. Vite, j’enfile mes sabots et dégringole l’escalier qui mène à  la cuisine pour y préparer le thé de Céleste, caresser Fantôme et vider la machine à laver. En Syrie, Bachar El Assad, éternellement soutenu par son allié russe, fait marcher ses troupes en direction de l’armée turque. Les Américains battent le rappel de leurs hommes. Une nouvelle fois trahis, les Kurdes vont être massacrés par les soldats turcs. Comme de bien entendu, l’Union européenne fera profil bas. Elle continue de compter sur Erdogan pour conserver verrouillée la frontière terrestre qui a permis à tant de migrants d’affluer en Europe. Je pense à ces femmes kurdes ayant appris à combattre pour repousser les assauts de l’Etat islamique, des femmes ayant perdu leurs pères, leurs maris et leurs frères; des femmes prenant les armes pour sauver leur vie et celle de leurs enfants.

Le trio est parti. Céleste au lycée et Victoire et Louis au collège. Fantôme a eu sa sortie au point du jour et sa visite à Muguette. Le réfrigérateur est presque vide. Je ne travaille que cette après-midi. Je vais aller faire des courses. Si, le samedi matin, j’adore aller au marché, échanger avec les commerçants, acheter poissons et crustacés, fromages et légumes de saison, je déteste les grandes surfaces, ces temples de la consommation de masse où tout est pensé pour que le client succombe à une frénésie d’achat entretenue par le matraquage publicitaire et ces merveilleux produits élus « produits de l’année ». Je ne perds pas de temps. Je pourrai presque faire les courses les yeux fermés si, le lundi, il ne fallait pas être attentif aux palettes des salariés assurant la mise en rayon. Je m’étonne, ce matin, de ne pas avoir vu de maquillage et de déguisements à l’approche d’Halloween. Pas simple les courses car il faut composer avec les goûts des uns et des autres, essayer de se renouveler et lire l’origine et la composition des produits. Alors que j’écris, que les courses sont rangées, je réalise que j’ai oublié de racheter des ampoules à vis et du vermicelle pour le premier pot au feu de l’automne.

Je prends mon temps. Je rentre par une petite route que j’affectionne et qui traverse la village de Conflans. L’automne progresse dans la canopée. Le rouge a pris possession de la vigne vierge. Une belle teinte rousse s’installe dans les branches des mélèzes. Les rayons du soleil éclairent les plumeaux argentés de l’herbe de la Pampa et jettent des éclats à la surface de l’Ouanne. Je suis triste à la vue de ces sapins que la canicule a tué et qui ne sentiront plus la sève grimper dans leur tronc poussée par l’appel du printemps.

Le cheval d’orgueil se rapproche. J’ai commencé à mettre de côté draps, serviettes, torchons et tapis de bain. Samedi soir, après une longue, longue route, nous aurons atteint notre destination, la même depuis cinq ans: l’île-Tudy, en pays bigouden, de l’autre côté de l’Odet. Comme nous serons heureux de passer le pont qui enjambe la rivière, de voir les voiliers rangés sagement dans le sens du courant et d’admirer Sainte-Marine! Comme nous serons heureux, en sortant de la voiture et d’en libérer notre Fantôme, notre fidèle berger australien, de sentir l’odeur si forte du troène. On aura à peine déchargés le contenu du coffre que les enfants chausseront leurs bottes et se précipiteront à la plage.

Au bout de la terre, le soleil se couche plus tard. Nous aurons le temps de respirer le bon air de l’océan, de faire craquer les yeux des algues brunes sous nos pas, de voir la lumière éclairer le clocher de l’église et de deviner les Antilles de l’autre côté de la ligne d’horizon. Stéphane repartira chercher notre neveu à la gare de Quimper. Le soir, pour le dîner, nous serons alors un couple et cinq enfants. Nelly, Xavier, Lucian et Mané avec lesquels nous avons marché sur le chemin de Stevenson avec des ânes et découvert la Touraine nous rejoindront le lendemain.

Nous rentrerons à la maison la veille de mon anniversaire. Comme souvent, je serai partagée entre l’envie d’être fêtée et celle d’être oubliée. Dans ma tête, pendant des semaines, j’ai eu ces mots « sans fleur, ni couronne ». je pensais à mon beau-père, mort, le jour de ma naissance. Stéphane avait eu l’idée de confier à la famille proche des pigments naturels, ceux que son père broyait pour qu’ils soient dispersés sur le cercueil. Vendredi dernier, Stéphane m’a dit: « hier, c’était l’anniversaire de mon père. Il aurait fêté ses quatre-vingt-douze ans ». Maintenant, je le sais: je vais y arriver. Avoir cinquante ans pour une femme n’est pas simple mais, quand, en plus, on a l’exemple d’un parent proche qui, bien trop jeune, voyait la vieillesse comme un naufrage tant physique qu’intellectuel, on rajoute une difficulté! Je ne vais pas laisser mon cerveau se préparer à rester fidèle à l’héritage paternel. Je vais vivre, longtemps, très longtemps, bien au-delà de mes cinquante-sept ans. Je vais prendre exemple sur notre grand-mère maternelle, la seule que j’ai connue, sur notre mère, sur ma tante et marraine et sur Muguette.

Je vous laisse avec cette histoire que j’ai écrite voici quatre ans. Ce sont Boubat et sa Bigoudène qui me l’avaient inspirée et « Rêverie » de Robert Schumann interprétée par Horowitz lors de son concert à Moscou, en 1986, au début de la détente.

https://www.youtube.com/watch?v=3fhKaAX5dOc

Jeanne vivait depuis quelques semaines dans une maison de retraite, à Pont l’Abbé, en pays bigouden. Ses quatre enfants avaient pensé bien faire en confiant leur mère à une institution spécialisée. Pour faire face au coût que représentait son installation aux « chênes », ils avaient vendu la maison de leurs parents, celle où ils avaient grandi. Jeanne était veuve depuis plus de vingt ans. Ses enfants, surtout ses deux filles, n’étaient pas tranquilles de la savoir seule. Trois enfants avaient quitté la Bretagne pour s’établir à Paris, à Toulouse et à Strasbourg. Le plus proche vivait à Nantes. Les petits-enfants avaient leur vie. Les arrière-petits-enfants étaient tous rentrés à l’école. Jeanne s’était habituée à une forme de solitude. Quand ses enfants lui avaient fait part de leur inquiétude, elle avait fait ce qu’elle avait fait toute sa vie : dire oui pour faire plaisir. Maintenant, elle regardait les chênes depuis la fenêtre de sa chambre ou les grandes baies vitrées des pièces à vivre et elle s’ennuyait au milieu des autres résidents. Les parties de scrabble, de belote, les jeux de mémoire, les souvenirs d’enfance des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer répétés en boucle, cela la rendait triste. Jeanne n’avait jamais été déprimée. Elle savait qu’on pouvait ressentir de la mélancolie, avoir des idées noires, même se suicider (c’était malheureusement une chose assez répandue autour d’elle) mais, elle, elle avait toujours été gaie, heureuse du jour qui est là, réceptive à tous les plaisirs de la vie. Jeanne était entrée à l’âge de quatorze ans dans l’usine Hénaff. Elle sertissait les petites boîtes bleues. Elle travaillait à la chaîne. C’est dans l’usine qu’elle avait connu son mari. Tous les deux avaient mis leur énergie au service de cette entreprise familiale née en 1907, à Pouldreuzic. Son mari avait été un gentil mari, de ces gentils maris qui, les années passant, en viennent à considérer leur femme comme un meuble rassurant et confortable…un lit-clos !

Dans la maison de retraite, les résidents étaient astreints à un régime alimentaire assez sévère. Adieu galettes, pâté, andouillette, beurre salé et cidre fermier ! Cela aussi contribuait à rendre Jeanne triste.

Toute sa vie, Jeanne avait vécu près de l’océan. Elle était née à Combrit, près de Sainte-Marine, de l’autre côté de l’Odet. Par dessus tout, c’est son Atlantique qui lui manquait avec sa plage sans limites, ses vagues vivant au rythme des marées, sa ligne d’horizon, ses chalutiers rentrant au port et trainant dans leur sillage des nuées de goélands gourmands. Et puis, Jeanne voulait danser. Elle avait toujours aimé la danse, toutes les danses. Ses enfants ne le savaient pas mais dans les semaines qui avaient suivi la mort de son mari, Jeanne avait renoué avec son grand amour d’adolescence, Corentin. C’est Corentin qui, le premier, l’avait fait danser dans des bals le samedi. Les bals, c’était avant que Corentin s’engage dans la marine nationale. Un matin, avec son petit baluchon sur l’épaule, il était venu lui dire au revoir. Il ne voulait pas rester au pays et reprendre la ferme familiale. Il ne trouvait pas le courage d’affronter un père ne supportant pas la contestation et habitué à faire revenir à la raison ses enfants à coups de ceinturon. Quand Corentin était rentré au pays plus de vingt ans s’étaient écoulés. Ses parents étaient morts et la ferme avait été vendue. Au cimetière, devant la tombe couverte de bruyère, il avait pleuré sa mère et, rétrospectivement, son amour pour Jeanne, désormais mariée et mère de quatre enfants.

C’est après avoir lu dans le « Télégramme » que des étudiants à Paris défiaient les forces de l’ordre avec des pavés et des slogans libertaires que Jeanne avait pris la décision de quitter la maison de retraite. Elle allait tourner le dos à toutes ces vieilles femmes aux cheveux couleur hortensia et à ces vieux messieurs bougons et, parfois, libidineux. A quelques jours de son quatre-vingt-dixième anniversaire, il était plus que temps de prendre sa vie à bras le corps et d’assumer ses choix vis à vis de sa famille. Jeanne avait prévenu Corentin. Elle viendrait s’installer chez lui. Il la rejoindrait le dimanche 27 octobre 1968 sur la grande plage de l’île-Tudy à 8h00.

La veille du départ, Jeanne avait eu du mal à trouver le sommeil. Au réveil, il faisait encore nuit. Elle avait jeté quelques affaires dans son sac à main. Sa coiffe héritée de sa mère qui la tenait elle-même de sa propre mère, elle la porterait sur sa tête. Elle avait réussi à se faufiler dehors sans qu’on la voie et, elle avait attendu sur le bord de la route qu’une voiture passe. Une Golf rouge s’était arrêtée et le conducteur, un jeune homme étudiant à Nantes et rentré dans sa famille pour le week-end, l’avait fait monter à bord. Il sortait de boîte de nuit. Il avait pas mal bu, si bien qu’en voyant cette vieille dame avec sa coiffe sur la tête, il avait crû avoir rêvé ! Il avait accepté de la conduire jusqu’à la plage de l’île-Tudy. Ce n’était pas exactement sa route. Cela lui faisait même faire un large détour mais cette vieille dame était si sympathique qu’il avait envie de lui faire plaisir. Chemin faisant, elle avait eu le temps de lui raconter son histoire. Il avait garé sa voiture près de la plage et avait aidé Jeanne à descendre. Elle l’avait embrassé avec autant de chaleur et de spontanéité que s’il avait été l’un de ses petits-fils.

Renan, le jeune homme, était resté debout, appuyé à la portière de la voiture et avait regardé Jeanne marcher en direction de la plage. C’était étonnant cette vieille Bigoudène avec sa coiffe sur la tête, à cette heure, sur la plage ! Sa silhouette se réfléchissait à la surface de l’eau. Le soleil finissait de sortir de l’océan. Jeanne avait respiré à pleins poumons l’odeur des embruns et des algues brunes. Elle avait retiré ses chaussures pour sentir le sable humide sous la plante de ses pieds. La marée remontait. Bientôt, les vagues viendraient lécher ses chevilles. Elle n’avait pas pensé à poser son sac. Tout à coup, elle se mit à rire. Elle pensait à la tête que ferait Corentin quand, tout à l’heure, il découvrirait qu’elle avait empilé dix boîtes de pâté Hénaff dans la tour en dentelles de sa coiffe. Renan en avait des dizaines sur la banquette arrière de sa voiture. A l’approche des examens, il avait fait des réserves. Il ne perdrait pas son temps en cuisine : une baguette, des cornichons, du bon pâté pur porc et le tour serait joué ! Voyant combien les petites boîtes bleues fascinaient sa passagère, il lui en avait donné dix !

Je dédie cette chronique à toutes les vieilles dames qui s’ennuient dans les maisons de retraite et auraient préféré pouvoir rester dans leur maison, à tous les amoureux, voileux ou pas,  de la petite boîte bleue et à ceux qui sont aux commandes de l’usine. Puissent-ils encore très longtemps lui conserver son âme et ne pas laisser entrer le loup dans la bergerie !

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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