Chronique d’une famille sur un plateau en hiver

Quand je pousse la porte de la maison, il est 6h30. En sabots, je marche jusqu’à la voiture. Les vitres sont couvertes de givre. Je la laisse chauffer avant de conduire Céleste sur le parking de l’ancienne gare où elle prendra le car avec d’autres lycéens. Fantôme est comme sa maman deux pattes: il adore le grand froid sec! Je le vois à la manière dont il attaque le chemin qui dégringole à travers bois et champs. Le froid le galvanise et correspond pleinement à sa nature de sportif engagé! La route cristallisée chante sous les roues boueuses du vélo. Les sillons sont durs comme de la glace. Le soleil déroule au-dessus de la ligne d’horizon, par-delà l’océan céréalier, sa longue écharpe rose, jaune et orange.

Un petit tour chez Muguette à la ferme des Godards. Pépette, petite chienne adoptée dans un refuge après que Muguette ait perdu son mari, André, n’a pas envie de mettre sa truffe dehors. Elle préfère la couverture blanche posée sur le canapé, non loin du poêle. Avec Fantôme, nous allons nourrir les moutons, Kiki et Nénette. Muguette leur prodigue de si bons soins qu’ils sont ronds comme des sumos. Depuis quelques jours, Muguette les garde au chaud tout relatif de l’étable mais ils n’aiment pas être enfermés et sont prêts à tout pour retrouver leur enclos à ciel ouvert. Muguette me raconte que lorsqu’elle avait quinze ans et travaillait en qualité de fille de ferme dans une exploitation en Seine et Marne, elle avait la force de saisir un mouton par les deux pattes pour le mettre sur le dos avant la tonte. Muguette a conservé une force physique peu commune. Il m’arrive de penser que dans un futur dont on ignore tout, Muguette aura rejoint André parti si violemment et que le portail qui mène à sa maison restera fermé. Son potager sera à l’abandon, son jardin et le poulailler aussi. Cette pensée me rend si triste que je la combats en passant autant de temps que mon quotidien me le permet dans la pensée sage et drôle de Muguette.

Cela fait plus de treize ans que nous avons posé nos bagages dans ce coin du Loiret. Si les rivières aux eaux si claires confèrent au Gâtinais une vraie douceur, les champs qui s’étendent à perte de vue sont, en hiver, assez tristes et hostiles. Ici, la terre est mauvaise, pleine de silex que les labours ne font que faire encore un peu plus remonter à la surface. J’ai entendu qu’en Bretagne, une jeune génération d’agriculteurs fait le choix de ne plus retourner la terre de façon à ne pas l’épuiser. La terre est vivante. Seule, elle se débrouille à merveille. C’est l’homme qui, poussé par la nécessité de produire davantage pour nourrir une population toujours plus nombreuse, s’est mis à la maltraiter, à l’engraisser de produits chimiques. C’est ainsi que la Hollande, pays bien plus petit que la France, est le deuxième producteur céréalier derrière les Etats-Unis! La société Monsanto est un monstre aussi hideux que ceux dont la mythologie nourrit nos imaginaires. Le lobbying est si puissant que je me demande comment, un jour prochain, nous réussirons à avoir raison de cette société qui a vraiment quelque chose de satanique et qui, si elle continue son oeuvre destructrice, nous vaudra des visions d’Apocalypse de saint Jean! A l’institut Curie, les médecins savent bien que les personnes ayant grandi dans des exploitations agricoles peuvent développer des cancers dits épidémiologiques qui, heureusement, ne seront pas transmissibles aux enfants. Et que dire des maladies neurologiques, des bébés naissant avec des membres manquants…L’enfer est sur terre. C’est l’homme qui en est le créateur!

Les années passant, j’ai accueilli tant d’agriculteurs en souffrance dans mon cabinet que je pense avoir acquis une connaissance des réalités de leur vie très profonde: infantilisation des grands enfants par des parents vieillissants, manque de confiance en soi, éducation « marche ou crève », obligation morale en lien avec la reprise de l’exploitation, imbrication entre ferme et outil de production, caprices météorologiques, sentiment de vivre sans cesse sous le regard des autres, conflits entre les générations s’agissant des choix d’exploitation des terres, esclavage autour des bêtes, en particulier les vaches laitières et les cinq heures de traite journalière, la difficulté à partir en vacances, à dégager du temps pour soi…

J’ai été sollicitée par la MSA Beauce-Coeur de Loire pour animer des séances de sophrologie pour des agriculteurs. Le groupe était très agréable. J’ai beaucoup axé le « travail » sur la confiance en soi, déterminante de la confiance en l’autre, la capacité à affronter des difficultés qui, le soir venu, sont aussi impressionnantes que les sommets  himalayens, le retour à un sommeil réparateur, la captation par les cinq sens des moments heureux du quotidien. Comme j’étais heureuse de voir ces femmes et ces hommes si fatigués, anxieux, doutant de bien faire, essuyant si souvent les critiques des parents, dégager ces deux heures dans leur semaine pour penser à eux, apprendre à respirer, se mettre à l’écoute de leur corps et s’évader loin, très loin des champs, des bêtes, des semis à venir.

Cette connaissance que j’ai de la vie rurale, je la dois au fait d’avoir déjà vécu enfant et adolescente à la campagne. D’abord dans la Sarthe, l’année de ma sixième, une propriété située à quelques kilomètres du Mans et, l’année de ma terminale, dans un hameau, Malacan, suspendu dans la montagne Noire, non loin de Castres. Par ailleurs, notre père avait une tante maternelle et marraine qui possédait une petite ferme dans le sud du Finistère. C’était la ferme telle qu’on se l’imagine avec sa longère dont le sol était couvert de terre battue, une cheminée rendue encore plus noire par le manque de lumière et les plafonds bas, une étable avec quelques vaches laitières qui, dans mon souvenir d’enfant, avaient une robe noire et blanche, une basse-cour avec ses canards de barbarie ignobles avec leurs pustules rouges au-dessus du bec, un puits auquel nous avions interdiction de toucher tant la manivelle qui remontait le sceau rempli d’eau pouvait être dangereuse si nous la lâchions brutalement. La marraine n’habitait pas dans la longère mais dans une toute petite maison au confort plus que rudimentaire. A droite, en rentrant, on trouvait une vieille machine à coudre Singer qui me plaisait beaucoup avec sa pédale ajourée. La marraine avait beaucoup de plantes dans sa cuisine dont je conserve un souvenir clair même si les vitres n’étaient pas forcément impeccables. Dans un pays où il pleut si souvent à quoi bon s’user à nettoyer ses carreaux! La marraine était veuve depuis longtemps. Son mari et elle n’avaient pas eu d’enfant mais elle avait investi d’un amour inconditionnel l’un de ses neveux, Pierre et Pierre savait lui rendre cette tendresse. J’imagine que c’était le mari de la marraine qui avait dû, par le passé, exploiter les terres. Je me rappelle avoir couru, l’été, dans un champs dans lequel ne restaient plus que les pieds des épis de maïs coupés. Je m’y étais entaillée la peau des chevilles et des mollets. De l’autre côté de la route se trouvait ce chemin bordé par une haie de cerisiers que notre père aimait beaucoup. La légende paternelle raconte qu’il aimait, enfant, s’installer sur les branches des cerisiers et y rêver. Une chose est avérée: il adorait les cerises! Surtout les bigarreaux dont le jus est aussi rouge que le sang. Le chemin était grevé d’une servitude de passage. Notre mère l’a vendu. Maintenant, c’est une parcelle le long de la route qui est préemptée par la commune pour réaliser une piste cyclable. C’est tout l’héritage plus poétique et sentimental que matériel de notre père qui s’en va. Bientôt, pour nous, la Bretagne se résumera à des tombes dans des petits cimetières toujours si impeccablement entretenus par les vivants.

La marraine de notre père était la gentillesse même. Habituée à la solitude, elle parlait peu quand, chez certains, la même expérience de la solitude peut, quand à nouveau ils ont la possibilité de parler, les transformer en moulin à paroles. Elle avait une manière très personnelle de lever le menton en guise d’assentiment. Elle avait le corps sec, des mains noueuses et des cheveux gris retenus par des pinces. Je regrette de ne pas avoir pu vraiment parler avec elle. Elle aurait été en mesure de me raconter son enfance, son adolescence, de partager avec moi ses souvenirs avec sa soeur, notre grand-mère paternelle, morte peu de temps avant que nos parents ne se marient. Il y a eu beaucoup de malheurs dans cette famille et, en lisant, « La peine du menuisier » de Marie Le Gall j’ai pensé à tout ce pan de notre histoire familiale que je connais si mal. Je n’en ai que des bribes, un peu comme des flash-back dans un film en noir et blanc. C’est dommage qu’au moment où on n’a envie de connaître vraiment son histoire les témoins privilégiés reposent à l’ombre des pierres tombales et que les vivants ont fait le choix de murer la porte d’accès à leurs souvenirs.

Lors de notre deuxième séjour dans le Finistère avec Stéphane, ma soeur, son mari et leur petite Margot, âgée de deux ans et demi, les hommes avaient loué des tronçonneuses pour tenter de libérer un passage vers la ferme. Comme dans le conte de la belle au bois dormant, après la mort de la marraine, la nature avait petit à petit envahi la longère. C’est à peine si on la voyait encore. Assez en tout cas pour qu’elle serve de repère à des jeunes qui la savaient inhabitée. Aussi longtemps que la maison ne fut pas acquise par un homme malheureusement parfaitement dérangé psychologiquement et ayant rendu la vente pénible, notre mère avait toujours peur qu’un feu ne prenne en été dans les broussailles. Mathieu et Stéphane avaient passé plusieurs heures en bottes à lutter dans cette forêt vierge pour un résultat assez désespérant comme les remarques qui leur furent adressées après…Auraient-ils dû consacrer leurs quinze jours de vacances à débroussailler Menez Rohou?

Entre le départ du trio au collège et au lycée et la sortie en vélo, je dépose dans des panières draps, serviettes et torchons, casques, masques et gants en vue de notre départ à la montagne, boîte d’aquarelle, carnets à dessin et crayons de couleur. Je suis triste que nous ne retrouvions pas mamie Arlette et son chalet que son mari et elle ont construit dans le Queyras dans les années 70. J’aime cette région reculée dont l’accès est si difficile à partir de Briançon et qui est le berceau d’une branche de la famille de notre mère, celle qui a fait souche dans le Gard. L’an passé, l’aller comme le retour ont été si éprouvants que j’ai bien compris que Stéphane n’y retournerait pas avant longtemps. Pendant le trajet du retour alors que toutes les voitures étaient à touche touche dans un sens comme dans l’autre, j’avais eu tout le loisir de me livrer à une étude poussée des différents systèmes de chaînage et d’étudier le comportement des conducteurs et des passagers. Si cela peut vous amuser, voici le lien pour lire ou relire cette chronique que j’aurais pu envoyer à 60 millions de consommateurs!

https://horscadre.ovh/chronique-dun-retour-du-queyras/

Cette année, pas de Queyras, pas de passage par le majestueux col du Lautaret, pas de route en lacets jusqu’à Saint Véran ou Molines en Queyras mais la découverte d’un village classé parmi les plus beaux de France et perché à 1800 mètres d’altitude: Bonneval sur Arc dans la vallée de la Maurienne, au pied du col de l’Iseran. Cette année, notre Fantôme, notre berger australien, reste à la maison. C’est ma mère qui vient veiller sur lui. Je suis trop fatiguée pour le promener soir et matin de longues heures après et avant de partir skier avec Stéphane et les enfants. Emmener Fantôme, cela veut dire être la première sur le pont comme tout le reste de l’année pour lui consacrer le temps dont il a besoin pour qu’il puisse ensuite, supporter de demeurer dans un lieu ridiculeusement petit pour son grand corps.

Pour l’heure, la météo est à la neige. La neige tombe de plus en plus tard sur nos massifs. Qui sait? Dans quelques années, il n’y aura plus de neige à Noël et on pourra skier jusqu’en juin! Dans le collège où sont scolarisés nos deux enfants les plus jeunes, Victoire et Louis, la grippe s’en donne à coeur joie ainsi que d’autres virus de saison. Les virus sont désormais comme nos moustiques: ils se rient des antibiotiques comme les moustiques font la nique à nos prises et autres produits censés les exterminer. L’homme est vraiment ce tout petit être qui pense régner en maître incontesté sur la nature, la détraque, la maltraite et la retourne contre lui…Je trouve qu’on ne met pas assez l’accent sur l’environnement dans les collèges et les lycées. Si, chez nos enfants, ne se développent pas une vraie conscience écologique alors s’en sera finie de notre présence sur la planète. Certaines de mes patientes en arrivent à regretter d’avoir mis des enfants au monde.

Samedi soir, en famille, nous avons regardé « Bohemian Rhapsody » et toute la journée du dimanche nous avons baigné dans la musique de Queen. Nous avons été soufflés par la prestation de Rami Malek incarnant Freddie Mercury. Tous les acteurs sont excellents et ce film réussit le tour de force de ne jamais basculer dans le sordide ou le pathos. J’ignorais que Freddie Mercury, de son vrai nom Farrokh Bulsara, était né à Stone Town dans le protectorat de Zanzibar dans une famille membre de la communauté pârsî, de religion zoroastrienne. Ses parents étaient originaires de l’Etat du Gujarat en Inde.  C’est la révolution de Zanzibar, chassant le sultan et aboutissant sur la création de la Tanzanie, qui a poussé la famille Bulsara à venir s’installer au Royaume-Uni. Authentique surdoué, leur fils aîné aurait pu devenir également un grand dessinateur mais ses dons pour le chant et la musique en ont décidé autrement. Je ne savais pas que Freddie Marcury avait été si proche toute sa vie de la seule femme qu’il ait aimée au point de vouloir l’épouser, Mary Austin. A la mort de l’artiste, elle a hérité de la moitié de sa fortune et de sa maison victorienne à Londres où elle s’est installée avec sa famille. Freddie Mercury a été l’un des premiers artistes à révéler publiquement qu’il était malade du sida. Je me rappelle également la mort de cet artiste tout à fait inclassable, Klaus Nomi. C’est aussi le sida qui l’a emporté.

Ci-dessous un extrait de l’incroyable concert donné par des artistes à Wembley en 1985 pour lever des fonds pour lutter contre la famine en Ethiopie. Dans cet extrait, le groupe Queen. A écouter jusqu’au bout pour le moment de communion avec le public.

https://www.youtube.com/watch?v=0omja1ivpx0

J’ai toujours pensé que certains êtres naissent en sachant que leur vie sera courte et que cela peut expliquer l’intensité phénoménale qu’ils mettent dans tout ce qu’ils entreprennent, le plus souvent, de manière géniale. Baudelaire, Jacques Brel, Jimmy Hendrix, Chet Baker ou bien encore Amy Winehouse étaient ces étoiles fulgurantes pour lesquelles la durée de la vie n’est rien en comparaison de l’intensité du moment présent. Ils donnent le sentiment de se consumer quand ils vivent plusieurs journées en une. Les drogues peuvent les emporter précipitamment mais elles leur sont indispensables pour parvenir à juguler cette hyper sensibilité qui fait d’eux ces grands albatros emprisonnés sur les ponts des navires par des marins cruels et qui ne peuvent plus déployer leurs ailes.

Une des chansons de Brel qui m’amuse le plus:

https://www.youtube.com/watch?v=5TYIxEgd6VA

Quand j’avais quinze ans et que je séjournais en Rhénanie chez ma correspondante Eva, ses parents nous ont fait un incroyable cadeau: des billets pour assister à un concert durant douze heures dans l’immense stade de Düsseldorf. Nous y avions entendu UB40 et Marilion. Alors qu’une nuit douce et étoilée était tombée au-dessus du stade et de ses milliers de spectateurs, le groupe Queen avait fait son apparition sur scène. Pendant plus de deux heures, ils avaient joué leurs chansons les plus connues. Freddie Mercury était un vrai dieu de la scène. Il l’arpentait en long et en large avec générosité. Agée de seize ans, juchée sur les épaules d’un grand gaillard, j’avais bien conscience de vivre un moment unique que ma mémoire imprimait comme une chanson dans les sillons d’un disque en vinyl. Par la suite, je n’ai plus jamais assisté à un concert aussi incroyable. Plus tard m’auront marquée le concert du groupe Téléphone dans les arènes de Fréjus,  le spectacle « Cabaret » aux Folies Bergères et, l’été dernier, « Fantasia » projeté dans le théâtre antique d’Orange et joué par l’orchestre national de Lyon. Nous avons même eu droit à une interruption du spectacle alors qu’une pluie chaude tombait sur les gradins d’un ciel d’encre seulement éclairé par les éclairs jetés par Zeus.

https://www.youtube.com/watch?v=qqWZTBfiprE

Samedi matin, vers neuf heures, les deux battants du portail verts se refermeront après le passage de la voiture. Fantôme aura tenté de monter dans le coffre avant de comprendre qu’il ne se serait pas de l’aventure. Alors, le regard triste, il ira chercher la présence rassurante de ma mère. Ma mère n’aura eu de cesse de me stresser en me demandant si je n’ai pas oublié telle ou telle chose. Je ferai de gros efforts pour ne pas m’emporter. Je me rappellerai très vite que sans elle, les vrais moments de détente seraient impossibles. Je penserai plutôt à lui rapporter une tarte aux myrtilles!

Je souhaite à tous les enfants qui seront en vacances vendredi soir de se reposer, de reprendre des forces s’ils ont été malades et aux parents qui pourront décrocher un peu de réussir à se ressourcer. Je vous laisse avec une chanson que j’ai découverte samedi dernier sur France Inter et que j’aime beaucoup.

https://www.youtube.com/watch?v=FESQThZNMVI

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner, sophrologue en sabots

2 commentaires sur “Chronique d’une famille sur un plateau en hiver

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