Six heures trente, il fait vraiment froid dans la salle de bains du rez-de-chaussée. Tout le monde dort. J’entends quatre respirations calmes et profondes. Je marche à pas de loup. Le sommeil des autres m’est sacré ! Au bout du couloir, Fantôme est là. Il m’a vue. Sa queue fouette en cadence les dalles de l’entrée. Il se laisse glisser sur le dos, les quatre fers en l’air. C’est l’abandon. Je le caresse longuement tout en lui parlant. Il ferme les yeux. Une grosse boule rouge monte au-dessus de la ligne d’horizon, un horizon jaune colza. Nous sommes rentrés hier de notre escapade gardoise en passant par l’Ain. Nous avons offert à nos trois enfants un retour aux sources et la présence rassurante de leurs deux grands-mères.
Côté branches maternelles, ils n’auront connu qu’une arrière grand-mère. Leur grand-père est mort de longues années avant leur naissance. Côté branches paternelles, ils auront eu la chance de connaître deux arrières grands-parents et leur papi parti le 27 octobre 2012. Le 27 octobre, le jour de ma naissance, en 2012, une excellente année pour le vin. C’est ce qu’a dit Stéphane alors que, tous deux, au cimetière, nous nous recueillions au-dessus de ta tombe de son père, une tombe que sa maman a voulu sobre avec une croix en bois toute simple et dont la terre est seulement couverte de pieds de buis et de fleurs. Même s’il était déjà âgé, même s’il quittait la vie à pas comptés, allait du centre vers la périphérie, avait renoncé à sa passion dévorante pour la peinture, il aura marqué la mémoire de ses petits-enfants. Il a réalisé trois magnifiques huiles de ses trois premiers petits-enfants, des adultes maintenant. La toile de Céleste est restée à l’état d’ébauche, de même que celle de Louise. Victoire m’a confiée, récemment, qu’elle aurait beaucoup aimé que son papi la peigne.
Quand j’y songe, je réalise que j’ai toujours su que les enfants de ma sœur et les miens n’auraient pas de grand-père. Je me dis que c’est même un miracle qu’il soit resté notre père si longtemps. J’avais oublié cette évidence. Elle m’est revenue avec violence alors que j’achevais la lecture du roman d’Olivier Bourdeaut « en attendant Bojangles ». Dans cette histoire, aussi drôle que triste, l’auteur décrit remarquablement bien la folie douce qui devient dure, la maladie mentale qui, au début, est un jeu auquel on veut croire par amour pour celui qui en souffre et qui, avec le temps, déséquilibre toute une famille. Je ne cherche pas à vous convaincre –chacun ne s’arrange-t-il pas avec la vérité ?- mais je trouve que choisir la nuit quand on n’arrive plus à lutter contre la maladie, qu’on est épuisé moralement et physiquement, qu’on n’a plus la force de jouer son rôle, et qu’on ne veut plus peser sur ceux qu’on aime, est un acte d’amour total car il libère la famille d’un fardeau de plus en plus lourd.
Je pense que notre père est parti parce que ma soeur avait rencontré Mathieu et que j’allais me marier avec Stéphane. Ces gendres qui ne le seraient jamais lui permettaient de quitter la danse.
Je profitais du trajet du retour entre l’Ain et la maison pour terminer le roman. Et, à la lecture des dernières pages, mes yeux se sont embués et mes larmes se sont mises à couler le long de mes joues. Elles tombaient sur le dos de mes mains. J’étais prise de court. Je ne m’attendais pas à ce que cela me touche si profondément. Quand les enfants ont vu que je pleurais, ils ont voulu savoir pourquoi. J’ai commencé le récit de cette histoire qui entrait si fort en résonance avec la mienne, celle de ma sœur et de nos parents et puis, ma voix s’est brisée et je ne pouvais plus poursuivre. C’était trop dur d’expliquer à nos enfants ce qui me rendait soudainement si triste alors que, une heure avant, je riais aux éclats en tournant les pages du même roman.
Je me rappelais qu’avant chaque hospitalisation, notre père était plein d’espoir. Cette fois, c’était la bonne. Il allait surmonter ses démons, avoir la force de saint Georges face au dragon. Et puis, à chaque fois venait le temps de la désillusion de plus en plus douloureuse. Je me rappelle comment, dans un service de psychiatrie, il endossait l’habit du chef de service et faisait sa tournée. Il rendait visite à tous les malades car, bien sûr, lui ne l’était pas ! Il avait le don pour les faire rire, leur redonner de l’espoir. Il prenait les patients, tous des névrosés pas des psychotiques, dans ses bras, s’assurait qu’ils supportaient bien leur traitement, avaient bu leurs vitamines. Il était très tactile avec tout le monde, sauf avec sa femme et ses filles. De longues années, il a mené en bateau le chef de service de psychiatrie d’un hôpital parisien. Les consultations se transformaient en échanges mondains. D’un trait de plume, on balayait la question de la santé et on parlait littérature et peinture, sociologie et politique. Il ne manquait plus que les coupes de champagne et les petits fours ! Quand notre père sortait d’une consultation avec cet éminent psychiatre dont l’expertise avait conduit les conseillers de la Cour de cassation à reconnaître aux transsexuels le changement de leur état civil dans l’affaire Botello, immanquablement, il disait : « Le pauvre Professeur, il m’inquiète. Il aurait besoin d’un bon bol d’air ! Toute cette folie, cela épuise ! ».
Ce petit manège a duré longtemps car il était dans la fuite et qu’on le laissait filer à l’anglaise et puis, un jour, il a fait la connaissance d’un psychiatre qui n’était pas du style à se laisser gentiment manipuler et qui, contrairement à ses confrères, n’hésitait pas à parler de lui pour que son histoire entre en résonance avec celle de ses patients. Mais, malheureusement pour notre père, il était trop tard. Il avait perdu dix ans dans des consultations mondaines. Comment aurait-il pu s’en sortir sans remonter à la genèse de son histoire, à son enfance bretonne, au couple que formait leurs parents, aux grands-parents, à la mort prématurée d’une mère qui aspirait tant à ce que ses deux fils se réalisent pleinement loin de cette terre qui finit dans l’océan, à l’alcool qui détruit des familles sur plusieurs générations, à ce besoin de pardonner à ceux qui nous ont fait souffrir, ont saccagé notre enfance en s’adonnant, parfois, aux mêmes abus ? Comment endosser l’armure de Georges et terrasser le dragon quand on est gavé de médicaments dont les noms sont si chantants qu’anxiolytiques, antidépresseurs ou neuroleptiques ?
Récemment, avec Stéphane, nous avons vu les cinq épisodes d’une série diffusée par la BBC « Patrick Melrose ». Avant d’être adaptée pour la télévision, il s’agissait de quatre romans écrits par Edward St Aubyn. L’auteur s’est très largement inspiré de sa terrible histoire pour venir nourrir s
Notre père était un conteur né. Il m’avait promis un roman, un roman policier. Je sais qu’il l’a écrit et réécrit des dizaines de fois dans sa tête sans papier ni encre mais à grand renfort de déambulations nocturnes et solitaires. Il était incapable de raconter un événement d’une manière factuelle, à la façon d’une dépêche de l’AFP. Il brodait, enjolivait. C’était merveilleux ! Il faisait de sa vie un conte. Il faisait de ses proches et de ceux qu’il rencontrait des personnages de roman. Quelle chance d’avoir, grâce à lui, échappé à trop de vérité, de normalité ! Est-ce cette folie douce en germe, cette profonde ligne de faille qui faisaient de lui l’un des esprits les plus brillants et les plus libres parmi ses condisciples ? On lui promettait une carrière exceptionnelle et, en effet, elle le fut avant qu’un manque de stratégie dans ses choix ne le condamne au noir du placard. Dans « en attendant Bojangles », la maman, qui ne porte jamais deux fois le même prénom, décompense après avoir chassé à coups de parapluie un inspecteur des impôts venu leur réclamer une somme absolument faramineuse correspondant à des années d’impôts non payés. Notre père, lui, s’est fragilisé à partir du moment où sa carrière ne s’est plus déroulée comme il le souhaitait.
Alors que j’avais commencé des études de droit et que lui avait quitté l’Intérieur pour la Justice, il m’avait suggéré d’écrire un roman policier dont l’action se déroulerait sous les ors et dans les bibliothèques du Conseil d’Etat. Un tueur s’amuserait à semer la panique place du Palais-Royal. Des conseillers d’Etat, des maîtres des requêtes, des auditeurs première et deuxième classe, des présidents de section et de sous-section seraient assassinés les uns après les autres. Le droit administratif aurait tenu un rôle de premier plan dans cette intrigue et, sans doute, aurait-il fallu chercher du côté du contentieux, le meurtrier. Le contentieux mène à la folie…C’est notre père qui le disait ! Comment un homme de terrain, aimant les êtres, apte à prendre si vite des décisions graves, orateur hors pair, aurait-il pu s’épanouir dans une cour essentiellement féminine à penser la jurisprudence ? Je me souviens comme j’avais gros cœur quand j’allais le voir là-bas, quelque part entre Dupleix et Invalides, et que je le trouvais dans un bureau minuscule (en comparaison de ceux que je lui avais connus) entouré de piles de dossiers aussi hautes que des bouts du mur de Berlin. Place du Palais-Royal, ses vieux copains de promo qui, comme lui, devaient souvent pleurer les amis, les amours et les emmerdes, l’attendaient de pied ferme. Avec lui, c’est sûr, ils auraient retrouvé toute la folie douce de leurs jeunes années !
J’ai longtemps pensé qu’un jour, il me l’offrirait ce roman. Il n’est jamais venu. En revanche, j’ai archivé des dizaines de lettres poétiques, de cartes d’Europe et d’Afrique, véritables invitations au voyage, de mots griffonnés à la va-vite sur du papier à en tête, de dédicaces dans des livres. Dans notre famille, on aime écrire. Mais, certainement, c’est à notre père que je dois ce besoin journalier de plonger en moi en empruntant les marches usées d’un grand escalier à vis pour y entendre ma petite musique intérieure et d’en faire remonter des filets de mots argentés.
Cher Olivier Bourdeaut, si votre Lady Bojangles avait croisé la route de notre père, je crains que leur vie n’ait pas été plus longue qu’un soir d’été. Elle aurait eu la magie d’un déjeuner au soleil, la poésie des vers de Lord Byron inscrits dans la pierre du temple du Cap Sounion. Quand je vous ai vu et entendu sur le plateau de « la grande librairie », j’ai tout de suite pensé à Scott et à Zelda Fitzgerald, à la folie légère de Gatsby le magnifique, à cette société dansant sur les cendres encore chaudes d’un monde à jamais emporté par les éclats d’obus et les tranchées boueuses de la Grande guerre. J’ai été conquise par votre allure old fashioned. Vous sembliez également avoir traversé l’écran comme le héros de « la rose pourpre du Caire ». Naïvement, je pensais que vous aviez puisé dans votre histoire la matière pour incarner vos personnages. Je me trompais. Vos parents sont tous les deux « normaux » et s’il faut à tout prix chercher des points communs, ils vivent bien en Espagne depuis qu’ils ont pris leur retraite et le poste de télévision familial avait rendu l’âme avant que vous ne veniez au monde.
Prenez le temps de savourer votre succès ! Prenez le temps d’écrire un autre roman et si, à sa sortie, les critiques qui vous avaient porté aux nues se montraient réservées, ne vous en inquiétez pas. Ils font toujours ça ! Ne vous souciez que du plaisir que vous aurez à écrire, à l’aube, une nouvelle histoire et à la joie future que vous donnerez à vos lecteurs. J’ai écouté « Mister Bojangles » de Nina Simone après avoir fini votre roman. Je lui préfère « Wild is the wind ». Je vous serais infiniment reconnaissante d’embrasser mademoiselle Superfétatoire pour moi.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
bonjour
je trouve que vos historiettes familiales ou vos grandes histoires de familles et de racines sont ce que vous ecrivez le mieux, enfin il est sans doute plus juste de dire que c’est ce que je prefere lire, je ne susi pas critique litteraire
je n’ai pas reçu votre ouvrage, la fnac doit retourner milles cartons pour en retrouver un …
je crains vous avoir fait presser le pas ce matin sur un chemin bordé de colza
je trouve les yeux de cette petit fille en peinture tres réels
bonne journée
Cher Cédric, c’était donc vous chevauchant ce gros animal bleu. En effet, avec Fantôme, nous avons pressé le pas. Ce n’est pas grave! Une marche plus tonique! Le colza est magnifique! Il me console de l’océan. J’imagine des vagues jaunes sur un océan vert. Je vous remercie pour votre message. Cela fait longtemps que je voudrais écrire un roman familial mais le temps me manque. C’est la nuit que j’aime le plus écrire mais, après, j’ai du mal à faire face à mes obligations diurnes. Mon beau-père était un peintre très talentueux. Il avait passé plus de dix ans à retrouver toutes les techniques anciennes des maîtres flamands et hollandais du 17è siècle. Il faisait tout lui-même: ses couleurs, ses panneaux, ses toiles. Je vous souhaite une agréable journée et vous dis à bientôt. Je ne suis pas surprise que la FNAC ait du mal à trouver le recueil. Vous auriez eu dans les 24 heures un exemplaire de « en attendant Bojangels ». Passez une agréable journée. Il fait si beau!