L’automne avance et, avec les années, il me fragilise de plus en plus. J’aime profondément cette saison flamboyante, toutes ces couleurs jetées dans les arbres, les promenades en forêt, l’odeur de l’humus, des champignons, des cèpes dorant dans la poêle frissonnante, le vol des oiseaux migrateurs, le bruit des glands craquants sous les roues de mon vélo. Mais chaque année, la nostalgie s’accentue. Mes oreilles réagissent trop aux sons longs des violons. Mon coeur se serre en songeant aux feuilles mortes qui se ramassent à la pelle. L’enfant, en moi, s’agite. Il me tourmente. Il me fait me retourner loin, très loin sur mes pas. Je revois la Sarthe, ma soeur avec ses boucles blondes, nos parents encore jeunes quoique déjà très désillusionnés, nos deux chiens et ces monticules de feuilles d’automne dans lesquelles nous nous jetions.
Je suis née à la fin du mois d’octobre, née sous le signe de l’eau et d’un animal qui fait fuir tout le monde et dont la réputation sulfureuse a envahi les ouvrages d’astrologie. Je suis née scorpion, ascendant scorpion. j’ai, avec ceux qui partagent le même signe que moi, une complicité immédiate. Quelque chose de l’ordre de la reconnaissance. J’ai toujours eu beaucoup d’amis scorpions. Mon mari est ascendant scorpion comme notre fils qui aurait dû naître sous ce signe mais a joué les prolongations utérines. Notre grande nièce est scorpion. Sa petite soeur est ascendant scorpion. Si on est répertoriés parmi les signes d’eau, il y a beaucoup de feu en nous. Je ne vais pas me lancer dans une analyse approfondie des natifs de ce signe.
L’automne me fragilise car c’est la saison qui m’a vue naître et que c’est celle qui me voit vieillir. Le matin, ma désormais mauvaise vue m’empêche d’observer mon visage avec la précision d’un entomologiste, comme Marguerite Duras parlait du sien ayant vieilli prématurément quand elle avait dix-huit ans. Mon regard n’est pas clinique. Il est flou. J’avais écrit « fou ». Le brouillard ne m’empêche pas de voir que mes cheveux s’argentent, que de nouvelles rides apparaissent, que l’oval n’est plus aussi net. C’est comme ça. Je l’accepte et je ne suis pas de celle qui croit dans les vertus des soins de beauté, les crèmes de perlimpinpin et les injections qui confèrent à la femme la plus intelligente quelque chose qui ressemble à de la bêtise.
C’est triste, finalement, de ne pas accepter de vieillir. Je l’ai souvent écrit et je recommence: le corps, c’est une chose mais la tête, c’en est une autre. Ce qui compte, c’est l’envie, la curiosité, la capacité à se mettre en mouvement, à être animé par le désir de demain. C’est refuser de se laisser enfermer dans des douleurs physiques qui se chronicisent. C’est lutter contre la rouille. La douleur du corps est une prison qui limite l’horizon et finit par grignoter le moral. On voit trop de personnes qui attendent le dernier moment pour se faire opérer. Bien sûr, il y a la peur de l’opération et celle de la période d’immobilisation et de rééducation qui peuvent suivre. Mais ces mêmes personnes, l’opération, l’immobilisation et la rééducation traversées, sont si heureuses de renouer avec un corps libre et sans douleur.
Depuis que je suis une jeune adulte, ce que j’ai toujours craint, c’est l’immobilisation forcée. J’avais peur de perdre pied si mon corps n’était plus en mouvement, si je ne pouvais plus canaliser mon énergie dans des actions physiques. C’est pourquoi les longues heures assise sur un banc ou une chaise à l’école et, plus tard, sur un strapontin à la faculté me pesaient. C’est pourquoi j’enseignais toujours debout et en marchant. C’est pourquoi je pars, tous les matins, faire du vélo avec notre grosse boule de poils dans la campagne par tous les temps. C’est pourquoi je préfère toujours les escaliers aux escalators. Mais, et c’est une chance, la sophrologie m’a appris à vivre mon corps différemment, à mieux supporter la station assise.
Deux fois, dans ma vie, la dépression m’a littéralement couchée. Je m’étais tellement épuisée. Je dormais si peu et travaillais tant qu’un jour, je n’arrivais plus à me mettre en mouvement. Mon corps était tout à fait déchargé. Cet état m’a plongée dans une détresse profonde et a fait surgir de terribles angoisses. Je n’arrivais plus à appuyer sur le bouton « volonté ». J’arrivais seulement à donner mes cours à l’université, à donner le change mais, ensuite, je retournais me coucher. Quel cauchemar! Je me sentais morte. Au fond de mon regard, je cherchais la lumière mais je n’en voyais plus. Tout était noir! C’est ainsi que j’ai compris les dangers du surmenage. Ces dangers, je les ai vécus dans mon corps et dans mon cerveau. J’ai eu encore des récidives, des moments où la machine s’emballait, l’attelage était tiré par six chevaux surpuissants. A chaque virage, les essieux menaçaient de se briser, la carriole de quitter la route. L’analyse m’avait permis de comprendre un état mais non de le réguler. C’est la sophrologie qui m’a sauvée de ces moments de dérèglement infernal, moments qu’on ne peut plus se permettre quand on a trois enfants en bas âge et un métier très exigeant.
En automne, je n’ai plus de peau. Tout me touche, me blesse, me pique, me transporte, m’enflamme. Mon métier peut devenir très difficile. Je glisse facilement de l’empathie à la compassion. Ce matin, Stéphane m’a dit que j’étais la Mère Tereza de la sophrologie. Il ne faisait pas référence à mon état de compassion temporaire mais au fait que je ne facture pas assez cher mes séances eu égard au temps que je passe avec mes patients et à toute l’énergie que cela me prend. Tous les ans, je dis que je vais augmenter et je ne le fais pas. La plupart des personnes qui viennent me voir ont des petits salaires et les séances ne sont que trop rarement remboursées par les mutuelles. Idéalement, il faudrait que je puisse fixer le prix des séances en fonction des revenus des patients. Ce serait plus juste. Certains psychanalystes le font car, pour que la cure soit efficace, il convient que l’analysé soit « touché au portefeuille ». C’est une idée que je n’ai jamais partagée même si je la comprends.
Quand des patients se plaignent de leur trop grande sensibilité qui les fragilisent, je leur réponds toujours que la sensibilité est un cadeau du ciel, une force incroyable, une porte d’accès au bonheur, aux émotions brutes. Dans le travail que nous entreprenons ensemble, je ne les éloigne jamais de leur sensibilité mais je les aide à vivre au mieux avec elle. La sensibilité est un animal sauvage qu’on peut amadouer, pas domestiquer.
Ce matin, j’ai voulu consulter mon ancien blog, celui qui a été hébergé pendant sept ans par le « Courrier International ». En juin, j’avais appris que l’hebdomadaire avait décidé de supprimer sa plate-forme. Stéphane m’avait aidée à créer un nouveau site, à archiver mes presque quatre-cents chroniques. Ce matin, donc, c’était enfin effectif: la page ne répondait plus. Le site n’était plus accessible. Pour tenter de sauver mon lectorat, j’avais, dés le mois de juin, continué à publier mes chroniques sur les deux sites. Maintenant, c’est vraiment fini et j’ai perdu presque tout le bénéfice de ces longues années de travail. Mère Tereza de la sophrologie. Mère Tereza de l’écriture…
Le soleil revient sur le plateau mouillé par la pluie du matin. Comme j’ai le temps, je vais retourner me promener avec Fantôme. De nouvelles pages sont à écrire. De nouvelles chroniques sont à publier et je conserve l’espoir de pouvoir faire un recueil des meilleures.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Excellente chronique « Chronique autour d’une âme automnale »!! Comme d’habitude!! Continue ma belle!! Nous espérons te conter parmi les lauréats du Prix Nobel de littérature 2020. Comme notre Alice Munro, the renowned Canadian short-story writer whose visceral work explores the tangled relationships between men and women, small-town existence and the fallibility of memory, won the 2013 Nobel Prize in Literature on Thursday.
NB. Ne serait-il pas bon de mettre à la fin de chaque chronique un lien « Partager sur facebook »?
Mon cher Esaïe, comme je suis heureuse de te lire! Comme tes mots me touchent depuis ton Canada, ta seconde terre-mère. J’espère que tu vas bien et que ton séjour te repose. Je pense si souvent à toi, à tous les tiens, à cette Afrique qui souffre. Je sais que tu mets toute ton intelligence au service de ton pays. Pour ce qui est du lien…il va falloir que je m’adresse à Stéph. C’est lui qui m’aide pour toutes ces démarches qui me dépassent. Je suis old fashioned! Je n’ai jamais lu l’oeuvre d’Alice Munro. Ses sujets de réflexion semblent proches des miens. Je t’embrasse avec affection
Très belle chronique qui révèle un trait de ta personalite, cette sensibilité exacerbée qui se découvre à certains moments de l’année. Cette nostalgie automnale touche beaucoup de gens, mais elle n’occulte pas cette force incroyable que j’ai rarement observé chez d’autres personnes.
C’est un sentiment qui m’est peu familier personnellement trop préoccupée que je suis à organiser les choses avec anticipation. Par deux fois des personnels soignants m’ont conseillé de profiter de l’instant présent. Le temps passant j’y parviens, parfois !
Je tiens à te dire que j’ai toujours beaucoup de plaisir à te lire même si je ne t’en fais que rarement des retours. Je t’embrasse bien fort ma chère amie.
Ma chère Fari, je te remercie pour ton si gentil commentaire qui m’a beaucoup touchée. Je sais que tu me lis même si tu ne laisses pas de commentaires. Nous sommes reliées par un fil invisible. Je me suis rendue compte que nous étions nombreux à avoir ces ressentis au moment de l’automne. C’est une saison si poétique, si nostalgique. J’espère que tu vas apprendre à vivre davantage au présent. C’est le seul moyen de ne plus se sentir écrasé par le temps, de le vivre dans toute sa dimension. Quand nous allions au marché de Pont, le samedi matin, que tu achetais des fruits et moi des légumes, que nous essayions des chapeaux et allions nous offrir un petit verre de muscat en terrasse, nous étions toujours dans le présent. Je conserve de ces moments de très beaux souvenirs. En sophrologie, on travaille beaucoup à faire renaître les beaux souvenirs. je t’embrasse avec affection