Chronique glaciale d’une après-midi au cirque

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Depuis plusieurs jours, des affiches rouges, or et bleues ont fleuri sur les panneaux indicateurs. Elles annoncent les trois représentations d’un cirque. Le pouvoir évocateur de ce mot est si puissant qu’une maman, au volant de sa voiture, se met à bloquer sa respiration tandis que des trapézistes, éclairés par une lumière bleutée, exécutent, dans un silence troublé par les  seuls roulements d’un tambour, des pas de deux aériens.  Le numéro achevé, elle entend les tonnerres d’applaudissements d’une foule qui laisse, à nouveau, l’air entrer librement dans ses poumons. Elle pense qu’une après-midi au cirque pourrait être un divertissement agréable pour toute la famille. Elle décide d’en réserver la surprise aux enfants. Mais, un soir, les filles, au retour de l’école, se ruent dans l’escalier et se précipitent vers elle. Au-dessus de leurs têtes, tournoient, frénétiquement, des papiers rouges, or et bleus. De concert, elles se mettent à crier : « Maman ! Maman ! On nous a distribué ça à l’école. Le cirque est là ! On pourra y aller ? ». Dans la précipitation, les deux enfants n’ont pas pris le temps d’abandonner, aux pieds des chaises de l’entrée, manteaux et bonnets, écharpes et gants. Elles n’ont pas davantage songé à renseigner, positivement, la case « lavage de mains ». La maman sourit et avoue qu’elle a déjà pensé les y conduire. Les cris des petites filles redoublent. La maman perd quelques dixièmes d’audition. Elles se jettent dans ses bras. Leur fougue est telle que la maman est à deux doigts de basculer dans l’eau de la baignoire pour y rejoindre un petit garçon qui barbote joyeusement.

degas.lala-cirque.jpgTandis que les filles, heureuses et légères, redescendent déposer leurs affaires dans l’entrée et se laver les mains, la maman se rappelle leur unique expérience de cirque. C’était au printemps, voici deux ans. La France traversait un épisode de canicule anticipée. Les filles avaient, respectivement, bientôt quatre ans et trois ans depuis peu. Le papa était resté à la maison. Il fallait bien que quelqu’un se dévoue pour veiller sur le sommeil profond du petit dernier, âgé de quelques mois. Dans son souvenir, ce papa-là n’avait pas offert un visage de martyr à l’idée d’un sacrifice à consentir. Le cirque était installé sur le large parking d’une grande surface désaffectée. Comme toujours, les caravanes entouraient le chapiteau. Moyennant un euro, les petits et les grands pouvaient visiter la ménagerie.

745632cheval-jpg.jpgDésireuse que cette première fois au cirque soit réussie, la maman avait acheté les meilleures places possibles. Assis au premier rang, le trio avait été, plus de deux heures durant, aux premières loges, pour absorber la sciure de bois et les particules de poussière soulevées par les animaux lors des tours de piste, sentir, sur la peau de leurs visages, le souffle humide et chaud des tigres et des lions rugissants, ne rien perdre de leurs odeurs fortes, avaler une quantité non négligeable de poils en tout genre et recevoir l’eau projetée par les clowns facétieux! A l’entracte, le personnel du cirque avait vendu, pour aider aux frais de bouche des animaux, des bâtons à filaments phosphorescents et clignotants que la maman avait bientôt reçus dans les yeux. De bonnes odeurs de barbe à papa et de pop-corn caramélisés avaient envahi le chapiteau. Pendant que les filles, montées sur des poneys, faisaient des tours de piste, la maman en avait profité pour bavarder avec la trapéziste. Ce petit bout de femme tout en muscles et en centimètres de talons lui avait confié avoir déjà mis au monde deux enfants et avoir continué à pratiquer son art jusqu’à sept mois de grossesse. Le fait que leur vie itinérante lui interdise de savoir dans quelle maternité elle accoucherait n’avait jamais été, pour elle, une source d’angoisse.

La semaine passe vite et dimanche, jour du cirque, est arrivé. Ce jour-là, dehors, on sent bien que la nature est toute prête à renaître au printemps, mais que l’hiver joue les prolongations. Il s’accroche. Il ne veut pas céder sa place. Alors, il jette ses dernières forces dans la bataille. Il souffle un vent polaire. Il envoie de violentes bourrasques orientées Nord-Est. Les premières violettes résistent. Les tulipes ne se découragent pas, pour autant, à pousser, hors de terre, leurs pétales blancs. Le vent prend un malin plaisir à déloger des hautes branches du sapin, les petits nids qui avaient, l’an passé, accueilli la vie. Au-dessus des têtes, le ciel est bleu uni, bleu absolu. Il fait vraiment trop froid pour que les enfants expriment leur belle énergie dans le jardin, prennent d’assaut les agrès des portiques, se cachent dans le ventre de la maison en plastique qui gît, depuis une semaine, sur le flanc, contre la haie de thuya et réalisent des bouquets avec des feuilles de lavande, des branches et des pommes tombées du sapin.

285da2198b2b496c9d447cc4ac6b0734.jpgBravant le vent mauvais, la température glaciale que le beau soleil de mars ne parvient pas à combattre, une famille marche, tête baissée, dos courbée, en direction du cirque. Les bourrasques soulèvent une poussière fine et blanche qui pénètre dans les yeux. Dans la tête de la maman se mettent à résonner les notes d’harmonica de la musique culte de « Il était une fois dans l’Ouest ». Elle se voit en Claudia Cardinale et devine, sous les traits figés par le froid de son mari, ceux, plus détendus, d’un Charles Bronson toujours honteusement bronzé. Les images et la musique du western spaghetti s’évaporent. Ils sont arrivés à la caisse. Elle est tenue par la femme de monsieur loyal, une grande blonde dont la plastique parfaite donne à penser qu’elle devait, plus jeune, défier, dans les airs, les lois de la gravité.

la-mort-par-barbe-a-papa.jpgLa famille pénètre sous le chapiteau. Malgré le chauffage soufflé par un énorme tuyau noir, il fait vraiment froid. Le vent s’engouffre avec violence. La toile s’agite et gémit. Les parents emmitouflent les enfants du mieux qu’ils peuvent, les serrent contre eux et prennent les plus jeunes sur leurs genoux. Ils ne sont ni au très sélect festival international du cirque de Monaco ni dans l’intérieure luxueux du légendaire cirque d’hiver. Les planches en bois tenant lieu de gradins sont d’un confort spartiate. Monsieur Loyal entre en piste. Le spectacle commence. Il s’ouvre sur le numéro de dressage de tigres. Les enfants sont captivés par ces animaux superbes dont l’agilité et la grâce naturelle font oublier le poids et les coups de griffe imprévisibles. Un petit garçon tend ses bras devant lui, replie ses doigts et rugit de bonheur. En moins de trois minutes, tout le personnel du cirque s’y met pour démonter les grilles et détacher les filets qui protégeaient les spectateurs des félins. Les numéros s’enchaînent. La foule est ravie et les applaudissements, soutenus, sont aussi un moyen simple de faire revenir un peu de sang chaud dans le bout des doigts blancs. La vieille éléphante à l’œil triste et profond laisse la place à un couple de singes travestis en danseuses.

spectacle-singes-1.jpgDans leurs tutus roses, les deux petites bêtes exécutent des numéros d’équilibristes. Le dromadaire court après des lamas. Grands cirques ou petits cirques, rien à faire ! La vie de ces animaux inspire la pitié. On les sent las de faire encore et toujours la même chose, déprimés de passer des paillettes et des lumières de la piste aux étoiles à l’étroitesse de leurs cages et aux kilomètres de trajet sur les routes de France.3079508396_cc3bbafe0f.jpg

Après le magicien et sa fidèle malle des Indes, accompagné de sa belle assistante moulée dans un costume que ne désavouerait pas Wonder woman, l’équilibriste, tournoyant dans les airs sur de la musique électronique, la jongleuse, maîtrisant, de la plante des pieds et des orteils, des rouleaux, une chaise et une table, le spectacle s’achève sur l’incontournable numéro de clowns. Les enfants rient aux éclats des aventures de Pépino père et de Pépino fils, en butte à la fausse hostilité de monsieur loyal. Le clown en herbe n’est pas plus haut que trois pommes. Il est âgé de quatre ans et se prénomme Sacha. Son grand-père, monsieur Loyal, n’est pas peu fier d’annoncer qu’il est le plus jeune artiste évoluant sous le chapiteau. Né dans un cirque, d’une mère équilibriste et d’un père tout à la fois magicien, clown et dresseur d’animaux, son destin semble tout tracé.

294x360.correspondance-diagonale.1a.jpgLa foule sort du chapiteau. Elle se dilue dans un anonymat tout relatif. Le cirque s’éloigne. La magie demeure. Les familles sédentaires retrouvent leurs maisons en dur. Les membres du cirque s’attaquent au démontage du chapiteau. Demain, sur la nationale, une maman verra passer leurs camions et leurs grandes caravanes en route, déjà, pour une autre ville.

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Anne-Lorraine Guillou-Brunner