Variations autour d’une maison de famille

Aux mots de « maison de famille » s’attachent des images, des bruits et des odeurs. Ces mots font apparaître des grappes d’enfants jouant à cache-cache, sortant de la cave ou du grenier les cheveux gris de poussière et de toile d’araignée et s’amusant à dénicher des vêtements d’un autre âge dans des cantines pour la pièce de théâtre qu’ils ont écrite et qu’ils vous joueront le soir après le dîner.

On voit un mille-feuille de générations quand la vie a été bonne et que certaines hautes branches n’ont pas été coupées trop vite laissant des trous, qui, parfois, jamais, ne se referment et font des nœuds, des boules, des silences qui empoisonnent les vivants et les liens qu’ils tissent entre eux.

On voit de grandes tables de couvent autour desquelles prennent place, pêle-mêle, à la pousse-toi d’là que je m’y mette, arrières-grands-parents, grands-parents, enfants, petits-enfants. Les grands plats vont et viennent d’un bout à l’autre de la table suivis du sel, du poivre, de la moutarde, du pain, de l’eau et du vin.

On voit des plats ou des desserts mythiques qui sont accueillis à grands cris de joie et disparaissent, parfois, alors que celle ou celui qui les avait concoctés vient juste de se servir la part restante.

On voit des grands-parents qui retiennent ou pas leurs commentaires sur l’éducation que reçoivent leurs petits-enfants, des beaux-enfants qui en font souvent plus que les enfants tant il semble écrit qu’être une pièce rapportée soit comme un péché originel dans le jardin d’Eden de la famille dans laquelle on entre sans savoir si, un jour, vraiment, la greffe pourra prendre.

On voit du pain frais, des croissants et la presse nationale et régionale déposée sur la table du petit déjeuner par ceux qui se lèvent les premiers tant parce qu’ils aiment voir le jour monter dans le ciel que parce qu’ils aiment goûter à  de rares moments de calme dans une maison vivante.

On sent l’odeur du café passé à sept heures par les premiers et tenu au chaud parfois jusqu’à onze heures pour ceux qui veillent tard, refont le monde à la lumière des photophores, dans la fraîcheur de la nuit installée, sirotent un dernier verre, tirent sur leur cigare ou cigarette en se jurant qu’à la rentrée, c’est sûr, ils vont arrêter et arrivent à dormir quand, dans la maison tout à fait éveillée, les portes claquent, les enfants crient. Quand, enfin, ils ont fini de boire leur café réchauffé ou leur thé trop infusé, de parcourir les feuilles tâchées de gras de la presse nationale et régionale, de la cuisine, déjà, montent toutes sortes d’odeurs bienveillantes qui ont le don de les écoeurer.

Dans les maisons de famille, quand la pyramide des générations est complète, ce sont les plus âgés qui sont les plus sereins. Ayant accepté l’économie des paroles et des mouvements, ils sont telles ces horloges qui égrènent les heures. Ils ne pensent plus suspendre le vol du temps, emprisonner les aiguilles. Ils acceptent sans violence, sans jalousie vis-à-vis de ceux qui sont encore si pleins d’énergie vitale, de se situer à la périphérie des choses. Les bébés et les jeunes enfants les adorent car leur patience est extrême. Ils peuvent ramasser vingt fois, cinquante fois, cent fois, la même petite balle que l’enfant a fait rouler sous un fauteuil, chanter des berceuses jusqu’à ce que le bébé ait trouvé le sommeil. Ils sont heureux devant cette vie qui s’éveille et sur laquelle ils veillent sans peser. Comme la peau des enfants est tendre et fraîche sous leurs doigts parcheminés !

Dans les maisons de famille, on lit sur les murs, dans les travaux de restauration, la décoration des pièces, les meubles, les objets, les générations qui s’y sont succédées. A chaque génération, celui qui, à son tour, accepte de devenir le nouveau gardien du temple ressent le besoin de s’approprier la maison, de la faire un peu plus sienne tout en restant fidèle à ceux qui l’ont précédés. Alors, il fait sauter une cloison pour agrandir une pièce, inverse le sens d’une cheminée pour qu’on puisse mieux en profiter, repense la cuisine et, aussi, mène à leur terme des travaux souhaités par ses parents mais qui, faute de temps, d’énergie ou d’argent, n’ont pas pu l’être. Celui ou celle qui assume cette fonction ne le fait pas seulement pour lui, il le fait en pensant aux autres : à ceux de la fratrie qui, avec le temps, seront heureux d’y revenir apaisés, à ses enfants et à ses neveux. Il pense également aux autres membres de la famille dont les parents sont enterrés dans le cimetière et qui peuvent être heureux de faire étape dans la maison et d’aller se recueillir sur les tombes.

Les archives familiales constituées de lettres, cartes postales, albums photos, dessins, cahiers d’écoliers demeurent bien rangées à l’ombre des grandes bibliothèques. Elles ne sont pas la propriété de celui qui conserve la maison de famille. Elles sont un bien commun, celui de toute une famille, un trésor qui raconte la grande histoire au travers de la petite. Dans les salons des maisons de famille, quand on aime écrire, on voudrait vivre des mois sans rien faire d’autre que de lire tous ces témoignages et ressentir ces vies de l’intérieur par le prisme de leurs joies et de leurs peines.

Dans les maisons de famille, on imagine des piles de linge d’une blancheur virginale impeccablement repassé, sentant la lavande, rangées dans de hautes armoires dont les clés résistent quand on veut les tourner ; des pots de confiture d’abricots, de reines-claudes, de framboises ; des milliers de livres : romans, essais, poésie, théâtre, albums pour enfants, bandes dessinés, pamphlets, thèses, herbiers et ouvrages de cuisine depuis la cuisine de Marie à celle de Françoise Bernard en passant par les recettes minceur de Michel Guérard ; des bouteilles dormant sur les rayons de la cave humide à laquelle on accède par un petite escalier et qui réveille chez les enfants des peurs aussi ancrées que celle du loup ou du monstre tapis sous le lit attendant la nuit pour saisir cheville ou poignet ; une cheminée ou un poêle autour duquel on se réunit souvent sans rien dire. On est bien. On goûte à ce moment de sérénité contemplative ensemble.

Dans les maisons de famille, c’est la joie quand on arrive et, parfois, la désolation quand on s’en va. Certains déposent leurs sacs pour une ou deux semaines et sont enchantés que la fratrie se reconstitue autour du ou de la gardienne du temple, de celle ou de celui qui incarne la mémoire de la famille, la fidélité aux racines. Ils sont heureux que les cousins se retrouvent et bien vite disparaissent pressés qu’ils sont de se raconter tous leurs secrets loin des oreilles adultes. Il y a ceux qui viennent à reculons et passent la porte d’entrée, mentalement, de dos et non de face. Ceux-là n’aiment pas les grandes messes familiales, la cacophonie des repas, une forme de promiscuité qui heurte leur sens aigu de leur intimité. Ces derniers, parfois, n’ont pas pu ou voulu transcender la somme des mauvais souvenirs que les bonnes ondes de la maison de famille n’arrivent pas à faire oublier.

Car, dans les maisons de famille, on vit des heures sombres avec des réunions gâchées, des larmes ravalées au-dessus de la dinde farcie du déjeuner de Noël et, quand les portes claquent, ce n’est pas le fait d’un enfant qui joue ou d’un courant d’air entre deux étages mais la volonté d’un adulte qui les claquera toutes. La porte d’entrée se refermera sur elle ou lui et, autour de la table, les larmes retenues couleront et, franchement, la bûche ne passera pas. Quand celui qui a, parfois à son corps défendant prisonnier d’une pulsion tant sadique que masochiste, ruiné les fêtes, reviendra, on fera comme si rien ne s’était passé. Pas de confession. Pas de pardon. La vie reprendra. La maison de famille qui était en apnée depuis l’incident recommencera à respirer. Ces frères et soeurs meurtris par une atmosphère familiale douloureuse auront tendance à vivre loin, à chercher à mettre plusieurs fuseaux horaires et un océan entre eux et leur famille. Ils regarderont devant. Ils ne seront pas tentés par des plongées dans des abysses nostalgiques. C’est devant eux, dans le futur que se trouve la porte qui mène à l’équilibre. Dans les fratries où l’amour et le respect mutuel règnent, ceux qui restent ne souhaitent qu’une seule chose: le bonheur pour ceux qui sont partis.

Dans les maisons de famille, on imagine le silence qui s’abat quand tout le monde est reparti. Les portes ne claquent plus. La table est amputée de ses rallonges. Tout est si calme : les chambres, la cuisine, la salle à manger, la cour et le jardin. Il ne se trouve plus un petit-enfant pour avoir fait des taches de chocolat sur la toile d’un fauteuil, avoir joué avec la petite cloche d’une arrière arrière grand-mère, ou le pèse-lettres d’un arrière arrière grand-père, l’épée d’apparat de son arrière grand-père, la casquette de l’uniforme de son grand-père, le maquillage de sa grand-mère, le petit meuble vénitien avec ses innombrables cachettes ou pour aller relever le courrier, équeuter des haricots verts ou retirer les noyaux des abricots.

Le soir, le téléphone sonne, longtemps, car la maison est grande. Les enfants ou petits-enfants appellent pour dire qu’ils sont bien arrivés. Certains vivent en France mais de plus en plus les enfants sont loin, en Asie, en Amérique, quand ce n’est pas l’Océanie !  On ne les reverra pas tout de suite. Comme les petits-enfants auront grandi aux prochaines vacances ! Dans le silence de la maison de famille, c’est le moment où le ou la gardienne du temple peut regretter son impatience, ses mots, parfois blessants et, au fond, sa difficulté à accepter que le temps a passé, qu’elle est loin l’époque où, enfant, adolescent, il venait dans la maison de famille pour les vacances et, où, adulte et jeune parent, il avait souhaité conserver, avec l’accord de son conjoint aimant, la maison de ses grands-parents car, dans notre maison de famille, la maison est passée d’une grand-mère à sa petite-fille alors mère de deux filles âgées de dix et cinq ans. C’est elle la gardienne du temple, de notre bastion familial. En Bretagne, il ne reste plus que des tombes et quelques hectares de terres agricoles. Notre Ar-Men est donc gardois ! Et, notre Ar-Men, je l’aime. Cet attachement a été transmis par notre mère qui a failli y voir le jour. Je l’ai léguée à nos filles qui sont nées dans le Gard rhodanien et encore plus à notre aînée qui avait deux ans quand nous sommes partis.

Les maisons de famille et ce qu’elles incarnent auraient-elles vocation à être conservées par les aînés ? Notre arrière-grand-père était l’aîné. Notre mère était la première née dans la famille.

Si cette chronique vous a plu, si, vous aussi, vous avez une maison de famille où vous passez des vacances, si vous vous demandez ce qu’il adviendra de cette maison dans quelques années (ce qui n’a rien de morbide mais peut déclencher une vraie tempête si vous abordez le sujet), vous pouvez regarder un très joli film « l’heure d’été » réalisé par Olivier Assayas et sorti en 2007. Le réalisateur a su montrer ce qui se joue dans une fratrie de trois à la mort d’une mère qui a consacré sa vie à veiller sur la mémoire et le la collection de son oncle, un peintre de talent, qui habitait la maison de famille. Par ailleurs, je recopie une partie des souvenirs mathématiques de cet homme merveilleux que fut Jean-Henri Fabre, le Mistral de l’entomologie. Harmas, son domaine, se visite dans le village de Sérignan-du-Comtat, dans le Vaucluse. Ce qu’il écrit de « sa petite table » est très émouvant ! Nous avons tous notre petite table

Grande comme un mouchoir, occupée à droite par l’encrier, fiole d’un sou, à gauche par le cahier ouvert, ma table de travail fournit tout juste la place nécessaire au maniement de la plume. J’aime ce petit meuble, l’une des premières acquisitions de mon jeune ménage. Cela se déplace aisément où l’on veut, devant la fenêtre si le temps est obscur, dans un recoin d’éclairage discret si le soleil est importun ; cela permet en hiver l’intime voisinage du foyer où se consume une bûche.

Pauvre petite planche de noyer, voici un demi-siècle et davantage que je te suis fidèle. Maculée d’encre et balafrée du canif, tu fournis maintenant ton support à ma prose comme jadis à mes équations. Ce changement de service te laisse indifférente, ton dos patient fait le même accueil aux formules de l’algèbre et aux formules de la pensée. Je n’ai pas cette quiétude ; je trouve que mon repos n’a pas gagné à ce revirement ; la chasse aux idées trouble la cervelle encore plus que ne le fait la chasse aux racines d’une équation.

Tu ne me reconnaîtrais plus, chère amie, si tu pouvais donner un regard à ma crinière grise. Où donc est la bonne figure d’autrefois, fleurie d’enthousiasme et d’espoir ? J’ai bien vieilli. De ton côté, quelle ruine depuis le jour où tu m’es venue de chez le marchand, luisante, polie et fleurant bon la cire ! Comme ton maître, tu as des rides, mon oeuvre souvent, je le reconnais, car, dans mon impatience, que de fois il m’arrive de te labourer de la plume, lorsque la pointe métallique sort de l’encrier boueuse, incapable d’une écriture décente !

Un de tes angles est ébréché ; les ais commencent à se disjoindre. Dans ton épaisseur, j’entends, de temps à autre, le coup de rabot de la Vrillette, l’exploiteuse des vieux meubles. D’une année à l’autre, de nouvelles galeries sont creusées, compromettantes pour ta solidité. Les anciennes bâillent au dehors en minuscules orifices ronds. De ces dernières, excellents domiciles obtenus sans fatigue, un étranger s’est emparé. Je vois l’audacieux me passer prestement sous le coude lorsque j’écris, et pénétrer aussitôt dans le tunnel abandonné de la Vrillette. C’est un giboyeur, tout fluet, vêtu de noir, amassant pour ses vers une bourriche de pucerons. Un peuple t’exploite les flancs, ô ma vieille table ; j’écris sur un grouillement d’insectes. Nul appui ne convenait mieux à mes souvenirs entomologiques.

Que deviendras-tu, le maître n’étant plus là ? Seras-tu vendue vingt sous à un encan lorsque ma famille se disputera mes pauvres dépouilles ? Deviendras-tu l’appui de la cruche en un coin de l’évier ? Seras-tu la planchette où s’épluche le chou ? Les miens, au contraire, s’entendront-ils, disant : Conservons la relique ; c’est là qu’il a tant peiné pour s’instruire et se rendre capable d’instruire les autres ; c’est là que si longtemps il a tari ses moelles pour nous valoir la becquée du jeune âge. Gardons la sainte planche ?

Je n’ose croire à pareil avenir. Tu passeras, ô ma vieille confidente, en des mains étrangères, insoucieuses de ton passé ; tu deviendras table de nuit, chargée de bols de tisane, jusqu’à ce que, décrépite, boiteuse, les reins cassés, tu sois mise en pièces pour alimenter un moment le feu sous une marmite de pommes de terre. Tu t’en iras en fumée rejoindre mon labeur, dans cette autre fumée, l’oubli, ultime repos de nos vaines agitations.

Mais revenons, ma table, à notre jeune temps, celui de ton vernis à la cire et de mes riantes illusions. C’est dimanche, jour de repos, c’est-à-dire de travail de longue séance, non interrompue par le devoir scolaire. Je lui préfère, et de beaucoup, le jeudi, non férié et mieux propice au calme de l’étude. Telle qu’elle est avec ses dissipations, la sainte journée me laisse du loisir. Profitons-en du mieux possible. Il y en a cinquante-deux dans l’année, presque l’équivalent des grandes vacances.

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

1 commentaire sur “Variations autour d’une maison de famille

  1. Bel hommage à cette maison de Pont Saint Esprit, immuable face aux changements qui apparaissent dès qu’on passe le pas de sa porte.

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