Les chemins de l’île aux Moines n’ont plus de secret pour eux. Ils ont repéré toutes les vierges sculptées, admiré toutes les boites aux lettres joliment décorées. Juchés sur leurs deux roues, suivis ou précédés par la grosse boule de poils, ils ont sillonné l’île pendant une semaine. Tous les jours, ils s’éclipsaient et confiaient les enfants à la garde de leur grand-mère. Ils s’évadaient le temps d’une petite promenade. Dans l’air humide et iodé flottaient des parfums de figues blanches, de pommes en décomposition, de laurier, de pin et de troène. Les brins d’immortelle cueillis le long du sentier côtier ne sentaient pas le maquis corse mais le curry.
Deux fois par jour, les enfants se laissaient dégringoler jusqu’à la plage, souvent la même, pour y découvrir toute une vie passionnante à marée basse ou à marée haute. Ils pataugeaient à qui mieux mieux dans la vase et n’en finissaient pas de remplir leurs seaux de coquillages. Les plus recherchés étaient les licornes.
Le jour du départ, il a fallu les raisonner et leur demander de renoncer à une bonne partie de leur collection marine. Quand ils ne scrutaient pas le sable, les enfants réalisaient, depuis le muret, des figures dignes des meilleures scènes de « tigre et dragon ». A table, ils se sont régalés de filets de cabillaud, de bars et de langoustines. Ils aimaient tremper leurs petits doigts dans les bolées de cidre brut. La maman de trois a, pour complaire à son mari et à un de leurs enfants, cuit, pour la toute première fois de sa vie, des bulots achetés crûs le matin même à un charmant poissonnier acheminant sa pêche tous les jours depuis Concarneau ou Doëlan. Il se prénommait Florestan et avant de suivre un documentaire retraçant la vie de Maria Callas, elle ne savait pas que c’était le nom d’un des personnages de l’unique opéra composé par Beethoven : Fidélio.
Même si elle a une sainte horreur des bulots, bigorneaux et autres crustacés à corps mous, elle est heureuse d’avoir réussi à les cuire convenablement.
Sur l’île, elle a redouté, à un moment, de s’ennuyer et puis, pas une fois, elle n’a ressenti l’appel du continent. Les jours se sont écoulés paisiblement. Le soir venu, elle quittait ce siècle et plongeait du côté du « domaine des murmures », quelque part au début du douzième siècle. Sur fond de croisades, le récit de cette jeune femme volontairement recluse l’avait fait pleurer. Ressentir une telle émotion à la lecture d’un roman ne lui est pas arrivé depuis longtemps et, la première fois, elle croit se rappeler que c’était en tournant les pages de « l’Appel de la forêt » de Jack London.
Sur le petit bateau qui les ramenait à Port Blanc, le jour du retour, son aînée lui a glissé au creux de l’oreille : « tu te rappelles maman quand on a quitté la Corse ? ». Bien sûr qu’elle se souvenait de leur traversée et, aujourd’hui, elle se décide à la partager avec vous.
Dans le ciel, à la nuit tombée, il ne reste plus rien de ce magnifique feu d’artifice tiré depuis le terrain de rugby en devenir du village de Lumio. Le séjour corse touche à sa fin. La peau hâlée, les cheveux décolorés par le soleil et le sel, ils sont à l’arrêt dans le port d’Ile Rousse. Au milieu d’une centaine d’autres véhicules, ils attendent d’embarquer. Le soleil est au zénith. Les moutons galopent sur la mer rendue mauvaise par un vent violent. Les enfants regardent un canadair descendre et se gorger d’eau avant de repartir en direction des montagnes. En prévision d’une traversée mouvementée, elle a fait avaler à son aînée des médicaments censés la prémunir contre le mal de mer. L’un des bateaux de Corsica ferries quitte enfin le port avec plus d’une heure de retard. Il laisse la place libre au Corse de la SNCM.
Tandis que la maman cherche un endroit où s’installer avec les enfants, un papa conduit la grosse boule de poils à fond de cale où il voyagera en compagnie de ses congénères. La maman du trio fait mine de ne pas avoir vu tous ces tas de sacs en papier blanc qui ont été disposés ça et là sur les tables à l’attention des voyageurs. Au bout deux heures de route, les conditions de navigation deviennent apocalyptiques. Le cœur se soulève et se serre à chaque fois que la coque du navire se fracasse sur une vague. Par bonheur, numéro trois s’est endormi. Il ne se réveillera pas avant que les côtes continentales ne se devinent à l’horizon. Les gens ne marchent pas, ils titubent, chancellent et se répandent. Elle essaie de sortir avec ses enfants. C’est dehors que, normalement, on est le mieux. En poussant la porte, elle est assaillie par les odeurs de tabac des fumeurs. Elle a beau avoir fumé dans une autre vie, elle se demande comment on peut en avoir le désir quand on est secoué de la sorte. Les enfants s’accrochent à elle et elle s’accroche à la rampe. Le pont est couvert de flaques. L’eau les gifle. Le vent menace leur équilibre précaire. Elle n’arrive pas à se tenir sur ses jambes. Elle est contrainte de se replier à l’intérieur. Les enfants pleurent, ne parviennent pas à trouver une position dans laquelle ils se sentiraient bien. Impuissants, malheureux, les parents assistent à ce spectacle. Numéro deux gémit comme un animal blessé et son doudou ne lui apporte aucun réconfort. Le papa est souvent dehors. C’est lui le plus mal en point. A intervalles réguliers, son aînée lui demande, de grosses larmes dans ses grands yeux bleus, quand ils seront arrivés, quand tout ceci sera terminé. La maman qui a aussi mal au cœur que sa fille lui répond « bientôt ».
Autour d’eux, les gens sont verts, blancs, gris. Les sacs en papier remplissent leur office. Dans cette ambiance d’hôpital volant, certains croquent à pleines dents dans des pan bagnats gorgés d’huile d’olive dont dépassent des tranches de poivron rouge et, à leur droite, une dame s’enduit avec application de monoï dont l’odeur affreusement sucrée est un supplice et semble réveiller tous les souvenirs de gens malades enfouis depuis des décennies dans les motifs seventies de la vieille moquette.
Le ciel se couvre de larges bandes orange, de petits nuages roses. Turner est aux commandes. Les hublots sont maculés de sel. Les creux s’espacent. La mer s’apaise. Numéro trois se réveille. Il a faim ! Personne ne lui dispute une pomme ou un morceau de sandwich ! Le port de Nice est enfin en vue. La nuit est tombée. Le vent aussi. Comme ils sont soulagés de quitter le bateau, de renouer avec une sensation de terre ferme ! Encore trois heures et vingt-deux minutes de route et ils pourront se coucher, fermer les yeux et les rouvrir demain matin sur une nouvelle journée. Dans la voiture, numéro un qui est encore toute pâle a cette phrase géniale : « je vais ôter le souvenir de cette traversée de ma mémoire. Ainsi, elle n’aura jamais existé ! ». Si l’envie d’effacer ce souvenir était réelle, la peur est restée car à chaque fois qu’il est question de la Corse, elle s’écrie : « plus jamais en bateau ! ». « Non, à la nage ! » lui rétorque avec malice son papa.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner