Ce matin, le ciel est lourd comme mes paupières quand je me réveille. A quatre heures, le contrôleur a bien tenté de m’extraire du train mais, cette fois, j’ai résisté. Devant cette résistance que je ne lui ai pas souvent opposée, il a laissé tomber! Ce matin, mon amie Caroline qui m’a fait entrer voici une semaine dans un défi littéraire consistant tous les jours à adresser un livre qu’on a beaucoup aimé à une personne proche m’a défiée une nouvelle fois. Cette semaine était passée si vite! J’étais loin d’avoir pu partager tous mes livres favoris avec mes amis via Facebook. Ce matin, Caroline m’a envoyé un livre de cuisine « L’art d’accommoder les restes ». Je crois qu’il a été écrit et illustré par la cousine de l’une de mes amies. Il faudra que je demande à Constance si c’est bien le cas.
Dans certaines familles, on jette sans état d’âme les restes. En Inde, on les descend à ceux qui vivent sur des bouts de trottoirs encombrés. Accommoder les restes: un exercice pour des esprits créatifs! Notre père faisait d’excellentes salades avec les morceaux récupérés sur la carcasse d’un poulet et des pommes de terre froide. Notre grand-mère réalisait de délicieuses tourtes avec des restes de viande qu’elle hachait et auxquels elle ajoutait de la mie de pain trempée dans du lait, des herbes et un jaune d’oeuf. Avec une salade verte, c’était un délice. Mon beau-père faisait sauter les restes de viande de pot-au-feu dans une poêle avec des oignons et, avec un fond de purée, il réalisait des croquettes.
Ce matin, avant de prendre mon vélo et de partir sillonner le plateau avec Fantôme, j’ai défié Emmanuelle avec un roman de Laurent Gaudé « La porte des enfers ». J’aime beaucoup cet auteur que j’ai découvert en cherchant un livre sur les étagères de la bibliothèque de la maison de mes beaux-parents. Je suis entrée dans l’univers de Laurent Gaudé par « Le soleil des Scorta ». « La porte des enfers » m’a beaucoup marquée. Ce roman raconte ce qu’un père est capable de faire par amour pour son enfant. L’action se passe dans les ruelles grouillantes de Naples que je ne connais toujours pas et qu’un autre roman, « L’auberge des pauvres » de Tahar Ben Jelloun m’avait donnée envie de découvrir. Naples est la ville en Italie qui m’a toujours le plus attirée comme m’attirait Palerme que Stéphane et moi avons enfin pu découvrir en avril de cette année.
Avant-hier, j’avais défié mon ami Raphaël. Nous nous sommes connus quand nous avions quinze ans, à Castres, dans le Tarn. J’ai adressé à ce passionné de l’ovalie le dictionnaire amoureux du rugby écrit par Daniel Herrero. Quand j’habitais Paris, tous les dimanches, je m’achetais le JDD avant d’aller m’installer dans un troquet pour y boire un café. Même si je ne suis pas une spécialiste du ballon oval, je prenais beaucoup de plaisir à lire les billets que Daniel Herrero y signait. J’ai littéralement dévoré son dictionnaire et relis régulièrement son récit de la demi finale de la coupe du monde ayant opposé les All Blacks au 15 de France à Paris en septembre 1997. C’est un véritable bijou!
Ce matin, j’ai noté les livres que je destinais à mes amis dans les jours à venir. On y trouve « Le chapeau de Mitterrand » d’Antoine Laurain, « Le monde selon Garp »de John Irving, « Ecoutez nos défaites » de Laurent Gaudé, « Nos voyages intérieurs: vers une renaissance au Japon » de Reno et Claire Marca, « Shinrin Yoku l’art et la science du bain de forêt » du docteur Qing Li et la saga en quatre volumes de Carlos Luis Zafon « Le Cimetière des livres oubliés ».
Grâce à ce défi littéraire, j’ai découvert des livres que je ne connaissais pas. J’ai eu l’idée de créer un club littéraire à la rentrée avec partage autour d’un roman, d’un essai, d’un recueil de poésie et, pourquoi pas, atelier d’écriture. Tout ce bain littéraire a fait naître en moi une idée de roman. Voici plusieurs années, j’avais déjà eu une idée que je trouvais intéressante mais elle a été depuis exploitée par un auteur. Le fameux inconscient collectif. Pour commencer à écrire, je dois, au préalable, choisir deux romans qui m’ont vraiment marquée et que je relis régulièrement. Il n’est pas si facile de faire ce choix…Je pense retenir un roman de Déon et un autre de Kundera mais « Le petit prince » avait été une révélation et il continue de m’accompagner comme m’avait si fortement touchée le planétaire « Alchimiste » de Paolo Coelho quand j’avais vingt-deux ans.
Verra-t-on le soleil aujourd’hui? J’en doute. Ce matin, encore, j’ai longuement observé les légions de coquelicots montant la garde le long du chemin. Dans quelques jours, ils auront disparu, broyés par les mâchoires redoutables des moissonneuses-batteuses. Depuis le début de la semaine, les agriculteurs coupent les herbes transformées ensuite en grands rectangles.
Mon mari s’est bloqué le dos en voulant lacer ses chaussures. Trop de fatigue, trop de pression. Il se met momentanément en retrait. Il se replie pour se ressourcer. Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Je ne dis plus rien. Je me borne à jouer mon rôle de femme bienveillante. J’apporte un Advil 400. Je remplis une bouillotte d’eau brûlante. J’ajuste un oreiller. Je conseille une marche. Ce soir, bloqué ou pas, il viendra avec moi à la soirée organisée par Victoire, tous les élèves latinistes et hellénistes et les quatre professeurs qui leur ont fait découvrir la Campanie, région du Sud-Ouest de l’Italie englobant Naples et tant de chefs d’oeuvre archéologiques. Victoire serait terriblement déçue si son papa manquait à l’appel. Chaque encyclopédiste en herbe a rédigé son article désormais consultable sur Plinipedia.
https://sites.google.com/view/plinipedia/lencyclop%C3%A9die
Céleste est plongée dans la lecture de « Bel-Ami » de Maupassant. Fantôme est étendu dans l’entrée entre paires de chaussures et sacs de sport. Le magnolia nous a offert sa première fleur. Une ancienne patiente aux cheveux de feu vient de m’envoyer des photos du mariage de son « vieux » compagnon et d’elle et de leurs trois adorables petites-filles. Je trouve cela très beau de se marier après trente ans de vie commune en présence de ses enfants et petits-enfants. Je me dis parfois que j’aimerais bien, un jour, me remarier avec mon mari. Cela nous permettrait d’effacer définitivement la somme des violences absorbées un certain 31 juillet 1999.
J’ai ressorti de mes archives cette chronique écrite après que la région ait été si malmenée par une crue décennale. Maintenant, la vie a repris son cours normal mais cela a été long et douloureux.
Tout premier jour de l’été. Dans le champ, sur le plateau, les sillons sont toujours gorgés d’eau. Les pivoines ont péri et les boutons de rose se sont flétris. Ce matin, le magnolia persistant nous a offert ses premières fleurs. Elles sont magnifiques ! Elles ressemblent à des nénuphars. Elles exhalent un délicat parfum de cédrat. Trois semaines après que le Loing et l’Ouanne soient sortis de leur lit, le Loiret panse ses plaies. Ici, certains ont perdu leur maison et leur travail. Bien sûr, ce n’est pas le Bangladesh. Les assurances vont rembourser et, une telle crue est exceptionnelle. Alors qu’au Bangladesh, tous les ans, ce sont des villages entiers qui sont engloutis, 60000 hectares de terres qui disparaissent et 50000 personnes qui sont obligées d’abandonner leur logement et de partir vivre ailleurs. A chaque déplacement, les familles s’appauvrissent. Ici, les personnes les plus âgées ont revécu l’exode. Certaines sont tout à fait confuses depuis qu’elles ont été évacuées en pleine nuit, parfois hélitreuillées depuis des maisons de retraite inondées. Des familles ont dû louer en catastrophe des appartements. Les travaux ne seront pas envisageables avant de longs mois. Il faut que l’humidité qui s’est nichée dans les murs s’évapore. Si seulement une chaleur sèche s’installait mais, il pleut tous les jours et le niveau des rivières reste haut. L’anniversaire de l’un des petits camarades dont la maison a été inondée est, pour l’heure, reporté sine die. Son cadeau, lui, l’attend bien sagement sur le dessus de la commode bleue de notre chambre à coucher. En plus d’un livre, j’avais prévu un stick aux couleurs de la France pour se parer les soirs de matchs car c’est un vrai passionné de foot.
Malgré tout la vie continue et je peux progressivement retirer les petits papiers des différentes manifestations des enfants que je suspends au-dessus de l’évier de la cuisine avec des pinces à linge. Notre aînée, Céleste, rentrera en 4ème à la rentrée prochaine, année d’une énième réforme quand, par ailleurs, déjà, celle qui a consisté à repenser le rythme des enfants dans les écoles maternelles et primaires est sur la sellette ! Comment pourrait-il en être autrement dans un pays où on n’arrive pas à se rappeler la sagesse des anciens : mens sana in corpore sano ! Comment veut-on que les élèves demeurent concentrés si on les astreint à un minimum de six heures de cours par jour ! Comment s’étonner que certains de nos adolescents se sentent si mal dans leur peau si leur corps est nié ! En classe de 6ème, les élèves ont quatre heures de sport par semaine et, ensuite, ils ne pratiquent plus que trois heures. Au lycée, les élèves ont deux heures d’éducation physique et sportive obligatoire par semaine mais ils ont la possibilité d’en faire davantage.
Notre deuxième fille, Victoire, va rejoindre sa sœur au collège à la rentrée. Le dossier d’inscription est déjà rempli et la liste des fournitures a trouvé sa place sur le réfrigérateur à côté de celle de sa sœur. Notre Louis, lui, a encore deux années à l’école primaire. Hier, cela m’a fait un drôle d’effet quand Sylvie qui veille sur les enfants à la garderie ne m’a tendu qu’un seul planning pour septembre. J’allais lui en réclamer un second quand je me suis rappelée que Victoire ne serait plus à l’école primaire. Victoire qui, comme Céleste au même âge et avec la même maîtresse, a appris la poésie de Prévert chantée par Montand « en sortant de l’école ». La mémoire est vraiment un petit animal étrange. Je sais par cœur ce texte mais ne peux pas le réciter. Je ne peux que le chanter car c’est sous la forme d’une chanson que je l’ai imprimée en moi. Je trouve merveilleux d’achever tant d’années de poésies apprises sur les bancs de l’école avec celle d’un magicien qui ne l’a jamais aimée et qui avait pour les cancres et les escargots endeuillés, les enfants qui ne sont pas sages et les enfants du paradis une infinie tendresse.
Samedi matin, c’était la journée « portes ouvertes « au collège de la vallée de l’Ouanne. Céleste, en tant qu’élève-guide, était à pied d’œuvre depuis neuf heures. Nous l’y avons rejointe plus tard avec son papa, sa sœur, sa mamie, sa tante et ses cousins de retour d’un séjour de trois ans entre Los Angeles et Miami. Margot avait envie de découvrir le collège de sa cousine et de bavarder avec les professeurs d’anglais. Cette matinée permettait de distribuer aux élèves différents prix après participation, notamment, au « big challenge » (concours national) ou à un défi interne au collège sur le thème de la discrimination. Nous étions ravis que Céleste et sa grande amie Eléa se voient remettre le premier prix pour leur travail sur la discrimination. C’est en tenue de sport que les filles sont venues chercher leur récompense. Dans le cadre de l’association sportive, elles venaient de se livrer avec les autres membres du groupe à une démonstration de gymnastique sous la houlette de leur professeur, stressée pour ses élèves.
Ensuite, Céleste s’est amusée à nous faire découvrir son collège. C’est un établissement dans lequel les élèves sont entrés à la rentrée 2014. L’ancien collège était devenu trop vétuste. Les salles sont claires. Les sols et les murs des couloirs sont tous de couleurs différentes. L’ensemble est très apaisant. Depuis quelques semaines, des brebis ont élu domicile dans le champ qui encercle le collège. C’est de l’éco-pâturage. Les trois brebis de race solognote ont pour mission d’entretenir 8000 m2 du printemps à la fin de l’automne. Ensuite, leur propriétaire les mettra au chaud pendant les mois d’hiver. Grâce à elles, les élèves et toute l’équipe pédagogique se seront plus dérangés par le bruit des tondeuses ! L’un des professeurs de SVT a baptisé les brebis. Céleste m’a donné leurs prénoms mais je les ai oubliés.
Ce matin, Victoire partait avec sa classe à Cerdon. A sept heures, elle était déjà debout et préparait son pique-nique. Je n’avais jamais entendu parler de ce « chemin de mémoire » créé pour ne pas oublier l’existence de quelques trois-cents hommes Juifs envoyés à Cerdon. Le camp de Beaune-la-Rolande étant plein, ils avaient été transférés dans une ferme abandonnée et perdue en Sologne, la Matelotte. C’est à la faveur d’un documentaire réalisé par Philippe Claire, projeté en 2000 et intitulé « la terre ne ment pas » que les habitants ont découvert l’existence de ces Kommandos. C’est Francette Lechevallier, vice-présidente des Randonneurs sullylois qui va avoir l’idée de ce « chemin de mémoire ». Ce chemin permet de découvrir les trois fermes dans lesquelles ont vécu ces hommes. C’est ce chemin sur lequel Victoire et ses amis de CM2 ont marché avec leur maîtresse et quelques parents accompagnateurs. Je me demande comment Victoire aura vécu cette sortie. Elle sait que le père de sa grand-mère maternelle est mort après avoir été déporté d’un camp d’officiers vers un camp de concentration, Mauthausen. Elle sait qu’il n’en est jamais revenu et que sa grand-mère n’a pas connu son papa. Je me demande si on va raconter aux enfants que de 1941 à 1943, ce sont plus de 18000 Juifs dont près de 4000 enfants qui ont été internés dans les deux camps de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers, que c’est le Préfet du Loiret qui était en charge des camps et qu’il revenait à des Français d’en assurer la garde. Leur aura-t-on expliqué que les familles internées seront déportées par quatre convois vers Auschwitz et que ces convois emmenaient vers la mort essentiellement des femmes et des adolescents ? Leur aura-t-on dit que les enfants ont été arrachés à leurs mères, qu’ils ont vu leurs mères monter dans les wagons, qu’ils ont ensuite été transférés à Drancy avant de les rejoindre dans la nuit et le brouillard ? Victoire et ses amis ont en moyenne onze ans et je les trouve encore bien jeunes pour affronter une vérité si inhumaine !
Le ciel est chargé mais le soleil illumine le plateau. Victoire a eu ses deux repésentations de son spectacle de danse. Le spectacle « tout conte fée » était incroyablement tonique et les tableaux s’enchaînaient avec beaucoup de fluidité. Les danseurs glissaient du jazz au classique et du hip-hop à la salsa. Le final était très enlevé : tous les élèves de « danse sans frontières » et leurs professeurs réunis sur la scène et dansant sur le « can’t stop the feeling » de l’énergisant Justin Timberlake. Louis a son dernier entraînement de foot ce soir. Les parents sont toujours invités à rejoindre les enfants sur le terrain.C’est son papa qui va l’y conduire. Ce petit bonhomme a pour son papa un amour qui me bouleverse! Hier, en rentrant de l’école et constatant que son papa avait réussi à souder à froid sa paire de lunettes, il s’est exclamé: « j’adore mon papa! Mon papa, il sait tout faire! ». Alors, ce papa qui sait tout faire et a été un vrai grand sportif va entrer sur le terrain pour le plus grand plaisir de son fils, en dépit d’un genou qui le fait souffrir! Vendredi, Louis change de ceinture au judo. Samedi soir, nous irons admirer Céleste dans son ballet de natation synchronisée. Comme sa sœur pour la danse, elle a eu un grand nombre de répétitions pour parfaire son ballet. Si nous savions comment Victoire serait habillée, le maillot de Céleste ne nous sera dévoilé qu’à la dernière minute. Je me suis proposée pour aider à préparer les nageuses. Nous ne pourrons pas nous joindre au défilé aux lampions de la kermesse des écoles mais, dès le lendemain, nous y serons !
Je ne raterai pour rien au monde ce moment de joie et de poésie ! Que le thermomètre affiche 38° comme l’an passé ou qu’il pleuve comme cela est si souvent arrivé, la kermesse est toujours une parenthèse dans nos vies. Je ne me lasse pas de voir les enfants monter sur le vieux manège qui semble avoir été confectionné par le vacher Petit Pierre, une des grandes âmes de la Fabuloserie (ce musée hors les normes situé dans le petit village de Dicy), s’amuser à faire tourner la roue du giroflet, défier leurs parents dans des parties de palet, sauter dans les structures gonflables et se pourchasser avec des pistolets à eau. Dimanche, ce sera ma neuvième kermesse et la neuvième fois que je tiens des stands l’après-midi. Je reste nostalgique de la vieille baignoire en fonte dans laquelle voguaient les canards. Cette baignoire avait dû servir d’abreuvoir pour les vaches avant d’être recyclée pour la pêche aux canards. Elle faisait entendre un bruit d’eau très apaisant et on sentait que les canards y barbotaient sereinement. L’APE a souhaité investir dans un système plus moderne et, pour moi, la pêche aux canards a perdu son charme. Je n’ai rien contre le progrès mais, dans mon esprit, la poésie l’emporte et je suis certaine que si on demandait aux canards leur avis, ils plébisciteraient la baignoire-abreuvoir !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner