Le sapin n’a pas encore déplié au bout de ses longues branches ses nouvelles pousses de ce vert si tendre que j’ai envie de les croquer comme je le ferais d’un coeur de salade. La glycine bleuit. Le vent a eu raison des fleurs blanches du prunier et du mirabellier. Les violettes se sont recroquevillées sur elles-mêmes. Si des petits oeufs en chocolat ont échappé à la chasse vigilante de Charlotte et d’Arthur, ils doivent être tout mouillés. Pendant de longues années, notre merveilleux Fantôme, notre fidèle berger australien suivait les enfants dans leur quête des chocolats dissimulés dans les haies, les jardinières, suspendus aux branches des arbres, cachés derrière un volet ou dans le puits comblé et envahi par le lierre. Notre Fantôme croquait ça et là des oeufs avec leurs habits de papier coloré. Le chocolat noir est toxique pour les chiens. Heureusement, il gobait des oeufs en chocolat au lait. Maintenant que le trio et les cousins sont grands, ce sont eux qui s’amusent à cacher les sujets en chocolat pour leur petite cousine. Cette année, Charlotte du haut de ses presque sept ans menait la chasse talonnée par Arthur, bientôt six ans. Après avoir tout trouvé, les deux enfants se sont installés dans le trampoline pour partager équitablement leur butin avant de s’amuser à faire sauter les oeufs sur la toile.
La veille, avec Victoire, nous avions vécu une magnifique vigile pascale partagée avec ferveur par une assemblée de six cents personnes. Du feu nouveau allumé devant l’église, à l’entrée et à la sortie avec nos cierges, aux baptêmes de six jeunes dont deux lycéennes de l’aumônerie et un petit garçon de deux ans, des chants en portugais ou en créole, de la joie pour Victoire de retrouver des amis dont sa marraine de confirmation, du joyeux anniversaire du Père Xavier repris par toute l’assemblée: autant de moments heureux.
Quand nous étions rentrées à la maison, peu de temps avant que la Fiat ne redevienne citrouille, tout le monde dormait. Je fermais les yeux en songeant au plaisir d’avoir vécu cette soirée avec notre fille cadette et à l’arrivée de ma soeur, de son compagnon et du fils de celui-ci le lendemain. Un déjeuner dominical joyeux autour de la table de couvent, la traditionnelle promenade autour du plateau avec arrêt obligatoire à la ferme des Bernard pour y saluer Gudule l’âne et Rosalie la truie plus proche du sanglier corse que du cochon rose, une partie de Monopoly, un thé rapporté de Londres par ma soeur. Tout au long de la journée, le ciel avait été incroyable. Dans l’après-midi, de gros nuages blancs se détachaient sur un ciel d’un bleu très foncé tirant sur le noir. Le contraste avec le jaune du colza s’étendant à perte de vue était saisissant. Le soir, le ciel nous offrait l’un de ses plus beaux couchers de soleil. Au premier plan, les bandes verte et jaune du colza, surplombées par une fine langue noire, coiffée de nuages blancs ou gris s’ouvrant sur un fond rouge orangé zébré par la foudre. Nous sommes restés longtemps à admirer ce spectacle unique mesurant notre chance. Ce ciel avait des accents de fin du monde. Il était d’une beauté tourmentée.
Le lundi de Pâques, Charlotte et Arthur ayant regagné Paris la veille, nous ne nous lançons pas dans la fabrication de poissons ni ne nous amusons à nous faire des blagues. Je me rappelle comme nous étions heureux, enfants, quand les institutrices faisaient mine d’ignorer le poisson accroché dans leur dos. Dans le Gard et l’Ardèche, les gendarmes ont lancé un appel à témoins relatif à un lapin au pelage roux, au regard attendrissant, mesurant 40 centimètres, pesant 1,5 kg et dispersant des oeufs en chocolat dans les jardins. En milieu d’après-midi, Céleste, Victoire et Antoine reprennent le train pour Paris. Céleste conduit la voiture. Je laisse Antoine à sa droite et prend place à l’arrière avec Victoire. La tête posée contre la fenêtre, des souvenirs affluent: ces mercredis marathon entre centre aéré et activités sportives ou musicales, les parcours sportifs dans la forêt, les pommes de pin, les papiers de bonbons et les miettes de pains au chocolat retrouvés dans la voiture. Comme, à cette époque, le fait qu’un jour les enfants puissent me remplacer au volant semblait loin!
Alors que j’écris ces quelques lignes, Louis est au lycée, Victoire en cours à Reims, Céleste et Antoine sont assis dans un avion attendant le départ pour Madère, ma soeur, Benoît, Charlotte et Miyu, la soeur de notre chat, monteront bientôt à bord d’un TGV et séjourneront dans le Gard, dans la bonne et vieille maison de Pont-Saint-Esprit. De mon côté, je songe à mon rêve ancien de découvrir la vie des moines orthodoxes du Mont Athos. Notre père est le premier à m’avoir parlé de cet endroit retranché du monde. Son bac en poche, avec son frère, il était parti visiter l’Europe à bord de l’Orient-Express. A un moment, la route des deux frères s’était séparée. Notre père avait alors séjourné dans l’un des vingt monastères qu’abrite la péninsule. On est davantage attiré par ce qui est interdit. L’interdiction (Avaton) faite aux femmes (ainsi qu’aux enfants et aux animaux femelles, hormis les poules et les chattes) de pénétrer sur le mont Athos est prévue par un décret de l’empereur byzantin Constantin Monomaque de 1046. Cette interdiction est liée à la Vierge Marie qui doit être, selon la légende, la seule femme honorée au Mont Athos, considéré comme le « jardin » de la Vierge. Je pensais moins à la Sainte Montagne jusqu’à ce que je lise l’un des romans de Christophe Ono-dit-Biot: Trouver refuge. Dans ce livre dont l’action se déroule dans une France ayant élu à sa tête un président d’extrême droite, un couple d’universitaires menacé par le pouvoir en place décide d’aller se cacher au Mont Athos. Pour que le plan aboutisse, il faut que la femme se travestisse en homme et la petite fille en garçon. En progressant dans la lecture de cette histoire, je me demandais si des femmes avaient osé transgresser la règle et s’étaient aventurées sur le Mont Athos. Je pensais à Alexandra David-Neél qui, en 1924, déguisée en mendiante avait réussi à demeurer deux mois à Lhassa, cité interdite aux Occidentaux. Stéphane accepterait-il que nous restions quelques jours auprès des moines orthodoxes si je parvenais à me faire passer pour un homme muet?
A en croire la mythologie grecque, le sommet de la péninsule culminant à 2030 mètres d’altitude doit son nom d’Athos à un géant. L’un de ceux qui a osé défier les dieux pendant la gigantomachie. Le mont serait le caillou jeté par Athos sur Poséidon. Située au nord de la Grèce dans la mer Égée, la cité monastique est une république théocratique. Ce statut juridique de la République monastique du Mont Athos est confirmé en droit international par le traité de Lausanne en 1923, et en droit constitutionnel par la constitution grecque depuis 1926. Les 1400 moines consacrent leur vie à la recherche de Dieu en chantant des psaumes, en suivant l’enseignement des Pères de l’Église.
Des preuves attestent de la présence d’hommes vouant leur vie à Dieu sur le Mont Athos à partir du VII ème siècle. Ce sont des ermites. Il faut attendre Athanase pour que commence une vraie vie communautaire et que soit fondée en 963 la Grande Laure. Le monastère contient 37 chapelles. La bibliothèque est riche de 2046 manuscrits dont 165 codex et 30000 livres imprimés. Les monastères ressemblent à des petites villes et sont parfois fortifiés. A notre époque, la communauté orthodoxe conte presque 2000 moines et laïcs, tous âgés de plus de 18 ans. Les moines sont russes, bulgares, roumains, serbes. Ils mènent une vie austère. A trois heures du matin, le son d’un maillet frappé sur une planche de bois, appelée simandre remontant à l’époque où les Turcs interdisaient les cloches, les sort d’une courte nuit de trois heures. Ils commencent alors une journée comptant huit heures de service religieux. Les seules pauses sont les deux repas pris en silence, pendant dix minutes. Le reste du temps, les moines participent à la gestion des monastères, travaillent dans les champs et les oliveraies. Ils sont aussi pêcheurs, mécaniciens, chauffeurs, tailleurs ou peintres d’icônes. Des ermites échappent à la règle cénobitique. Ils vivent dans des skites dispérsés un peu partout le long de la péninsule. Les moines sont autorisés à quitter le mont Athos mais ils ne le font que rarement.
Haut lieu du monachisme chrétien d’Orient, le Mont Athos est considéré comme le phare spirituel de toute l’Église orthodoxe. Cela explique que des pèlerins et des visiteurs du monde entier aspirent à y séjourner. Le nombre de personnes est, tous les jours, fixé à cent orthodoxes et dix non orthodoxes. Nombreux sont les Grecs qui y viennent tous les ans comme les catholiques, eux, se rendent à Lourdes. l’icône de la Portaïtissa est très importante pour les fidèles orthodoxes qui l’ont investie de pouvoirs miraculeux. Selon la légende, elle aurait surgi sur la mer, au Moyen Age, entourée d’une colonne de flammes, avant que le dévot anachorète Gabriel l’Ibère n’aille la récupérer au large en marchant sur les eaux. Les pèlerins et les visiteurs ne peuvent pas rester plus de quatre jours. Ils se plient à la vie très ascétique des moines. Ils dorment dans de grands dortoirs sans confort, n’ont accès qu’à des lavabos pour se laver. Quand ils partagent les deux repas des moines souvent composés d’une soupe avec un peu de pain et quelques olives, ils s’engagent à suivre tous les offices.
Sur le Mont Athos, on vit tellement retranchés du monde moderne que les prières servent de repères horaires. Presque chaque monastère a sa propre façon de mesurer le temps qui passe. Certains sont à l’heure byzantine (la journée est divisée en deux cycles de douze heures commençant et se terminant au lever et au coucher du soleil), d’autres à l’horaire chaldéen, indexé sur celui du soleil et modifié chaque semaine. Quelques couvents comptent les heures à partir de l’aurore, d’autres encore situent minuit au crépuscule.
J’avais la naïveté de penser qu’aucune femme n’avait jamais osé transgresser la règle de l’avoton. Plusieurs l’ont fait. Ainsi, en 1920, une psychanalyste et écrivain française, Maryse Choisy (fondatrice du groupe Psyché et du mouvement littéraire suridéalisme ) a séjourné incognito sur le mont Athos. De son expérience, elle a tiré un livre, Un mois chez les hommes, publié en 1929. En avril 1953, une jeune femme de 22 ans issue de Thessalonique, Maria Poimenidou, travestie en homme, a séjourné trois nuits au Mont Athos. Après avoir amplement ébruité son forfait dans la presse locale, les moines ont décidé de sévir. Le 12 juillet 1953, un décret a été voté prévoyant une peine d’emprisonnement pour les délinquantes pouvant aller jusqu’à un an. Que ce soit lors de la guerre civile grecque ou après qu’un bateau transportant des migrants ait échoué sur les côtes, les moines n’ont pas hésité à accorder l’asile à des femmes et à des jeunes filles. En 2003, le Parlement européen a voté une résolution en faveur de l’ouverture du mont Athos aux femmes mais rien ne dit qu’un jour, la République monastique inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO comme un haut lieu artistique de valeur universelle exceptionnelle soit accessible aux pèlerins et aux visiteurs des deux sexes.
Faute de m’aventurer sur le mont Athos, je pourrai toujours aller visiter les monastères des Météores qui sont pour moi irrémédiablement associés à une scène culte du film de Philippe de Broca On a volé la cuisse de Jupiter. Dans cette scène, Philippe Noiret, déguisé en Pope et Annie Giradot, réussissent à s’accrocher aux pieds d’une statue alors qu’un hélicoptère la fait s’envoler dans les airs.
Bonne semaine!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner