Chronique néo-zélandaise (la première traversée des Alpes en vélo)

Carte NZ.jpgDix décembre 2000. Dans dix jours, c’est Noël. Pour le moment, nous nous en moquons car, dans un endroit idyllique, un champ en bord de rivière entouré de genêts, nous n’avons pas fermé l’œil. Les orages ont grondé toute la nuit et ce n’est qu’au petit matin que la pluie et le vent ont cessé de s’abattre sur notre frêle habitation. Depuis que nous avons étanché toutes les coutures avec un joint noir, notre tente north face prévue pour résister aux bourrasques violentes des camps de base avancés ne prend plus l’eau de toutes parts. C’est déjà ça ! Au réveil, nous tentons tout de même une série de photos et nous nous efforçons de ne pas faire la tête. Nous traversons le petit torrent qui s’est gonflé des eaux de pluie et partons une heure en avance sur notre horaire habituel.

Le soleil nous épargne un court instant puis il s’associe au vent de face pour nous faire endurer le col de Burkes. Arrivés au sommet, nous apprécions doublement le plateau qui s’offre à nous : la route est bordée de lupins et les Alpes enneigées se détachent en toile de fond. Le décor évoque la Patagonie chilienne ou certaines plaines de Mongolie. Le lac Tekapo apporte sa touche turquoise à cet ensemble emprunt de quiétude. Nous allons admirer la ravissante petite église baptisée « the good shepperd » et érigée en 1935 en souvenir des pionniers essentiellement écossais et anglais. Derrière l’autel, une immense baie vitrée permet de prier en regardant le lac, ses montagnes et les tapis de fleurs.

Boite aux lettres.jpgLe temps est idéal pour pédaler : importante couverture nuageuse, vent nul et faux plat en descente. Nous avalons facilement les kilomètres, passons devant le lac Pukaki dont la couleur émeraude n’a rien à envier au précédent et traversons de vastes plaines désertes. Nous terminons la journée dans un petit camping familial où nous faisons la connaissance de Pierre, un Français de Nouvelle-Calédonie, embarqué sur un plateau de plaisance de 24 mètres comme homme d’équipage et momentanément à terre pendant que l’on repeint la coque du navire. En voyage pour oublier la mort prématurée de sa mère, l’instabilité de son père, il a décidé de se lancer à la découverte de l’île du Sud à pied. Stéphane lui conseille un itinéraire puis tous deux s’installent pour une durée indéterminée devant un échiquier. Nous nous couchons tard après avoir passé une bonne soirée.

Ponton.jpgLe monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. Nous ne doutons plus du bénéfice d’une journée commencée au lever du soleil dans un pays où l’astre chéri par les peuples d’Amérique Centrale vous martyrise à longueur de journée et s’ingénie à transformer vos cellules saines en cellules cancéreuses. Le matin, la lumière est incomparablement plus belle. L’air est encore frais et cette impression d’être seul au monde ravit Stéphane à chaque coup de pédale. La montée qui mène au Lindis Pass est longue et dure mais nous ne mettons pas pied à terre. Au sommet, une plaque nous apprend que c’est ici qu’en 1872, les Ecossais ont lâché pour la toute première fois des cerfs dans la région.

Haie de chaussures.jpgUne pause déjeuner suivi d’un croquis aux heures les plus chaudes près d’un hameau nous rappelant le Queyras avec ses maisons de bergers en pierre et leurs toits en tôle ondulée et nous repartons vers 17 heures. Je viens de me désaltérer longuement dans la mauvaise gourde, celle que Stéphane n’a pas encore décontaminée avec des pastilles et nous sommes cernés par des centaines de moutons. Dans les jours qui vont suivre, je vais être sacrément malade : température surfant sur la vague des 40 degrés, ventre digne de six mois de grossesse et nausées sympathiques.

Cette journée s’achève vers 21h30. Nous avions prévu de dormir à Wanaka mais les douze kilomètres qui nous en séparent encore nous semblent insurmontables. Nous installons notre campement sous un pont, au bord d’une rivière puissante et cristalline. La nuit tombe quand, enfin, nous entrons dans l’eau pour tenter d’oublier la cruauté du soleil néo-zélandais et détendre nos muscles. Nous nous sentons revivre. Il est bien trop tard pour que je m’amuse à transformer l’intérieur de notre tente en petit studio, ce que je fais tous les jours. En prévision des fêtes qui approchent, j’ai même acheté à Christchurch des décorations que je cache au fond de l’une de mes quatre sacoches, quelque part entre un livre sur les oiseaux de l’île et un litre d’huile d’olive vierge extra.

Lupins.jpgStéphane s’endort en songeant à cette journée de records :

-record du réveil : 5H30 ;

-record de l’heure du départ : 7h00 ;

-record de la durée de l’étape en vélo : 6h30 ;

-record de la pause déjeuner : 5 heures ;

-record de fin d’étape : 21h30 ;

-record de la longueur de l’étape : 102 kilomètres ;

-record de la taille de la salle de bains : une large rivière aux eaux turquoises.

Tandis que Stéphane passe en revue les records du jour, je suis terrorisée. Je sursaute au moindre craquement, au moindre hululement, à la moindre voiture qui s’élance au-dessus du pont. En fait, je ne suis pas loin de m’imaginer actrice embarquée à son corps défendant dans le tournage d’un énième un Blair Witch. Evidemment, Stéphane se moque gentiment de moi. Avec le recul, je me dirai que cette nuit était un rêve au regard de ce qui nous attendait en Colombie britannique, quelque part sur un sentier bourré d’ornières du célèbre sunshine coast.

Tour du monde 030.jpgLà-bas, après une journée de plus de dix heures de marche non stop où nous n’aurions presque jamais vu la lumière du soleil tant la forêt est dense et après avoir désespéré de trouver un endroit assez plat pour planter la tente, nous finirions par nous installer juste à côté d’un lac tout noir et sous un ciel sans lune. Stéphane s’empresserait de faire un feu de camp pour tenir à distance les ours nombreux dans cette partie du Canada. Nous accroche
rions nos sacs à dos dans les arbres, irions nous laver dans une eau gelée et sombre. Un poisson aurait la bonne idée de venir happer mon pouce et un cri déchirerait le silence. J’en profiterais alors pour glisser sur ldes rochers moussus et aurais droit à un vrai bon bain dans cette baignoire si peu engageante ! Stéphane finirait par s’endormir avec des boules quiès pour oublier les bruits environnants tout en serrant contre lui son bear spray et moi je lutterais pour chasser loin de moi les souvenirs abominables de toutes ces lectures des reines du polar américain aimant tant à faire endurer les pires souffrances à de malheureuses victimes innocentes dans ce genre de paysages sauvages.Tour du monde 063.jpg

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner