Dimanche 1er mai. Tous les musées sont fermés. Aux coins des rues, on vend des bouquets de muguet. Nous descendons du RER à la station Luxembourg. Le ciel est d’un bleu limpide mais un petit vent frais condamne encore aux manteaux. Nous regardons les photos de l’exposition de Michel Rawicki exposées sur les grilles du jardin, l’appel du froid, clin d’œil à l’appel de la forêt. C’est Hubert Reeves qui a demandé au photographe amoureux des glaces d’exposer son travail. Il s’agit de sensibiliser toujours plus le public au réchauffement climatique, aux peuples et aux animaux que la fonte des glaces menace dans leurs conditions de vie ancestrale. Michel Rawicki est un photographe d’une grande sensibilité ; un artiste qui aime vraiment les hommes et les bêtes. L’homme et la bête ne sont jamais réduits à un seul statut de « sujet ». Ils sont saisis pour eux-mêmes et non pour flatter l’ego du photographe. Une photo me plait particulièrement. Elle a été prise dans le village de Savissivik, au pied du Cap York, à l’ouest du Groenland. On y voit, en premier plan, un fil sur lequel sèchent des chaussettes et des torchons. En contre-bas, des chiens de traîneau et, derrière eux, un immense désert de glace. J’aime cette photo qui laisse deviner l’homme ou la femme sans le montrer. Dans ce village vivent encore quelques familles Inuits. Les hommes chassent l’ours polaire. Quand, étendus sur la glace, habillés de vêtements confectionnés avec des peaux d’ours, ils sont à l’affût, on pourrait les prendre pour des ours polaires.
Pendant deux jours, je marche et, dans les pavés usés de l’île Saint Louis, je retrouve mon passé. Les pavés sont pour moi comme les dessins à la craie des enfants, Jane et Michael Banks, sur lesquels Mary Poppins veille. Un pavé et je saute à pieds joints dans un souvenir. Il fait un temps magnifique. Beaucoup de personnes, Parisiens ou touristes, pique-niquent sur les pavés. Des bateaux-mouches remontent la Seine. J’imagine une voix dans un micro qui commente l’île Saint Louis, l’île de la Cité, la Conciergerie, la Terreur, la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, Notre-Dame, Paris au Moyen-Age. Cette voix raconte en anglais, en allemand, en espagnol, en italien l’amour sans illusion de Quasimodo, le sonneur de cloches, pour la belle bohémienne, Esmeralda. Le temps passe suivant la course du soleil au-dessus de la seine.
Nos pas nous mènent place Stravinsky. Un dîner en terrasse entre la fontaine imaginée par Niki de Saint Phalle et le centre Pompidou. Presque toutes les femmes portent des jupes ou des robes sur des jambes nues. Aux premiers rayons du soleil, c’est si tentant de croire l’été déjà là ! Le soleil a donné des couleurs à certains décolletés, hauts de dos et d’épaules. Ses derniers rayons rasants allument des feux d’artifice dans les chevelures. Derrière nous, un groupe d’Américaines rient gaiement. Sur leur table, plusieurs verres vides de mojito. Elles s’amusent à taquiner le serveur, un homme jeune au corps de torero, qui rentre dans leur jeu sans se faire prier. Paris est une fête. Hemingway a raison. Des adolescents jouent au ballon, rient, s’apostrophent. Je me rappelle un dîner, en été, il y a longtemps, très longtemps. David dont je parlerais plus loin essayait de m’initier à la magie et à la poésie de la physique quantique. Malgré tous ses efforts, je restais hermétique à cette histoire d’atomes. Sachant combien le sujet lui était cher, je fournissais de gros efforts pour ne pas bailler. Alors je faisais ce que j’ai toujours fait depuis l’enfance quand je m’ennuie, je laissais mon esprit voyager. Je n’étais plus là. Je ne me rappelle plus où j’étais partie mais, peut-être, que j’étais entrée dans le corps du serpent imaginé par Niki de Saint Phalle et que ce serpent m’ayant rappelé « la flûte enchantée », je le combattais avec courage. Dans le lointain, les sons des carillons des oiseleurs me sortaient de ma rêverie et mon esprit retrouvait la physique quantique.
Quand nous rentrons à Sceaux, l’air est léger. Cela sent bon le lilas et la glycine. Tenir l’équilibre sur les pavés bossus du trottoir est difficile après plusieurs heures de marche sur des talons. Je consulte en sabots. Je ne sors de la maison pratiquement que pour aller marcher ou pédaler avec Fantôme, notre fidèle berger australien, avec une bonne paire de baskets ou de chaussures de randonnée. Alors, à Paris, je porte des chaussures à talons ! Comme à chaque fois, je suis saisie par la rigueur implacable des arbres qui bordent l’allée d’Honneur et remonte jusqu’au château. Quand j’étais étudiante, j’aimais bien faire le tour du parc en courant, à la nuit tombée. La nuit, on respire mieux. La foulée est plus fluide. L’obscurité trompe le cerveau qui ne perçoit plus les distances de la même manière. Les trails de nuits se développent de plus en plus. Je n’en suis pas surprise tant la course de nuit est apaisante. Courir la nuit, c’est comme courir dans un rêve éveillé.
Lundi 2 mai, RER B, aux alentours de 9h30. Je suis debout, Stéphane aussi qui consulte ses mails sur son téléphone intelligent. Ces heures sont volées sur une semaine de travail très dense. Stéphane vient désormais très régulièrement à Paris. Il a appris avec le temps à aimer cette ville à laquelle, étudiant malheureux se préparant à des concours exigeants, il n’avait associé que des souvenirs douloureux. Mais, de mon côté, m’évader de mes champs de maïs, quitter ma ligne d’horizon jaune colza, laisser enfants et patients est très difficile et, pourtant, Paris est un des éléments qui garantit mon équilibre. Loin de Paris, je m’assèche. Je me vide de ma substance. Je dépéris.
A la station Laplace, une petite fille monte. Elle est de taille moyenne. Elle a des yeux bruns et de longs cheveux blonds qui courent jusqu’au bas de ses omoplates. Elle a des baskets dont la toile est parsemée de fleurs. Elle porte sur son dos un sac bien trop lourd. Elle pourrait le poser par terre mais elle le garde sur son dos. Elle se tient à la barre centrale, la main droite placée au-dessus de la main gauche. Elle fait glisser son sac sur le côté, l’ouvre et en sort un carnet. C’est un carnet de correspondance. Je lis qu’elle est en 6ème B mais je n’arrive pas à savoir comment elle s’appelle. Elle vérifie son emploi du temps. Je lui souris et elle me rend mon sourire. Un sourire tendre. Un sourire qui touche le cœur. Le RER a déjà marqué plusieurs arrêts. C’est un omnibus. Elle s’approche de la porte. Le train s’immobilise. Les portes s’ouvrent. C’est la station Port-Royal. Avant de descendre, elle plonge ses yeux dans les miens et me sourit à nouveau. Je lui réponds par un « bonne journée ». Elle me remercie et me souhaite également une agréable journée.
Les portes se referment. Je vois la petite fille qui marche sur le quai avec ses cheveux blonds détachés, ses petites boucles d’oreille coccinelles, son jean noir, ses baskets fleuries et son sac à dos bien trop lourd pour un squelette d’enfant en pleine croissance. Je pense que cette petite fille qui n’a que onze ans entreprend déjà un grand voyage, seule, tous les matins, pour se rendre au collège. Je me demande comment ses parents ont tenu en échec la sectorisation qui empêche d’inscrire son enfant ailleurs que dans l’établissement auquel leur adresse les rattache. Je me dis qu’elle est peut-être scolarisée à l’Ecole alsacienne et que, dans ce cas-là, s’agissant d’une école privée, la sectorisation n’est plus de mise. Par ailleurs, il est toujours possible d’avoir une adresse fictive dans Paris pour inscrire un enfant dans un établissement public. C’est ce qu’avaient fait les parents de l’un de mes amis, David, que son père, tous les matins, conduisait en voiture depuis Cachan jusque dans un collège du 5ème arrondissement. Ensuite, il est entré à Louis-le-Grand et, plus tard, a intégré l’X. Maintenant, il est à Matignon après une très longue station à Bercy, ce ministère tentaculaire dans lequel les visiteurs qui en franchissent la porte se voit confier un plan pour ne pas qu’ils s’y perdent ! David était toujours plein de reconnaissance pour ce père qui avait fui la Hongrie la veille du jour où les Soviétiques fermaient la frontière et faisaient tomber une nuit longue et épaisse sur un peuple qui avait déjà enduré l’occupation allemande.
Nous descendons le boulevard Saint Michel. Nous traversons la Seine. Nous entrons à la Conciergerie. J’ai vécu quatorze ans à Paris. J’y venais au moins une fois par an pour voir notre grand-mère maternelle et je n’ai jamais eu envie d’entrer dans ce lieu. C’est un lieu trop chargé en souvenirs violents pour notre mémoire historique commune. C’est une exposition de photos qui nous y amène : les clichés en noir et blanc de Nikos Aliagas, réunis sous le titre de « corps et âmes ». Sans un ami de ma sœur, Xavier, pilote à Air France, je n’aurais jamais entendu parler de cette exposition et, surtout, je n’aurais jamais été intéressée par le travail d’un homme qui ne m’évoque que des grandes messes télévisuelles. Ses photos sont magnifiques. Et, les textes qui les accompagnent sont d’une grande poésie. Stéphane et moi sommes vraiment impressionnés par ces photos qui, comme celles de Michel Rawicki, nous font sentir toute l’humanité, la profondeur de celui qui les a prises.
Le soleil avance dans le ciel d’un bleu que ne trouble aucun nuage. Nos pas nous mènent au Marais. Nous voici rue des Barres, installés en terrasse à l’une des tables de l’ébouillanté. Comme c’est agréable de déjeuner ainsi dans ce soleil de mai ! J’ai l’impression d’être en vacances. Du Marais, nous marchons jusqu’au boulevard de Magenta. J’ai eu envie d’assister à une projection au Louxor. Je ne suis jamais rentrée dans ce cinéma. Il a été entièrement restauré. Au balcon de cette salle immense, nous ne sommes qu’une poignée de spectateurs. Je profite de la nuit qui tombe prématurément sur la salle pour retirer mes chaussures et glisser mes pieds endoloris sous mes fesses. Nous nous laissons transporter par Raymond Depardon et le suivons dans sa longue pérégrination hexagonale. Il installe sa caravane sur la place d’une ville. Il attend que des personnes acceptent de monter et de parler tandis qu’il les filme. La caravane devient une sorte de confessionnal moderne sans prêtre ni pardon mais dans lequel la liberté de parole est de mise. Cette photographie de la France d’aujourd’hui est assez déprimante. Il y est surtout question de couples séparés, de jeunes désoeuvrés, de personnes sans emploi, de solitude. Le contraste entre les plus âgés et les plus jeunes est saisissant. Les plus âgés s’expriment avec des mots choisis et une grande modération. Les plus jeunes parlent à toute vitesse de façon souvent vulgaire et leur pensée semble manquer cruellement de consistance. Une jeunesse triste et désenchantée se fait jour. Ce documentaire n’était pas une bonne idée. Raymond Depardon a eu envie de sillonner son pays au lendemain de la tuerie dans les locaux de Charlie Hebdo. Le ciel ne me semble plus si bleu. Paris est-elle toujours une fête ?
Une grande tristesse m’envahit. Nous rentrons. Je ne parle pas. Mes yeux se laissent happer par les paysages urbains qui défilent. En arrivant à Sceaux, dans ce lieu que je connais depuis que je suis enfant et où nos parents vivent depuis que j’ai commencé mes études supérieures, c’est encore pire. A la fenêtre de la cuisine, je revois notre père quand il guettait mon arrivée pour le traditionnel déjeuner dominical. Je lui souriais. Il me faisait un petit signe de la main. Paris me manque tant que, finalement, venir si peu devient une souffrance. Comment rattraper en deux jours des années de retard ? Mes yeux se ferment sachant que ce n’est pas possible et cette pensée, la nuit, me réveille et me prive d’une plage de sommeil.
Mardi 3 mai, dernier jour à Paris. Le ciel est toujours d’un bleu sans reproche et le vent froid. Stéphane a des rendez-vous une bonne partie de la journée. Ma flânerie sera solitaire. Cela ne me dérange pas car, dans Paris, je ne me suis jamais sentie seule. Nous nous disons au-revoir à Port-Royal. Je traverse le jardin du Luxembourg. Alors que la grande pendule du Sénat n’a pas encore marqué dix heures, certains jouent au tennis ou courent, d’autres font des mouvements de taï chi ou des étirements. Il est bien trop tôt pour les poneys qui passent la nuit dans des écuries du boulevard de Vaugirard. Trop tôt aussi pour les jeux des enfants, le manège aux chevaux en bois et les balançoires qui montent si haut. J’arrive devant le musée du Luxembourg. Je viens admirer les chefs d’œuvre du musée de Budapest. A cette heure, la visite est vraiment agréable. Presque personne devant les toiles, les dessins ou les sculptures. Alors que je suis arrivée dans l’avant-dernière salle, je suis fascinée par une toile immense, l’Alouette de Pàl Szinyei Merse, un peintre hongrois né en 1845 et mort en 1922. L’Alouette a été réalisée en 1882.
Cette toile représente une jeune femme nue étendue dans l’herbe qui observe une alouette dans son vol. La jeune femme est de dos. Elle est sur le côté droit. Son visage repose sur sa main. Elle a un corps harmonieux et une peau laiteuse. Ses cheveux sont blonds et je devine ses yeux bleus. Au-dessus de sa tête, un immense ciel dans lequel s’étirent de longs nuages vaporeux. L’herbe sur laquelle elle est allongée semble tendre. On peut y voir des fleurs de cigüe, des coquelicots et des akènes à aigrettes. Elle est étendue près d’une mare et non loin d’un champ. Je regrette qu’il n’y ait pas un banc pour s’asseoir. Je reste debout et laisse mon imagination la rejoindre. Elle s’appelle Hélène. Elle sera bientôt mariée. On approche de la nuit des feux de la saint Jean. Il faisait chaud. Elle a eu envie de se rafraîchir dans l’eau de la mare. Ses vêtements sont posés à côté d’un petit rosier sauvage. Elle s’est étendue dans l’herbe. Avant que ses yeux ne rencontrent l’Alouette, elle contemplait les nuages. Elle profite de ce moment. Elle n’est pas sûre de pouvoir recommencer quand elle sera mariée. Elle dit adieu à une forme de liberté et, tout à coup, elle envie à l’Alouette la sienne. Même si les promis s’aiment vraiment, le mariage n’est-il pas quand même une sorte de cage dans laquelle on peut manquer d’espace ?
C’est à regret que je quitte Hélène et l’alouette. Je me retrouve rue de Vaugirard. Sans que je m’en rende vraiment compte, mes pas m’ont conduite au Louvre qui est fermé le mardi. J’ai faim. Je vais m’installer à l’une des tables des restaurants du monde du Carrousel. Je déjeune espagnol entre une famille japonaise et un couple de jeunes italiens. J’adore cette ambiance de tour de Babel qui m’évoque l’esprit de la Pentecôte et me rappelle toujours notre tour du monde. Le temps passe. L’endroit était calme. Il devient bruyant. Je remonte à la surface et vais m’asseoir dans le jardin des Tuileries, non loin de l’Orangerie. Je m’installe confortablement. Le soleil est chaud. J’enlève mon manteau orange et même mon gilet, orange également. La couleur orange est ma couleur favorite. Je peux passer des heures à observer les gens qui m’entourent : les enfants qui jouent, les parents qui les surveillent du coin de l’œil tout en lisant, consultants leur boîte mails, envoyant des messages ou téléphonant, les couples d’amoureux que le printemps a unis, les célibataires qui aimeraient ne plus l’être ou qui pansent les plaies du cœur qu’un chagrin d’amour a creusées, les personnes âgées passées maîtres dans l’art de « l’ici et maintenant », les pigeons qui fouillent le sol avec leur bec, les corbeaux prétentieux.
Stéphane devrait avoir fini ses rendez-vous aux alentours de 15h30. Je vais à sa rencontre en remontant la rue du Faubourg-saint-Honoré. Nous nous retrouvons. Juste le temps de se rafraîchir et nous voici installés dans les fauteuils gris souris de la salle de cinéma du groupe MK2 située dans le Grand Palais. On dirait une salle de projection privée. A notre droite, une fenêtre toute en longueur qui donne sur les arbres et l’une des quatre statues de Pégase en bronze doré du pont Alexandre III. Cet endroit est absolument magique. C’est grâce à mon ancien directeur de thèse, devenue avec les années, une personne chère à mon cœur, que nous sommes venus voir le film québécois « la passion Augustine ». Nous nous laissons complètement glisser dans l’histoire d’une religieuse dirigeant une école pour jeunes filles. Dans cette institution privée catholique, les religieuses sont des femmes modernes qui entendent doter leurs élèves d’une éducation solide de façon à ce qu’elles puissent travailler. Une grande place est accordée à la musique, tant le chant choral que la pratique du piano. La vie d’Augustine, mère supérieure de l’école, sera bouleversée par l’arrivée de sa nièce, véritable virtuose et esprit frondeur. Quand la lumière revient dans la salle, nos yeux sont rouges.
Il est temps de rentrer, de quitter Paris. Il est tard quand les graviers crissent sous les pneus de la voiture. Les enfants dorment. Leur grand-mère aussi. Seul Fantôme est là pour se précipiter sur nous et nous fêter comme si nous étions partis plusieurs jours. Avant de me glisser dans les draps en lin de notre grand-mère, je vais embrasser les enfants qui dorment. Comme toujours, Céleste est la seule à entrouvrir les yeux et à sourire quand elle sent que nous déposons sur sa joue un baiser. Un sourire d’ange.
Dans les jours qui suivent, je traîne un vague à l’âme persistant que la fatigue accentue. Je range les chaussures dorées pailletées que je me suis offertes à côté d’une paire de bottes rouges achetées cet hiver dans le Marais. Je retrouve mes sabots suédois qui ont désormais le confort des objets faits sur mesure. Les enfants sont en pleine forme. Mes amies me réconfortent. J’ai la joie d’être conviée au baptême de la petite sœur d’une amie de Victoire qui a assisté pendant trois ans aux séances d’éveil à la foi que j’anime. Les grands arbres de l’arboretum des Barres sont incroyablement apaisants. Fantôme est un animal merveilleux. Le lilas sent délicieusement bon. La glycine est en fleur et, bientôt, les pivoines fleuriront.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner