« Sans jugement, sans a priori », c’est ainsi que les pères de la phénoménologie invitent à la perception de soi et du monde par les expériences personnelles tirées des phénomènes. « Sans jugement, sans a priori ». Comme ils sont rares celles et ceux qui sont capables de marcher dans leur vie, d’aller vers l’Autre animés par un souffle phénoménologique. En conscience ou non, nous passons beaucoup de temps à porter des jugements que nous croyons de valeur, à asséner des vérités, à plaquer sur l’Autre, par le jeu des projections, nos attentes et nos désirs, nos peurs et nos doutes, à voir en l’Autre, parce qu’il nous a porté atteinte, l’ennemi d’hier, quand bien même ses intentions étaient différentes. C’est ainsi que nous pouvons vouloir mener une croisade légitime, en oubliant de faire la part entre le bon grain et l’ivraie.
Souvent, à notre insu, la première rencontre avec un autre que nous, ne peut se faire librement. Nous l’avons à peine rencontré, que, déjà, notre cerveau passe au crible son allure générale, ses vêtements, sa façon de s’exprimer, de se tenir. Nos codes et outils de décodage sont différents selon nos origines, notre éducation, le lieu où nous vivons, le métier que nous exerçons, nos expériences de vie. Fréquemment, n’entendons-nous pas des personnes dire, par exemple, « le port de chaussettes blanches avec un costume est rédhibitoire », « les personnes qui mâchent leur chewing-gum la bouche ouverte, ce n’est pas possible », « non, vraiment, je n’ai rien de commun avec les Parisiens du XVIe arrondissement » ou encore « rien à faire, je ne m’entends jamais avec les femmes portant ce prénom ». Volontairement, je ne parle pas de préjugés infiniment plus odieux et attentatoires à la dignité de la personne humaine.
Si vous êtes un citadin et faîtes le choix d’une installation à la campagne, il est possible que vos voisins vous regardent étrangement et que, vous aussi, vous portiez sur eux un regard non-libre, un regard nourri d’a priori. Chacun peut camper sur ses positions, pire encore et pour se rassurer sur ses certitudes, chercher des éléments pour consolider son jugement. Il est possible, aussi, que chacun fasse un pas vers l’autre, s’approche de la haie mitoyenne et que les défenses tombent. Alors, l’Autre est vu pour la première fois, tel qu’en lui-même et non tel qu’il avait été imaginé.
Bien sûr, le « sans jugement, sans a priori » des phénoménologues, une certaine forme de « neutralité bienveillante » ne signifient pas, je pense, qu’il faut taire ses intuitions premières. Si les expériences vécues et les phénomènes éprouvés, nos intuitions s’avèrent fondées, elles peuvent aussi nous tromper. Leur pouvoir de fiabilité est très important mais pas absolu.
Il n’est pas facile de changer, de cesser de porter des jugements à l’emporte-pièce. Plus nous avançons en âge et plus l’exercice est difficile. Nos caractères suivent le même chemin que nos muscles, ils se raidissent. Mais, avec de la volonté et une véritable envie de se réformer, il est possible de parvenir à faire l’expérience de la vraie liberté dans la rencontre avec l’Autre, de le découvrir, de l’aimer sans l’avoir, en préambule, étiqueté et rangé sur tel ou tel rayon de notre bibliothèque, voire dans son enfer !
En tout cas, c’est ce que je veux croire !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner