Depuis qu’ils sont venus vivre ici, elle a toujours été très impressionnée par la mobilisation des habitants de la région autour de l’association « vaincre la mucoviscidose ». Le fils aîné de l’un des amis d’enfance du papa de trois est venu au monde avec cette maladie. En France, ce sont deux cents enfants qui naissent chaque année atteints de mucoviscidose. Tous les ans, les enseignants des écoles des enfants leur parlent de cette maladie et, plusieurs fois, déjà, avec eux, la maman de trois a lu le petit dépliant glissé dans les cartables et sur lequel un lapin explique avec des mots simples et sans jamais verser dans le pathos les réalités de cette maladie. On oublie vite que, chaque jour, en période normale, les soins apportés à un enfant atteint de mucoviscidose durent entre une heure et deux heures. Ils englobent une séance de kinésithérapie, des aérosols et des médicaments. En phase de surinfection, l’enfant peut recevoir entre cinq et six heures de soins quotidiens. Récemment, numéro deux lui a demandé si, plus tard, elle pourrait avoir un enfant atteint de mucoviscidose. Sa maman lui a répondu que pour que cela se produise, il fallait que la maman et le papa soient tous les deux porteurs du gène responsable de cette maladie.
Autour de chez eux, les manifestations organisées par les membres très actifs de l’association et des centaines de bénévoles se déroulent de début septembre jusqu’à la fin octobre avec un point d’orgue le dernier dimanche de septembre. L’année dernière, la maman de trois vous racontait, dans une petite chronique, sa joie d’avoir entouré les enfants de l’école à l’occasion d’une marche et d’ateliers organisés dans le cadre de ces manifestations. Il faisait un temps magnifique. Les derniers papillons de la saison volaient au-dessus des cosmos. Les enfants avaient beaucoup ri et s’étaient largement dépensés. Cette année, malheureusement, les deux écoles n’ont pas pu s’organiser pour réitérer une nouvelle fois leur engagement fort auprès des enfants malades.
Le 8 septembre, dans le cadre de l’association « vaincre la mucoviscidose », les parents de trois s’organisaient pour faire garder les enfants et aller voir jouer la troupe de comédiens amateurs de leur village. Cette année, ils avaient choisi « toc, toc », la pièce écrite, mise en scène et jouée par Laurent Baffie au théâtre du Palais-Royal en 2005. Six personnes ayant toutes en commun de souffrir de troubles obsessionnels compulsifs se retrouvent dans la salle d’attente d’un psychiatre. Elle avait été très admirative du travail fourni par les comédiens, par leur présence sur scène et leur capacité à rester justes pendant deux heures et demie. La soirée avait permis de récolter presque 5 000 euros pour l’association. Samedi dernier, la troupe jouait une nouvelle fois dans une autre ville et on lui avait rapporté que le succès avait été au rendez-vous.
Samedi, en début d’après-midi, la maman installe le trio dans la vieille voiture. Même si à l’ombre il fait frais, au soleil, la température est très agréable. On a décidé d’aller rejoindre, dans l’un des jardins de la ville la plus proche, une amie et un de ses ami qui animent, à l’occasion de la vingt-troisième virade de l’espoir, un atelier de poterie. On se gare sur un grand parking, non loin de la rivière qui traverse la ville et de la médiathèque où les enfants aiment choisir livres et DVD. C’est sur ce parking que les forains, deux fois par an, installent leurs manèges et leurs stands de barbes à papa, pommes d’amour et beignets dont les corps striés, ruisselants de graisse, rendent transparents les papiers blancs.
En arrivant à l’entrée du jardin, on achète à deux dames charmantes des cartons violets qui donnent accès aux huit ateliers. Après avoir participé à l’atelier, un bénévole signe dans une case et quand toutes les cases sont cochées, les enfants peuvent aller choisir des petits cadeaux. Les enfants essaient tous les ateliers : le mange-balles, le casse-têtes, l’arbre d’espoir, les jeux d’adresse, les gymkhana vélo, la pêche à la ligne, le parcours et les mots mêlés. Numéro trois ne se lasse pas des jeux d’adresse en bois et il reste concentré sur un jeu jusqu’à ce qu’il l’ait fini. Numéro un et numéro deux qui ont retrouvé une petite amie s’amusent beaucoup au parcours qui se réalise en tandem. Un partenaire a les yeux bandés. L’autre le guide en utilisant deux objets : une cloche et un tourniquet. Les tintements de la cloche indiquent la gauche et les bruits sourds du tourniquet la droite. Attentif aux sons, l’enfant qui est momentanément privé de la vue doit marcher dans des cerceaux, enjamber des barrières et revenir au point de départ, le bandeau retiré, juché sur de petites échasses. L’arbre de l’espoir plaît surtout aux plus âgés. Les enfants collent sur une grande feuille de papier une fleur ou une feuille. Ensuite, un des bénévoles lui tend une paille, dépose une grosse goutte d’encre de couleur devant lui et l’enfant doit souffler dans la paille de manière à ce que l’encre s’étale et atteigne sa fleur ou sa feuille. Quand il a fini, on lui remet une feuille ou une fleur en papier crépon et il va l’accrocher sur l’arbre de l’espoir.
Numéro trois n’a pas envie de réaliser, comme ses deux sœurs, dans de l’argile blanche, une tortue ou un hérisson. Il préfère retourner aux jeux d’adresse, faire rouler des billes argentées ou encore faire rouler, en soufflant, des balles de ping-pong oranges sous des arches en bois. Il aime encore lancer une balle en bois accrochée par une longue ficelle à un mat et essayer de renverser des petites quilles.
Cinq heures, à la buvette, les enfants goûtent avec des crêpes, de vraies crêpes « fait-maison » par des bénévoles avant l’ouverture des jeux, et non ces abominables crêpes qu’on peut acheter à la sauvette dans les rues et dont la pâte industrielle ressemble à du caoutchouc. Le papa de trois n’a pas pu les accompagner. Il est resté à la maison, veillé depuis la grande pièce à vivre par la grosse boule de poils. Déjà une semaine que son dos est bloqué et qu’il souffre au point d’en avoir mal au cœur. Partout où il passe, il laisse dans son sillage une odeur de baume du tigre reconnaissable entre mille à son mélange de camphre, de clou de girofle et de menthe. Il n’a pas encore trouvé, dans un périmètre proche, un praticien libre à la réputation établie pour le soulager et, en aucun cas, il ne souhaite être manipulé par un de ces médecins osthéopates qui vous font craquer entre leurs mains puissantes comme si vous étiez un bout de bois mort. Cette odeur agit sur eux comme un concentré de souvenirs d’Asie: ils marchent dans les rues animées du quartier de Thamel à Katmandou. Ils vont trouver après plusieurs heures d’ascension difficile une vue sur l’Everest depuis un sommet culminant à 6 400 mètres. Dans les lodges du chemin menant au premier camp de base de l’Anapurna, ils abandonnent leurs jambes à la chaleur bienveillante d’un chauffage dissimulé sous les longs pans de la nappe qui couvrent la table. Après trois semaines de toilettes de chat spartiates dans l’eau gelée des torrents et des rivières, ils goûtent à une douche brûlante dans le village de Namche bazar. Sur les bords de la mer d’Oman, ils apprécient de se balancer dans un hamac. A Madras, ils découvrent les pluies torrentielles de la mousson et à Calcutta, ils touchent du doigt l’entraide qui existe entre ceux qui ont peu et ceux qui n’ont rien.
Dimanche, dans un petit village, à quelques kilomètres de la maison, se tient la seizième virade de l’espoir. Tous les enfants des écoles sont invités à chanter sous la houlette de leur professeur François qui intervient dans les classes le lundi. Il fait toujours aussi beau. Les feuilles du bouleau se rassemblent en petits tas devant la maison. Il n’y a pas eu de roses trémières cette année. Au départ du village, des marches, des circuits en VTT et en moto sont organisés toute la mâtinée. On a même prévu une boucle « poussette » de quatre kilomètres. Si elle avait pu, la maman de trois se serait inscrite à l’un des circuits pédestres. Vers onze heures, on retrouve une autre maman et ses trois enfants sur place. A l’atelier « maquillage », la maman reconnaît Maryse, une ancienne institutrice qui, depuis qu’elle est à la retraite, organise la visite commentée de la Fabuloserie, un endroit étonnant consacré à l’art brut. Elle a les yeux de la couleur des myosotis et des mains larges, rugueuses qui dessinent avec délicatesse sur les visages des filles un tigre et une fleur. Numéro trois ne veut pas être maquillé. Un peu plus loin, des pompiers volontaires font enfiler des casques aux enfants avant de leur faire essayer les lances à incendie. Les enfants sont surpris par le poids des casques et la puissance de l’eau quand elle arrive dans le gros tuyau noir. On peut aussi faire un petit tour de poney. L’une des bénévoles qui fait tourner les apprentis cavaliers sur les équidés n’est autre qu’une maman, membre très actif de l’association des parents d’élèves et que numéro trois a baptisée la sorcière des landes. Cette maman-là est toujours heureuse de donner de son temps pour le bonheur des enfants.
Les marcheurs, les vététistes et les motards ont terminé leur circuit respectif. Ils se rafraîchissent ou se restaurent. La maman de trois reconnaît dans cette foule, de plus en plus compacte, de nombreux visages, des visages croisés tous les matins à l’école, visages de parents, visages de professeurs, visages d’assistantes maternelles, visages d’ATSEM, visages de dames de cantine, visages d’élus locaux. Une barquette de frites nappées de ketchup plus loin, les enfants des écoles primaires sont invités à monter sur l’estrade. La maman de trois observe les écoliers. Ils se tiennent droits, les bras le long du corps. Ils sont concentrés et fiers de chanter ces chansons qui, toutes, parlent de souffle, de vent et de respiration.
Les enfants ont fini de chanter pour ceux qui, trop souvent, cherchent leur souffle. La chorale éphémère se sépare. Quand la maman quitte le village avec ses enfants, on n’a pas encore lâché, dans le ciel sans nuages de ce dernier jour de septembre, tous les ballons porteurs d’espoir.
Anne-Lorraine Guillou-Brunnner