Il nous a manqué à ma soeur et à moi deux branches maîtresses de notre chêne généalogique: notre grand-mère paternelle et notre grand-père maternel. Notre père avait vingt-quatre ans quand sa mère s’est éteinte dans une chambre de l’hôpital Laënnec de Quimper. Elle souffrait d’une insuffisance rénale et la dialyse n’avait pas encore atteint le Finistère. Elle est partie si peu de temps avant que notre père et notre mère se marient que, notre arrière-grand-mère avait offert à celui que, bientôt, elle nommerait avec tendresse « mon petit gendre » de repousser la date du mariage. Il avait refusé. J’en ferai autant trente-trois ans plus tard.
Notre mère, elle, n’avait pas encore quatre ans quand son père a été exécuté dans le camp de Mauthausen le 29 avril 1944. Le 5 mai 1945, le camp serait libéré par la onzième division blindée de la troisième armée américaine. Sur les 320 000 prisonniers qui furent internés à Mauthausen seulement 80 000 survécurent. Après la guerre, l’un des survivants rapporta soixante-deux méthodes d’exécution des prisonniers. A ce jour, on ne sait toujours pas avec précision comment est mort notre grand-père, lequel, normalement, relevait de la convention internationale de Genève protégeant les officiers. On a pu penser qu’il avait été pendu ou tué d’une balle dans la nuque au moment où le curseur glissant le long de la toise atteignait le sommet de son crâne. J’ai lu que les officiers qui avaient cherché à s’évader des camps de captivité avaient été parqués dans des espaces à ciel ouvert sans vêtement et sans nourriture.
Notre mère n’a jamais connu son père. Quand elle a vu le jour le 3 août 1940 dans le Gard, à Nîmes, son père était déjà prisonnier. Elle avait très précisément sept ans quand on a su que tout espoir de voir son père revenir avait disparu. Elle ne se rappelle pas si on le lui a dit de manière explicite mais elle sait que son caractère a brutalement changé. Petite fille intrépide, enjouée, elle est devenue peureuse et son regard s’est voilé. Désormais obligée de s’assumer financièrement, sa mère est entrée à l’Opéra Garnier et y a fait toute sa carrière. C’est en année de terminale que notre mère a entrepris un travail de recherche très fouillé pour comprendre ce qui s’était passé dans les camps. Dans sa classe, grâce à un professeur d’histoire communiste, des jeunes filles juives pouvaient raconter comment leurs familles et elles avaient été cachées, comment on avait cherché à les aider à passer en Suisse ou, malheureusement, comment leurs proches avaient été raflés, déportés et exterminés. A dix-sept ans, notre mère faisait le « plein » d’horreurs. Ensuite, elle n’y reviendrait plus et se heurterait à sa mère s’infligeant jusqu’à la fin de sa vie la vision de documentaires ou de films terribles au nom du devoir de mémoire. Notre grand-mère ne comprendrait jamais l’attitude de sa fille et notre mère ne chercherait jamais à expliquer à la sienne la raison de son rejet de souffrir encore un peu plus. Très récemment, j’ai proposé à ma mère que nous allions ensemble à Mauthausen et elle m’a dit qu’elle ne pourrait jamais le faire.
Il est presqu’impossible pour ma soeur et moi de nous faire une véritable idée de notre grand-mère paternelle. Notre père ne l’évoquait quasiment jamais et son frère aîné encore moins. Je peux seulement reconstituer la vie trop courte d’une femme malheureuse dans son couple, maltraitée par un mari volage, aimant à s’égayer le soir au comptoir avec ses copains de la SNCF plutôt que de rentrer chez lui. Notre grand-mère avait déjà connu l’alcoolisation de sa propre mère. Cette femme devenue triste a tout mis en oeuvre pour que ses deux fils se réalisent dans leur vie professionnelle et quittent cette Bretagne à laquelle était associée trop de souffrance. On raconte que le père de notre grand-père paternel était un homme merveilleux, maréchal-ferrant devenu maire de son village et ayant eu la chance avec ses trois frères de revenir vivant et non gazés des tranchées de la Grande guerre. Mais cet homme profondément bon et droit allait mourir prématurément et laisser à son aîné, Noël comme lui (la tradition voulait que tous les aînés portent le même prénom) la responsabilité de ses frères, Ubalde, Jean, Joseph et de leur soeur, Constance.
Je n’avais jamais entendu parler d’Ubalde avant ce matin. C’est ma mère qui m’a révélé son existence alors que je l’interrogeais sur la famille de notre père. Ubalde était ce qu’il était convenu de nommer un enfant différent. Avant les échographies, avant les interruptions médicales de grossesse, presque toutes les familles avaient un enfant avec quelque chose en plus ou en moins. Notre mère ne sait pas combien de temps à vécu Ubalde. Jean est devenu instituteur et directeur d’école. Passionné de pédagogie nouvelle, il appliquait la méthode de Célestin Freinet dans sa classe. Joseph allait sortir de Maison-Alfort et revenir dans le Finistère pour y exercer son métier de vétérinaire. Constance qui rêvait d’être institutrice se marierait avec un jeune homme plein de vie, grand sportif et auquel tout semblait réussir. A la mort de son mari, leur mère, une femme étonnante ayant failli quitter mari et enfants pour un trotskiste dont elle était tombée éperdument amoureuse, avait acheté un restaurant dans les halles de Quimper « le cheval blanc ». Notre grand-père y faisait la cuisine. Toute sa vie, notre grand-père a aimé cuisiner et je n’oublierai jamais ses coquilles saint-Jacques. Le gène de la cuisine est passé à ses deux fils. Notre grand-père, enfant, n’aimait pas l’école et la légende familiale raconte que sa mère qui le déposait à l’école en voiture à cheval n’avait pas regagné la forge que son fils aîné y était déjà avec ses sabots pendus autour du cou! La mort de son père le contraignait à arrêter l’école et à se mettre au travail. Trop jeune, il devenait chargé de famille. Notre grand-mère, Thérèse et lui allaient, jeunes mariés, aider Joseph à financer ses études vétérinaires à Maison-Alfort. Il est possible que notre grand-père ait été un homme différent s’il n’avait pas perdu son père à un âge où il en avait encore un si grand besoin.
Il a été plus facile de reconstituer la personnalité de ce grand-père sans sépulture que de cette grand-mère enterrée avec notre père dans un petit cimetière du sud-Finistère. Par miracle, les carnets qu’il a écrits pendant ses quatre années de captivité ont été rapportés à notre grand-mère par l’un de ses camarades dans le camp de prisonniers de Lubeck. Comme il écrivait avec des crayons à papier, les mots s’effacent. La fatigue et les privations altèrent l’écriture. Je n’ai encore à ce jour jamais réussi à tout lire. Des pans entiers sont écrits en allemand, en anglais, même en russe, langue qu’il avait commencée à apprendre quand il était prisonnier. Il se passionnait pour les langues étrangères et, quand la guerre serait finie, il aspirait à devenir attaché militaire dans les ambassades. Il faudrait que ma soeur et moi prenions le temps de tout recopier avant qu’il ne soit trop tard. Toute sa vie, notre grand-mère a veillé jalousement sur ces cahiers, traces tangibles de l’existence de son mari et dans lequel, dans les premiers temps, il lui disait son amour et son manque d’elle. Le temps passant, on constate que le corps se replie au profit de l’âme et de l’esprit. Du particulier on glisse vers l’universel.
De notre grand-mère dont je possède une photo la représentant avec son second fils après une remise des prix, je ne sais presque rien si ce n’est qu’elle était très courageuse, extrêmement douée en couture et en tricot et qu’elle n’a jamais pu habiter la maison qu’elle avait fait sortir de terre non loin de la ferme de sa soeur, près de ce chemin bordé de cerisiers que j’aimais tant enfant et que notre mère a vendu.
Aucun des six petits-enfants de notre mère n’aura connu son grand-père. Les enfants ne me posent jamais de question sur notre père. J’essaie parfois par petites touches de le faire exister dans leur esprit. Je leur raconte que son intelligence éblouissait tous ceux qui le rencontraient, qu’il avait beaucoup d’humour, ne se prenait jamais au sérieux, ressentait les autres comme s’il était eux, aimait la jeunesse, cuisiner, aller au marché, discuter avec tout le monde, orienter les enfants de ses amis dans la jungle des études et des métiers (surtout les garçons!), raconter des histoires avec force détails, enjoliver les choses, marcher la nuit, faisait preuve d’un très grand éclectisme dans tous les domaines, avait possédé une carte de membre à vie des « Bains Douches ». Je leur dis encore que leur grand-père pouvait entrer dans des colères terribles et faire claquer toutes les portes de la maison, détestait fêter son anniversaire, recevoir des cadeaux, possédait une mémoire éléphantesque, présentait une résistance à la douleur physique peu commune, avait la médiocrité, le manque de passion, les suffisants et les pisse-froid en horreur, aimait à dire qu’il tutoyait tout le monde sauf sa femme, employer l’expression « fausse gloire » et rangeait couverture contre couverture un « San Antonio » et « Les mémoires d’outre-tombe », « L’identité de la France » et « les lettres de mon moulin », « L’étranger » et « Meurtre en Mésopotamie ».
Je ne sais pas si ma soeur parle parfois de notre père à ses enfants. Ma soeur est pudique et taiseuse comme presque tous les Guillou. Comme ma soeur supporte assez mal le climat breton, j’ai eu à coeur d’inscrire la terre paternelle dans l’ADN de notre trio et des deux aînés de ma soeur. Avec Stéphane, nous avons emmené plusieurs fois les enfants à Port-Blanc, Séné, sur l’île aux Moines et, ensuite, à l’île-Tudy. Aux dernières vacances de la Toussaint, nous avons enfin pu faire découvrir le Finistère à notre neveu Valentin. Il n’avait découvert que le Morbihan qui n’a absolument rien à voir avec son voisin finistérien! Valentin a beaucoup aimé les grandes plages de l’île-Tudy, de Mousterlin et de la Torche.
Il me semble très important d’inscrire, quand on le peut, l’histoire des parents manquants dans la conscience de leur descendance. Une famille ressemble à des poupées gigognes. Nous nous imbriquons tous les uns dans les autres. Nous sommes en étroite interdépendance et ce qui affecte l’un affecte l’autre.
Hier, Louis, seul enfant à la maison depuis le départ de ses soeurs en Haute-Corse avec leur mamie paternelle, est rentré heureux avec son dernier bulletin de son année de CM2. Il était ravi de nous annoncer qu’il passait en sixième. Comme son bulletin n’était pas aussi bon qu’il aurait pu l’être, je n’ai pas vraiment réussi à le féliciter. Ce passage en sixième me semblait une telle évidence…Après qu’il se soit emporté me reprochant ma dureté, je lui ai raconté l’attitude de son grand-père maternel après que je lui aie fait part de mes notes, globalement excellentes, obtenues à mon bac. Au lieu de me féliciter, mon père n’avait relevé que mon 2/20 en maths et conclu que je terminais mon parcours en maths aussi bien que je l’avais démarré. Ce récit était censé faire comprendre à notre fils ma réaction peu enthousiaste à l’annonce de son passage en sixième. Il a planté ses yeux foncés dans les miens et m’a jeté : »Et alors, tu penses faire comme ton père avec nous toute notre vie? »
Je n’en ai pas rajouté mais, dans mon for intérieur, j’ai pensé que nos trois enfants avaient beaucoup de chance de ne pas avoir des parents aussi critiques et exigeants que ceux que ma soeur et moi avions eus!
Louis est dans le car. Il rentre avec sa maîtresse et ses camarades d’une sortie scolaire de fin d’année au parc de la France en miniatures. Dans trois jours, Louis reviendra enchanté à la maison. Il sera officiellement en vacances et toute la journée, les enfants auront fait des jeux, se seront poursuivis avec des pistolets à eau et auront mangé des bonbons. Nos deux filles, Céleste et Victoire, qui ont eu la même maîtresse que Louis avaient beaucoup pleuré en lui disant au revoir et en quittant leur école. Ce jour-là, Victoire m’avait soufflé: « Elle est passée vite l’enfance! ».
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
PS: Pour les amoureux du Finistère et des bonnes choses, la forge où notre grand-père et ses quatre autres frères et soeur ont vu le jour est devenu un excellent restaurant. Je vous le recommande vivement. « La forge d’Antan » à Clohars-Fouesnant. Réservation vivement conseillée!