Comme au mois de décembre, en juin, les semaines filent aussi vite que les éclairs zébrant le ciel lors des gros orages du 15 août. On n’a pas le temps de souffler que l’année scolaire est terminée, que les listes des fournitures pour la rentrée sont affichées en bonne place sur le réfrigérateur, que les enfants ont récupéré, glissé dans des pochettes, toutes leurs œuvres réalisées à l’école et à la garderie, qu’il a déjà fallu procéder à la réinscription à la gym, au poney, au judo, à la chorale et au transport scolaire.
Les élèves de CE1 sont en pleine évaluation nationale. Les derniers conseils de classe ont eu lieu. Les collégiens de troisième passeront bientôt leur brevet. Les bacheliers commenceront à plancher sur les sujets de philosophie dés lundi prochain et les résultats seront connus à partir du 5 juillet. Tandis que, dans les jardins du nord de l’hexagone, les pivoines et les rhododendrons déploient largement leurs pétales, en Hongrie, le Danube est sorti de son lit, en Syrie, la guerre continue, en Turquie, la police a pénétré dans le parc Gezi occupé par les manifestants, en Afrique du Sud, la santé de Nelson Mandela est très préoccupante et, en France, un hommage national est rendu à Pierre Mauroy.
Les enfants de la maman ne savent pas encore qui sont Nelson Mandela et Pierre Mauroy. On leur a parlé de cette terrible guerre qui ravage la Syrie, fait tant de morts. On leur a dit leur chance de vivre dans un pays en paix, de pouvoir aller à l’école pour s’y instruire et y jouer. Ils demandent si, un jour, ils connaîtront eux aussi la guerre. La maman ne peut que leur répondre qu’elle espère que cela ne sera jamais le cas. Elle se rappelle alors les propos d’un grand-père, lequel parce qu’il était excédé devant l’insatisfaction chronique des Français, disait, tout en machouillant une feuille pour ne pas fumer, « il nous faudrait une bonne guerre ! ». Si elle arrivait à comprendre ce qu’il voulait exprimer, elle ne pouvait pas le suivre sur cette voie. A dix-sept ans, il était entré dans la Résistance comme on entre dans un grand jeu scout. Il était porté par l’insouciance de sa jeunesse. Il était trop vert alors pour mesurer les dangers, la valeur d’une vie. La Résistance avait besoin de ces jeunes hommes qui donnaient tout car ils ne se posaient pas la question de ce qu’ils avaient à perdre. Elle pensait à son grand-père, au père de sa mère, qui, lui, n’était jamais revenu, était mort à l’âge de trente-trois ans et qui, s’il était rentré, aurait pu voir grandir sa fille. On peut se désoler devant l’incapacité des gens à se réjouir de ce qu’ils ont. On ne peut pas, pour autant, souhaiter la guerre pour les guérir de leurs caprices et leur redonner le goût des bonheurs simples.
Tout à l’heure, si le soleil réussit à percer, les enfants, en rentrant de la garderie, voudront enfiler leur maillot de bain et aller barboter dans les quinze premiers centimètres d’eau au fond de la piscine nettoyée de ses alluvions rouges la semaine dernière. Ils s’amuseront à tenir en équilibre sur le matelas gonflable. Le benjamin ne pensera plus, depuis longtemps, à ses deux agrafes qui brillent au milieu de ses cheveux et que lui a values une chute depuis le trampoline resté ouvert. Ils riront, parleront fort, trop fort, comme tous les enfants dans les piscines même s’il n’y a que quelques centimètres d’eau. Ensuite, ils se sécheront et disputeront des parties de badminton. Parfois, le volant restera accroché dans les hautes branches du prunus. Les filles le secoueront pour libérer le volant prisonnier. La partie repartira de plus belle. La maman jouera avec ses enfants à tour de rôle et, il faudra compter les échanges pour garantir la plus parfaite égalité de temps de jeu !
Tout à l’heure, le petit garçon voudra regarder le film de son séjour de la classe de mer monté par la maman de son meilleur ami à partir de ce que la maîtresse et sa fidèle assistante ont tourné aux Sables d’Olonne. Toute la famille s’installera devant la télévision. Bien sûr, on n’aura pas pu faire autrement que de se battre pour l’attribution des places. Très vite, les filles auront décroché et auront été suivre une toute nouvelle émission de téléréalité mettant en scène le quotidien d’hommes chargés de veiller, sans leur compagne, sur leurs enfants et de garantir la bonne marche d’une maisonnée. Le petit garçon ne fera pas attention au départ de ses sœurs. Il sera assis sur les genoux paternels. Il sera tout simplement heureux de revisiter avec ses deux parents un séjour datant de la mi mars. Le film s’ouvrira sur la capture, à marée basse, entre les rochers, de petites bêtes replongées, ensuite, dans l’aquarium de la salle de classe. On continuera par la visite des ports de pêche et de plaisance, la découverte des fresques réalisées, depuis vingt ans, par une artiste locale sur les murs des maisons du quartier de l’île Penotte, les moments passés à observer la vie aquatique des trois cents espèces de l’aquarium « le septième continent », la course organisée sur la plage, la soirée pyjama et la dégustation de fruits de mer.
Les parents souriront devant les mines plus ou moins catastrophées des enfants découvrant des montagnes de crustacés, mollusques, arthropodes, gastéropodes marins et autres bivalves. Les plus courageux accepteront de goûter les huîtres, les moules, les bulots et les bigorneaux. Les moins téméraires dîneront de crevettes roses et de langoustines. Le film s’achèvera sur un diaporama de tous les enfants de la classe, accompagné en fond sonore par la voix douce d’un Laurent Vouzyl chantant « le rêve du pêcheur » et « derniers baisers ». Sans doute emportée par la nostalgie du chanteur aux dents du bonheur, la maman sera émue devant cette palette de sourires : les larges sourires dévoilant les espaces laissés par les dents de lait récemment tombées, les sourires timides, les sourires à trouver plus dans la lumière des prunelles qu’au niveau de la bouche, les sourires farceurs, les sourires tendres et les sourires manquant comme celui de leur fils, très dissipé pendant cette classe de mer et, manifestement, occupé ailleurs.
Comme à chaque fois, quand elle observe des visages d’enfants, elle espérera de tout son cœur, que leur enfance ne leur soit pas volée, qu’ils sourient encore longtemps avec cette belle innocence et cette insouciance légère. Quand le film sera fini, le petit garçon se sera endormi dans les bras maternels venus se substituer aux genoux paternels. Doucement, elle lui retirera ses lunettes, l’emportera dans ses bras et ira le glisser dans son lit. C’est à peine s’il ouvrira les yeux. Elle l’imaginera reparti, là-bas, aux Sables d’Olonne, face à l’océan, les pieds nus dans le sable humide d’une grande plage. Elle pourra ranger le DVD de la classe de mer édition 2013, à côté de celui de leur aînée de 2008 et de leur cadette de 2010. Dans trois semaines, maintenant, avec la fin de la grande section de maternelle, leur fils quittera les années dédiées à la petite enfance et, pour eux, un grand chapitre de leur histoire familiale aura fini de s’écrire.
« On ne guérit jamais de son enfance, soit parce qu’elle fut heureuse, soit parce qu’elle ne le fut pas ». Ces mots sont de Robert Mallet. La maman ne partage pas tout à fait cette approche. Après y avoir longuement réfléchi, elle pense qu’on ne guérit jamais d’une enfance volée et qu’on ne nourrit pas de nostalgie d’une enfance vraiment habitée. Mais, parfois, la nostalgie de l’enfance nait de ce que la vie d’adulte ne tient pas ses promesses. C’est la raison pour laquelle il revient aux parents, autant que faire se peut, de préserver leurs enfants, de ne pas leur parler comme à des adultes, de ne pas leur demander d’arbitrer leurs différends, de ne pas revivre ou essayer de vivre leur enfance à travers eux et de respecter le rythme auquel ils veulent devenir grands.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner