Chronique de la vie qui va

Nous sommes très nombreux à vivre depuis bientôt trois semaines au rythme de la guerre en Ukraine. Pendant mes douze ans à Paris, je n’ai jamais eu de télévision si bien que je lis des articles en ligne ou écoute la radio. Mon hypersensibilité m’oblige à ne pas m’exposer à des images de personnes fuyant leur pays, de villes dévastées, de blessés ou de morts. Toute la souffrance liée à la guerre et à l’exil forcé, je l’éprouve. J’aurais tant aimé que nous puissions accueillir une famille à la maison mais, à la campagne, sans voiture et sans bus, c’est impossible! On n’accueille pas des personnes qui ont fui un pays en guerre, laissé des grands-pères, un papa, un mari, des grands frères ou des oncles comme on le ferait si on était chambre d’hôte! Il faut avoir une pleine conscience de ce que toutes ces femmes et tous ces enfants peuvent avoir déjà enduré pour les aider pleinement. Il faut avoir du temps à leur consacrer pour leurs démarches. Il faut pouvoir les rassurer et faire face à la détresse qu’ils expriment.

Qu’ai-je fait à mon petit niveau pour venir en aide au peuple ukrainien? J’ai acheté des produits d’hygiène et du lait maternisé que j’ai déposés à la paroisse. Malheureusement, les convois transportant les dons venus de toute l’Europe ont du mal à arriver à bon port. C’est effrayant de songer qu’à Marioupol la population n’a plus ni eau ni nourriture ni chauffage quand il gèle encore tous les jours. Le maire de Kiev a fait le serment que sa ville ne tomberait pas entre les mains de l’armée russe. Voici quelques jours, j’ai pris des nouvelles d’Elena, une de nos amies née à Moscou. J’ai fait sa connaissance ici, à la campagne. Séparée du papa de son fils, Roman, elle était venue s’installer dans la résidence secondaire de sa belle-famille parisienne. Comme ses soeurs, Elena est polyglotte. Comme Roman avait besoin d’être scolarisé dans une école capable de répondre pleinement à sa curiosité intellectuelle, Elena est retournée à Paris. Maintenant, elle vit à Nice avec son fils et travaille dans une boutique de luxe. Sa mère est partie vivre en Bulgarie après avoir pris sa retraite de médecin. Ses soeurs habitent en Espagne et sont musiciennes. Elena était horrifiée par ce qui se passe en Ukraine. Elle voulait croire que Poutine ne ferait pas marcher son armée sur Kiev.

Hier, sur Instagram, voici ce que je postais: « Tout le monde ne parle plus que d’elle mais je ne pouvais pas ne pas écrire sur le courage admirable dont a fait preuve Marina Ovsiannikova brandissant sur le plateau d’un journal télévisé russe une pancarte sur laquelle elle avait écrit: « Non à la guerre? Ne croyez pas la propagande. On vous ment, ici ». Tout en tenant sa pancarte, la protestataire scandait  » arrêtez la guerre ». C’est elle qui a été tout de suite arrêtée et risque d’être condamnée à 15 ans de prison. Depuis le début du conflit, les espaces de liberté se réduisent de jour en jour et les intellectuels, les artistes et les journalistes opposés à Poutine ont quitté leur pays. J’ai repensé à un journaliste polonais dont l’histoire m’avait marquée quand j’avais 13 ans. Il passait des vacances chez un couple d’amis à Rochefort-sur-Mer. Il vivait à Varsovie à l’époque de la dictature militaire du Général Jaruzelski. Il était rédacteur en chef d’un journal d’opposition. Toutes les semaines, en pleine nuit, la police venait le chercher pour le soumettre à un interrogatoire. Il aurait pu quitter son pays et s’installer en France mais il s’y refusait. Sa place était en Pologne. Il était prêt à mourir au nom de sa liberté. Sa famille ne vivait plus à Varsovie. Elle était à l’abri. C’est depuis Londres que le Général de Gaulle a organisé la résistance française mais celles et ceux qui en ont été l’armée de l’ombre oeuvraient sur le sol français.  »

Même si la guerre gronde aux frontières de l’Europe, même si l’Ukraine occupe nos pensées, nos vies continuent…Lundi et mardi, les élèves de première n’avaient pas cours. Ils révisaient en vue de l’écrit de français de ce matin. Lundi, comme il faisait un temps magnifique, Victoire s’est installée sur un transat dans le jardin pour travailler. Vendredi dernier, j’en avais fait autant et avais écrit : »Peau d’âne avait le choix entre une robe couleur du temps, de lune ou du soleil. De mon côté, j’ai le choix entre des sabots couleur de rose métallisée, de pomme rouge, d’orange ou de citron. Hier, après le déjeuner, Fantôme, mes sabots et moi avons été prendre notre premier bain de soleil de l’année. Les abeilles butinaient les fleurs du prunus. L’herbe sentait le vert tendre. Je caressais la fourrure chaude de Fantôme. Des tourterelles roucoulaient installées sur un fil électrique. Plus tard, Muguette me redirait qu’elle n’avait pas du tout envie de se mettre au potager ni au jardin. Sans Françoise qui lui apportait des plants et sans monsieur Pomereau qui venait semer les petits pois, le coeur n’y était plus. Je sais que, malgré tout, Pépette et elle finiront par retrouver le chemin du potager et du jardin. Céleste rentre de Paris et Victoire va chez son Louis. Ici, ça va et vient comme dans une pièce de Feydeau ou de Courteline.  »

Comme à chaque fois que l’un de nos enfants passe un examen, j’ai un sommeil très agité peuplé de rêves étranges. Hier matin, le ciel était orange. Quand la pluie est tombée, elle a déposé sur les voitures, les terrasses et les vitres une couche de sable rouge. Je n’avais jamais vu ça en cette saison! Des fils de véhicules s’étaient formées devant les laveries automatiques. Cela me faisait sourire de voir tous ces hommes pressés de nettoyer leur voiture.

Je ne sais pas si vous aimiez la dernière séance présentée par Eddy Mitchell sur France 3 ou aviez été émus par « Cinema Paradiso » mais si c’est le cas, vous adoreriez le Vox, le cinéma d’art et d’essai d’un petit village proche du notre où se trouve le collège dont nous dépendons pour la scolarité des enfants. Imaginez une place arborée entourée par des maisons en briques rouges avec un cinéma dont la salle contient 64 places. Les fauteuils sont tendus d’un tissu bleu et chaque dossier porte le nom d’un réalisateur, d’un acteur ou d’un scientifique. Dimanche, je suis assise derrière le fauteuil d’Hubert Reeves avec lequel Stéphane a été en contact et que nous avions rencontré à Charny, un jour de marché.

Quand on a un métier avec lequel on absorbe beaucoup de souffrance, on a besoin de voir des films qui font du bien. « Tendre et saignant », le deuxième film de Christopher Thomson, est léger à souhait et chargé d’ondes positives. Lorsque j’habitais Paris, j’allais au cinéma au moins une fois par semaine, parfois deux, et souvent aux séances de 11h00. Au 57, rue de Babylone, la Pagode reste de loin le cinéma que je trouve le plus beau. Vers 1896, François-Emile Morin, le directeur du Bon Marché, veut faire un cadeau à sa femme. Il charge l’architecte Alexandre Marcel de construire un pavillon de style japonais. La pagode aurait été importée en pièces détachées et remontés sur place.  En 1930, la pagode est transformée en cinéma d’art et d’essai. L’ancien salon de réception est transformée en une salle de cinéma pouvant accueillir 212 spectateurs. En 1973, une seconde salle voit le jour dans le sous-sol et un jardin japonais également aménagé. Le cinéma ferme en 2015. En 2017, la Pagode est acquise par un magnat américain de l’immobilier, grand amoureux du 7e art. Celui-ci projette alors de le rénover pour lui redonner vie. En 2020, les plus beaux arbres du jardin japonais sont abattus (notamment un ginkgo, un marronnier et un hêtre pleureur) de manière à permettre la construction de deux nouvelles salles en sous-sol. On peut se passionner pour le cinéma et n’attacher aucune espèce d’importance aux arbres.

La toute dernière fois que j’ai été voir un film à la Pagode, c’était le lendemain du jour où j’avais rencontré celui qui deviendrait mon mari et le père de nos trois enfants. Le film s’appelait « Western » et, avec deux amis, nous étions dans la salle japonaise. Voici quelques années, Stéphane et moi avons découvert une salle de cinéma incroyable à l’ambiance si intime qu’elle vous donne le sentiment d’assister à une projection privée. Le cinéma se trouve derrière le Grand Palais et appartient au groupe MK2.

Notre ainée profite à plein de Paris depuis le mois de septembre et je m’en réjouis pour elle. C’est quand on est encore célibataire, sans enfant et sans métier trop lourd qu’il faut profiter de tout ce qu’une grande ville a à offrir. Parce que j’aimais beaucoup danser et qu’à Paris, les soirées dansantes chez des amis ou des amis d’amis sont rares, j’allais dans des boites de nuit. J’aimais l’ambiance étudiante et bon enfant du Globo, l’éclectisme de la Locomotive et le côté suranné du Balajo. J’ai détesté l’ambiance malsaine et frelaté du Palace, des Bains douches ou encore du Folies Pigalle. Les lieux de débauche sur fond de paradis artificiels ne m’ont jamais plu. C’est certainement au Bus Palladium que j’ai passé mes meilleures soirées à danser jusqu’à ce que les premières lueurs du jour éclairent la Seine. L’ambiance était toujours légère. Quand nous sortions au petit jour, nous allions acheter des pains au chocolat dans une boulangerie. Nous étions affamés! Danser est certainement l’une des choses qui me manque le plus depuis que j’ai quitté Paris. Quand on danse, on ne pense plus à rien! Le volume est trop fort pour qu’on puisse avoir de vrais échanges. La pensée est alors en suspens. On se laisse porter par la musique, transporter dans d’autres univers. Pour des cérébraux ayant du mal à habiter leur corps, la danse au milieu des autres permet de totalement lâcher prise.

Maintenant, le Bus Palladium, véritable institution de Pigalle, est fermé. En me documentant sur le Bus, j’ai appris qu’il avait ouvert en 1965 à l’initiative d’un tandem formé par James Thibaut et James Arch, avec l’ambition d’en faire un lieu accessible aux jeunes sans dress code, pour danser sur de la musique live, résolument rock. Ils mirent en place un système de bus, à bas prix, pour faire le plein de fêtards aux portes de Paris.

A ses débuts, le Bus a accueilli le peintre Dali et des amis qui organisèrent un banquet à l’eau plate, un moment entré dans la légende, tout comme une chanson de Gainsbourg (Qui est « in » qui est « out ») où il déclame « c’est au Bus Palladium, qu’ça s’écoute…rue Fontaine… il y a la foule, pour les petits gars de Liverpool« .  La salle a accueilli des artistes comme Johny Halliday ou Eddy Mitchell. Mick Jagger y a fêté un anniversaire. Au début des années 80, le club a décerné des prix aux meilleurs rockers français, les Bus d’Acier. Parmi ses lauréats, Alain Bashung, Etienne Daho, Noir Désir, Indochine… Le club fut également à l’honneur dans un film portant son nom, de Christopher Thomson, sorti en 2010. Je n’ai pas vu ce film et la bande annonce ne me tente pas plus que ça. Hervé Vilard a été le tout premier disc-jockey du Bus Palladium au milieu des années 1960, pour financer ses cours de chants, à la sortie de l’orphelinat. À 17 ans, il y a interprété son tube international « Capri, c’est fini ». 

Peu de lumière sur le plateau. Victoire est plutôt satisfaite de son écrit de français. Céleste est repartie pour Paris. C’est la première fois que je ne l’accompagne pas sur le quai et ne voit pas le train s’éloigner. Victoire avait rendez-vous chez l’orthodontiste. Louis a rejoint des amis en moto. Cookie dort à coté de moi. Fantôme, lui, est allongé au pied de l’escalier. Un agneau est né chez nos voisins. Ici, encore, la vie poursuit son cours tranquillement…

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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