Ce matin, le ciel est blanc. Le ciel est neige mais la température est trop élevée pour que de jolis flocons blancs fassent rêver les enfants dont le regard vient se perdre par-delà la fenêtre de la salle de classe. Les professeurs savent-ils les incroyables rêves immobiles que font leurs élèves tandis qu’ils expliquent un théorème, un point de grammaire, la partition de l’Inde ou la tectonique des plaques? Les professeurs savent-ils que leurs élèves, assis à leur table, se font grands chefs sioux, découvreurs de terres inconnues, guérisseurs en Amazonie, princesses aux petits pois, reines de la nuit? Les professeurs savent-ils que leurs élèves dont seul le corps demeure prisonnier de la salle rêvent à un amoureux, à leurs cadeaux de Noël, à ce merveilleux chiot qui va entrer dans leur famille? Les professeurs savent-ils que leurs élèves, parfois, ont le ventre noué, la gorge serrée, le plexus solaire douloureux car ils ont peur d’une évaluation, d’un camarade qui les harcèle, de la mauvaise note à annoncer aux parents le soir en rentrant? Les professeurs savent-ils toujours que le papa de tel élève souffre d’un cancer en stade terminal, que la grand-mère de tel autre vient de s’éteindre dans une maison de retraite, que la mère d’un autre encore s’enfonce dans la dépression car son compagnon vient de partir, que les parents d’une autre ne se lèvent pas le matin pour s’assurer qu’elle aura pris un petit-déjeuner et qu’elle part sans un baiser, sans un « bonne journée » ou encore un « travaille bien! ».
Ce matin, le ciel est blanc. Le ciel est neige mais pas un seul flocon ne viendra apporter un peu de poésie à ce lundi. Un papa a pris son train pour Paris. L’aînée est au lycée, la cadette et le benjamin au collège et, au pied de l’escalier, le menton posé sur la première marche, Fantôme, notre berger australien, attend de repartir trottiner dans la terre humide du chemin serpentant entre les champs fraîchement labourés. Depuis quinze jours, il souffre de saignements. Le traitement antibiotique est fini mais le problème persiste. Nous allons retourner voir le vétérinaire. Pas de patient en ce matin blanc et neige alors je suis allée remplir le contenu du réfrigérateur et des placards. Les carrefours et les ronds-points portent les stigmates de l’occupation par les gilets jaunes: restes de palettes calcinées, gazon brûlé, papiers gras et canettes. Comme tout un chacun, je le trouvais beau et juste ce grand mouvement citoyen venant s’élever au-dessus des continuelles querelles partisanes.
Habitant en rase campagne depuis treize ans, condamnée à utiliser ma voiture tous les jours pour aller acheter du pain, chercher les enfants à l’école, les conduire à leurs activités, faire des courses, aller au marché, rallier la ville la plus proche située à douze kilomètres et n’ayant pas des revenus élevés, je ne pouvais que me sentir proche des arguments venant porter ce mouvement. La France est très fragile. Comme tant d’autres pays, elle peine encore à se relever après le tsunami financier, économique et social de 2008. L’ascenseur social est grippé depuis de longues années. Pour s’en persuader, il suffit de lire les noms de famille des diplômés de l’ENA ou de ceux qui occupent les postes phares dans les médias. Certaines banlieues complètement abandonnées par l’Etat sont devenues des espaces de non-droit où les forces de l’ordre ne s’aventurent plus. Les classes moyennes celles dont Guizot disait qu’elles formaient la colonne vertébrale d’un pays s’appauvrissent quand ce sont elles qui contribuent le plus à aider ceux qui ont basculé dans la précarité. Notre pays est l’un des champions du monde de l’évasion fiscale. On ne compte plus le nombre de grands cabinets d’avocats dont l’activité essentielle consiste à imaginer des montages parfois très complexes pour permettre à leurs riches clients de déjouer les règles fiscales en vigueur. La poussée libérale a conduit à abandonner nos services publics. Nos hôpitaux se délitent. Nos maisons de retraite ont des airs de mouroir. Le niveau de nos élèves dégringole un peu plus chaque année dans les classements européens.
Ce mouvement est juste mais, malheureusement, il y a chez le Français, inscrit quelque part au coeur des cellules de son ADN, une aspiration à la casse, à la dégradation. Je ne parle pas de ces groupes de jeunes ultra-violents qui viennent se greffer sur les manifestations qui se rêvaient pacifistes et sont capables de transformer les rues de nos grandes villes en scènes de guerre. Le Français a beaucoup de mal à respecter le bien public et le bien de son voisin. Dans les pays anglo-saxons, le respect de la propriété privée est si fort qu’il n’est nul besoin de monter des murs pour se prémunir de visites d’étrangers. En Normandie et en Bretagne, on ressent déjà cette influence. Ailleurs, sans délimitation, c’est un jeu d’entrer chez les autres. L’incivilité commence dans des comportements qui semblent insignifiants comme le chewing-gum collé sous le bureau en entrant dans la salle de classe et continue avec les papiers jetés dehors, le contenu du cendrier déversé par sa fenêtre à un feu rouge, les gravats abandonnés à la lisière des bois, les portes des voitures neuves rayées, les capotes des décapotables lacérées, les graffitis inscrits sur la façade des immeubles à peine ravalés, le grignotage de places dans une file d’attente ou encore le stationnement sur une place réservée à une personne handicapée.
Le Français est râleur, insatisfait, plutôt vulgaire et, en même temps, il est très créatif, courageux et généreux. Richelieu, Chateaubriand, Napoléon, Victor Hugo, de Gaulle, Mitterrand, tous ont pu dire des Français qu’ils étaient ingouvernables! Ingouvernables, certainement mais légitimes dans leur colère contre l’augmentation des taxes sensées venir soutenir la révolution énergétique. Au plus haut niveau de l’Etat, on a attendu que Total, pour ne citer que lui, amorce sa mutation pour pousser nos concitoyens vers l’acquisition de véhicules électriques. Le citoyen n’est jamais qu’un pion sur l’échiquier des intérêts des grandes puissances et des multinationales. C’est quand il devient bonnet rouge, gilet jaune, qu’il n’est plus ce « veau » dont parlait le Général de Gaulle que le Français accède à nouveau à une forme de liberté.
Ce qui s’est passé samedi sur l’avenue des Champs-Elysées est terrible. Les gilets jaunes ont tenu à braver l’interdiction qui leur était faite de venir défiler à cet endroit et des groupes dont il se dit qu’ils ont été téléguidés par l’extrême droite sont arrivés pour casser, détruire et, éventuellement, piller. On a vu des gilets jaunes s’empresser d’aider les commerçants à protéger leurs terrasses et leurs vitrines. Si le ministère de l’Intérieur leur avait laissé l’esplanade du Champs de Mars pour leur rassemblement citoyen, ce n’était pas pour les « parquer » mais, certainement, parce que c’est un endroit sans boutique ou restaurant, un lieu où les casseurs n’auraient pas eu grand chose à dégrader.
Tandis que l’avenue des Champs-Elysées était le théâtre d’affrontements violents entre les CRS et les groupes de casseurs, Louis, notre benjamin, s’en donnait à coeur joie dans le trampoline avec ses quatre amis réunis autour de lui pour ses onze ans. La veille, sa mamie, la maman de son papa, était arrivée pour le dîner. Louis et ses soeurs étaient enchantés d’accueillir une mamie qu’ils ne voient pas souvent. Le samedi, la nuit était tombée quand les garçons ont enfin consenti à descendre du trampoline et à venir souffler les bougies du fondant au chocolat. Ils avaient tant et tant sauté qu’ils n’avaient pas faim. Louis avait refusé qu’on entonne le traditionnel « joyeux anniversaire » l’estimant ridicule. C’est sa soeur aînée qui a allumé les bougies. Sa soeur cadette était retranchée dans sa chambre-caverne où elle suivait en anglais non sous-titré les épisodes de l’une de ses séries Netflix. Un moyen remarquable pour faire des progrès en langue!
Le goûter expédié, les poches remplies de bonbons, les garçons ont disputé de grandes parties de cache-cache. Après leur passage, c’était la révolution dans les placards! Les parents de l’un des amis de Louis, Nathan, sont venus prendre un apéritif avec leur fille aînée, Amélie, à l’école avec Céleste depuis la maternelle. Tandis que les garçons s’amusaient tant qu’ils en oubliaient de dîner, nous avons passé un très agréable moment. Avant de se mettre au lit, Louis et les deux amis restant dormir ont été dans le garage fabriquer des balles rebondissantes. Louis a tenu à laisser le lit superposé à Jarod et à Sacha et je lui avais installé le lit de camp. Nathan était heureux de nous apprendre que le vingt-deux décembre toute sa famille et lui partaient à Nantes chercher le chiot qu’ils avaient réservé: un bouledogue français baptisé, Obi Wan. Nathan a assez mal vécu le départ d’Amélie à Blois au lycée. Obi Wan saura lui tenir compagnie. Amélie riait: « Tu te rends compte. Mon frère me remplace par un chien qui bave! »
Erwan, dans la même sixième que Louis, était heureux de retrouver Claude. L’an passé, Erwan et Nathan étaient restés dormir et Erwan avait dit à Louis combien il avait aimé sa mamie dont il s’était senti tout de suite si proche.
Le dimanche matin, les mamans sont venues chercher leurs fils vers dix-heures. Nous n’avons pas pris un apéritif comme me l’avait gentiment suggéré Louis depuis la mezzanine pour que ses amis restent encore un peu mais nous avons partagé une tasse de thé. Après le déjeuner, Stéphane, sa maman et les filles ont joué à la belote tandis que Fantôme et moi retournions nous promener. Claude était heureuse que son fils ait appris à ses petites-filles ce jeu de cartes si important dans sa famille. Quand j’ai rencontré Stéphane et fait la connaissance des siens, j’ai pu mesurer combien on y était attaché aux cartes. Après le déjeuner dominical le plus souvent préparé par Egmont, le papi des enfants, un déjeuner où il avait été surtout question de travail (les grands-parents étaient à la tête de la holding, leur fille dirigeait de main de maître la seule unité de production, une salaison dans la Loire et Stéphane était en charge de la qualité des jambons et des saucissons), Claude, Egmont et les grands-parents s’installaient dans le salon et pouvaient jouer à la belote jusqu’à ce que la nuit tombe. A peine âgée de deux ans, Céleste avait voulu apprendre à son grand-papi à jouer aux cartes et, de son côté, il avait joué à ne rien connaître aux règles. Cet arrière-grand-père-là aimait vraiment les jeunes enfants!
Dans ma famille, les seuls jeux que j’ai vu nos parents pratiquer étaient la réussite et le solitaire. Nos parents n’aimaient pas les jeux de société mais ils aimaient les immenses puzzles. Une grande planche de bois reposant sur des tréteaux était disposée dans leur chambre quand nous vivions à la Martinique. Ils mettaient de longues semaines à les reconstituer. Je me rappelle un puzzle reproduisant une toile de Bruegel: une scène villageoise en hiver. Enfant, j’étais mauvaise joueuse et je déplore que Louis le soit également. A partir du moment où j’ai cessé de vouloir gagner et de me trouver nulle quand je perdais, j’ai pu ressentir du plaisir à jouer. Cela viendra pour Louis comme viendra sa capacité à juguler ses sautes d’humeur, à maîtriser la violence verbale dont il est capable quand il est en colère, triste ou déçu. Heureusement que ses amis de longue date savent ses grandes qualités de coeur car ses dérapages soudains pourraient amener des enfants à ne plus vouloir le voir. Mais, Stéphane et moi mettons tout en oeuvre pour l’aider à dompter sa sauvage sensibilité! Il s’est récemment découvert une véritable passion pour le piano, une passion apaisante. Là encore, c’est son papa qui lui met le pied à l’étrier. Les enfants zébrés aux natures explosives s’équilibrent par une pratique sportive régulière mais aussi par les arts. Ils ont besoin de s’évader et de créer.
Dimanche, quand je suis revenue passablement boueuse de ma sortie en vélo avec Fantôme, j’ai retrouvé mon mari, sa maman et nos deux filles absolument hilares avec leurs cartes en main. Les filles venaient de faire découvrir à leur mamie le kem’s, kems ou quems. Un jeu que Margot, leur grande cousine, leur avait montré un été en Balagne. Céleste et Victoire ne se rappelaient pas avoir encore jamais entendu rire autant leur mamie.
« Le rire est le propre de l’homme » était le sujet d’une dissertation que notre professeur de français nous avait donné en première. Comme j’avais potassé pour le traiter! J’avais seize ans et avais vu le si incroyable « Le nom de la rose » réalisé par Jean-Jacques Annaud. Je n’avais pas eu, contrairement à nos parents, le courage de me plonger dans le roman d’Umberto Ecco qui, à sa sortie, avait prédit que ce serait un bide quand ce fut un véritable succès d’édition!
Au cours d’un entretien, il expliqua à Hippocrate : « Tu attribues deux causes à mon rire, les biens et les maux ; mais je ris d’un unique objet, l’homme plein de déraison, vide d’oeuvres droites, puéril en tous ses projets, souffrant sans nul bénéfice des épreuves sans fin, poussé par ses désirs immodérés à s’aventurer jusqu’aux limites de la terre… ». Après cela, Hippocrate décréta que Démocrite était l’homme le plus sain d’esprit et le plus sensé qui soit! L’humaniste et médecin, Rabelais estimait essentiel que l’homme s’amuse et rit.
En ce début du vingt-et-unième siècle, nous ne rions presque plus et cette difficulté à rire peut expliquer bien des maux: angoisses, douleurs, insomnies. C’est presqu’une vérité de Lapalisse mais comme on dort bien quand on a ri! Alors, au cinéma, préférons les comédies aux drames et dans la vie, la légèreté qui ne veut pas dire l’insignifiance à la lourdeur! Tentons de faire contre-poids à un ciel blanc, un ciel de neige privé de la poésie des flocons.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner