Chronique du plateau en hiver entre rire, crèche et philosophie

Dimanche, avant le dîner, je suis allée chercher la grande boîte qui a dû contenir des bottes en daim bleu et y ai rangé les sujets et les éléments de la crèche. Tous les ans, quand je me décide à le faire, une petite voix intérieure se demande si je serai là dans quelques mois pour dérouler les santons des feuilles de papier absorbant dans lesquelles je les emmaillotes. Depuis très longtemps, j’entretiens avec le temps qui passe et la mort une relation assez fusionnelle que je pense avoir héritée des branches finistériennes de mon arbre généalogique et de ce que notre grand-père maternelle et Diana qui a veillé sur ma soeur et moi quand nous habitions en Charente-Maritime sont partis bien trop vite. Le temps agit sur moi comme un aiguillon. Il me pousse à ne pas m’endormir dans mon quotidien, à ne jamais me considérer comme « arrivée ». Je chemine depuis ma naissance. Le voyage ne prendra jamais fin. Ce rapport au temps m’a beaucoup fait souffrir quand il me semblait le gâcher, ne plus être aux rennes de mon existence. Quand on subit le temps, il nous écrase tel un char d’assaut soviétique marchant sur Prague ou Budapest. Nous perdons de vue les richesses du temps passant pour ne plus en percevoir que les effets anxiogènes: m’accomplirai-je au regard de ce que j’avais projeté? Réussirai-je à rallumer l’étage de mon manoir breton ou de ma bastide provençale?

La vie est une succession de carrefours, parfois d’impasses, une grande ronde de rencontres et d’opportunités. Quoique nous décidions, nous demeurons profondément marqués par nos histoires familiales, par la manière dont nos parents se sont comportés avec nous, ont projeté ou pas sur nous des projets, des rêves, leur désir de nous voir accéder au bonheur qui devrait être encore plus marqué chez ceux qui ont le sentiment d’avoir eu tant de mal à en voir briller quelques éclats. Parents, on devrait toujours être comblés de joie de voir nos enfants réussir là où nous avons échoué mais mon expérience me montre combien cette attitude profondément aimante est malheureusement peu répandue et aboutit trop souvent à bloquer pour les enfants la porte d’accès au bonheur. La fidélité à la trajectoire des parents l’emporte alors sur la capacité à s’épanouir vraiment.

Notre mère a eu la gentillesse de venir s’installer chez nous pour veiller sur toute la maisonnée: les trois enfants et notre berger australien pour que mon mari et moi puissions nous évader trois jours. Tout s’est remarquablement bien passé. Notre mère est une femme très énergique, organisée et qui ne se laisse pas déborder par ses petits-enfants et l’organisation au quotidien d’une grande maison avec un escalier. Quand nous sommes rentrés, la maison était rangée, le repassage fait et Fantôme rayonnant!

Maintenant que nous étions revenus, notre mère avait envie de rentrer chez elle. Elle avait envie d’ouvrir sa boite aux lettres et d’y découvrir des cartes de voeux. Elle avait envie de renouer avec ses habitudes solitaires mais Céleste lui ayant demandé de prolonger son séjour pour pouvoir la conduire au lycée les trois matins où elle commence à neuf heures, elle ne repartait pas tout de suite. Le lendemain de notre retour, alors que le trio avait rendu le dîner assez éprouvant, elle me disait: « je ne sers à rien. Je suis une espèce de vieille chose qui glisse d’une pièce à une autre, un encombrant! ».

Ses mots m’avaient profondément attristée. Après tout ce qu’elle avait fait pour nous, toute cette énergie déployée pour nous permettre à Stéphane et à moi de nous évader dans des conditions optimales car elle nous avait aussi tout préparé chez elle, allant jusqu’à nous faire quelques courses, j’étais malheureuse qu’elle ressente un si fort sentiment de vacuité. Comment pouvait-elle se laisser aller à penser de telles choses quand tout le monde s’accorde à louer son énergie et sa nature si positive? Elle est capable de prendre soin de toute la maisonnée et de donner à Fantôme ses deux sorties quotidiennes alors que tous ses membres ont été multi-fracturés.

Maintenant que Stéphane et moi avions repris nos places de parents, elle ne trouvait plus la sienne. Elle s’ennuyait et commençait à déprimer. Notre mère est comme beaucoup de personnes. Elle dissimule un fond d’anxiété derrière de nombreuses occupations. Ce sentiment de vide est accentué par le fait que son manque de confiance en elle l’a amené, jeune fille, à refuser de se confronter aux obstacles de peur de de ne pas y parvenir si bien qu’elle ne s’est pas réalisée dans une vie professionnelle pour elle mais au travers de celle de son mari. Etudiante brillante en sociologie avec des professeurs aussi merveilleux que Durkheim et Lorenz, elle aurait dû plutôt se laisser aller à une sorte de tradition familiale et choisir le droit. Notre mère est droite, profondément loyale et intègre. L’expression « raide comme la justice » pouvait, en certaines circonstances, lui convenir parfaitement. Si, l’âge venant, elle s’est assouplie, elle conserve cette posture très anglaise qui lui fait fuir les familiarités et qui fournissait à mon imagination débridée une fenêtre pour la deviner buvant son thé à la bergamote, dans son cottage situé dans le Devon. Bien sûr, elle aurait été assise sur un canapé en chintz et se serait plu à résoudre des enquêtes policières.

Je n’ai pas pu connaître son grand-père paternel mais d’après les photos je l’imagine assez distant et rigide. Il a terminé sa carrière de magistrat en tant que premier président de la Cour d’Appel de Bourges. Il a été obligé de par ses fonctions à procéder à l’exécution de condamnés à mort. Occupant une place importante dans une loge maçonnique, la peine de mort heurtait ses idéaux humanistes. Pour ne pas avoir à évoquer en famille l’arrivée au palais de justice de la guillotine, il employait l’expression suivante « les bois sont arrivés ». Ce n’est qu’à sa mort que ses proches ont découvert les fonctions qu’il occupait dans une loge. Sa tenue était cachée dans une malle. Le second fils de notre arrière grand-père vient de s’éteindre. Il aura vécu un siècle quand son grand frère, notre grand-père, n’aura vécu que trente-trois années. Nos parents l’avaient choisi pour être mon parrain. Très pris par son métier de vétérinaire de campagne et très tourné sur ses désirs personnels, je ne l’ai presque jamais vu si bien que sa mort ne m’affecte pas. Seule la recherche de moments d’échanges réguliers et profonds donnent vie aux liens du sang. Je conserverai de lui le souvenir d’un homme assez grand et sec à l’humour décalé, un passionné de généalogie, un authentique cavalier, un petit frère ayant nourri sans relâche le souvenir de son grand frère en étant membre de l’association des déportés de Mauthausen et d’un être, la retraite venue, ayant cherché par l’analyse et l’écriture à briser le carcan dans lequel son éducation l’enfermait pour chercher à s’aimer et à aimer ses proches. Une personnalité très complexe!

Ce n’est que tardivement que notre mère s’est dit qu’elle aurait aimé marcher sur les traces de son grand-père paternel. Le métier de magistrat n’aurait pas été incompatible avec celui de notre père. Elle aurait pu demander à le suivre au gré des valses préfectorales. Si notre mère avait été magistrate aurait-elle été la même merveilleuse hôtesse offrant un soutien indéfectible à son mari? Nos parents recevaient toujours leurs convives avec un mélange de simplicité et d’humour, de culture et de profondeur. C’est dans ces moments-là que leur union prenait toute sa force, que leur complicité se faisait évidente. Ils étaient rayonnants et ma soeur et moi, depuis nos chambres respectives, entendions monter tard dans la nuit les rires des convives. Nos parents alternaient dîners officiels ou mondains et dîners plus décontractés avec des personnes qui n’étaient plus vraiment de simples relations ni tout à fait des amis. Dans ce métier où l’on n’est seulement de passage, les amitiés sont rares.

Dimanche, il m’a fallu beaucoup de temps pour enrubanner chaque santon dans une feuille de papier absorbant. C’est que nos sujets sont nombreux depuis que notre mère en offre aux enfants tous les ans. Pour Noël, Louis a reçu des oies, un coq et un âne. Quand j’ai défait la crèche, le coq était posé sur le toit d’une église qu’il a achetée cet été en Arles non loin du théâtre antique dans une boutique de souvenirs. Il était heureux de se dire qu’elle irait dans la crèche. Victoire est très attachée à son couple de personnes âgées s’abritant sous une ombrelle rouge. Céleste aime ses Arlésiennes. Quant à moi, un lien particulier m’unit à mon Michaud qui aura cinquante ans cette année. Il a perdu ses deux bras. Longtemps, Victoire l’isolait du reste de la troupe car il venait heurter son sens esthétique. Mais, Louis le remettait à chaque fois en bonne place ne supportant pas que la perte de ses bras lui vaille une telle disgrâce. Les sujets les plus anciens m’ont été offert par des cousines gardoises de notre mère à ma naissance.

De Noël, seul demeure le sapin dont les branches s’affaissent sous le poids des décorations. Céleste m’a demandé de le conserver encore un peu. Tous les matins depuis le quinze décembre, j’allume les guirlandes et je lui parle. Je lui parle également quand je débranche la guirlande le soir avant d’aller me coucher. Je parle aussi à mes orchidées et à ma famille de petits cactus.

Mes monologues n’auraient certainement pas surpris Leandre Ribera que nous sommes allés voir sur scène samedi dernier. Leandre Ribera est né en Espagne. Il est à la fois mime et clown. Depuis trente ans, il se promène tout autour de la planète et offre sa poésie, sa magie et son humour à un public rencontré dans les rues. Voici quatre ans, il a eu envie de passer de la rue à la scène et a commencé à concevoir son spectacle: « Leandre, rien à dire ». En famille, dans une salle extrêmement chaleureuse, nous avons répondu à l’invitation de Leandre et sommes entrés dans son univers peuplé de centaines de chaussettes, de bulles de savons, de parapluies et de boites de céréales. Les interactions avec le public sont nombreuses et notre Louis s’est retrouvé sur scène avec Leandre. C’était si touchant de voir notre fils entrer dans cette communication silencieuse où les mots sont remplacés par des mouvements du corps parfois imperceptibles, des regards et des sourires.

Leandre écrit ceci au sujet de l’utilité et des matériaux du clown. « La fonction du clown est de créer un « trou » pour regarder l’humanité d’une façon différente. Ses matériaux sont l’empathie, la surprise, le rire. C’est un espace entre l’optimisme et la nostalgie, d’où peut jaillir la beauté. La poésie ». Si Leandre vient jouer à côté de chez vous, surtout, allez le voir en famille.

Le soir de la représentation, nous avons eu la joie de retrouver un couple d’amis proches avec leurs deux enfants, Théo, à deux jours d’un voyage scolaire en Auvergne et sa soeur, Adèle que je surnomme avec affection « petite sorcière » car elle est née le même jour que notre grande nièce Margot, le jour d’Halloween. J’étais assise à côté d’Adèle et je l’entendais rire et commenter, parfois, les extravagances de Leandre. Comme nous nous sommes amusées ensuite à relancer sur la scène les paires de chaussettes qui avaient jailli des quatre coins de la salle et à faire exploser les petites bulles de savon passant à notre portée! Après le spectacle, nous avons pu partager un verre et déguster une part de brioche des rois au bar du Tivoli. Je ne sais pas si, en France, beaucoup de salles offrent si gentiment à boire et à manger aux spectateurs. Les filles regrettaient que Leandre ne soit pas là. Je leur expliquai que, certainement, ses parapluies, ses chaussettes, sa porte capricieuse, ses cintres et lui avaient du partir pour une autre destination. Une vraie vie de baladin!

Nous avons rarement assisté à un spectacle aussi abouti et subtil. Comme nous avons ri! C’est merveilleux le rire! Quel dommage que l’homme de ce vingt et unième siècle ait temps de mal à rire! Hier, le professeur d’histoire et de géographie de Céleste, élève de seconde, leur a projeté les vingt premières minutes du film de Jean-Jacques Annaud adapté du roman d’Umberto Eco « Le nom de la rose ». Il s’agissait de faire le lien avec l’étude de la chrétienté au Moyen Age. C’est dommage que leur professeur ne leur donne pas à voir l’intégralité du film car alors Céleste aurait su, elle aussi, que le rire est le propre de l’homme et que ce besoin de rire semblait hérétique à une Eglise avide de pouvoirs terrestres et entendant soumettre le peuple à sa volonté humaine. C’est le vieux moine aveugle, Jorge, qui ne voulait pas que l’on puisse découvrir le texte d’Aristote sur l’humour et le rire tiré du livre II de la Poétique. Jorge dissimulait l’oeuvre d’Aristote dans les entrailles d’une immense bibliothèque, une bibliothèque qui fait penser à celle que Ruiz Zafon a imaginé dans « le cimetière des livres oubliés » qui regroupe quatre romans que j’ai tous dévorés!

L’importance du rire traverse la pensée philosophique d’Epictète à Bergson en passant par Epicure et Spinoza. J’ai eu souvent l’occasion de vous raconter que notre merveilleux professeur de philosophie en classe de terminale, Josette Minet, avait ouvert son cours en nous disant que philosopher permettait d’apprendre à mourir. On pourrait ajouter à mourir…de rire!

https://www.youtube.com/watch?v=KrDF2YxIeiw

Riez autant que vous le pouvez! C’est bon pour le moral, les intestins, le coeur, la tension. Ce qui me désole c’est que chez moi le fou-rire va de paire avec une quinte de toux. Le rire excite les bronches. Enfant, un effort physique important pouvait déclencher une crise d’asthme terrible. Adulte, après avoir été moralement très choquée par une personne, je me suis promenée avec un flacon de ventoline dans mon sac pendant plus d’un an. Maintenant, rire beaucoup me fait tousser. Tant pis! Les occasions de rire à gorge déployée sont si rares que ce n’est pas une quinte de toux qui va me faire peur!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

 

2 commentaires sur “Chronique du plateau en hiver entre rire, crèche et philosophie

  1. Une très belle chronique avec quelques vérités universelles.
    Le spectacle de clown est réellement exceptionnel.
    Peut-être la première apparition sur scène de Louis avant une possible vocation de comique…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.