Ce matin, après que Céleste soit partie pour le lycée et Victoire et Louis pour le collège, j’enfourche mon vélo qui m’accompagne fidèlement depuis plus de vingt ans de la plaine du Forez ou de ses petits villages suspendus dans la montagne aux des chemins de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande, des sentiers odorants de la Provence à ceux du Gâtinais. Fantôme, notre berger australien, avance en âge. Avec une fragilité articulaire sur une patte avant, il ne caracole plus en tête. Souvent, maintenant, je ralentis et l’attends. Je ne veux pas qu’il se sente à la traîne car c’est un berger! C’est lui qui doit m’ouvrir la voie et me guider. Six petits degrés, nous avons froid. Après le déluge d’hier, je m’attendais à ce que les chemins soient détrempés mais il n’y a que quelques petites flaques. La terre avait soif. Les têtes du colza commencent à jaunir. C’est si beau quand le ciel est à l’orage et que le colza se détache sur un fond noir.
Hier, notre mère arrivée la veille, a fait l’aller-retour jusqu’à Vierzon. Elle déjeunait avec le fils aîné de son oncle, le petit frère de son père et sa femme. Son oncle s’est endormi paisiblement dans sa centième année. Jusqu’au bout, il a eu la chance de demeurer chez lui. Quatre de ses cinq enfants se relayaient tous les week-ends auprès de lui. Parfois, on se demande pourquoi certaines personnes meurent si tard tant, tout au long de leur existence, elles ne donnent aucun signe de changement et campent sur leurs positions ou ne parviennent jamais à réparer les blessures narcissiques nées dans l’enfance qui les enferment et rendent leurs relations avec les autres complexes. Bernard, l’oncle de notre mère et mon parrain, a su remarquablement bien utiliser tout ce temps donné. Il a mis à profit sa seconde partie de vie pour s’ouvrir aux autres, déconstruire les pierres d’une éducation rigide et exprimer ses sentiments. Tous les ans, il participait à un atelier d’écriture dans l’Ardèche. Il s’est investi au sein de plusieurs associations. Il allait raconter des histoires aux enfants dans les écoles maternelles. Il a mené de longues recherches en généalogie et s’attachait à entretenir le souvenir de son frère aîné mort à Mauthausen en avril 1944. J’ai beaucoup d’admiration pour tout ce qu’il a réussi à changer en lui et qui s’apparente à une forme de révolution copernicienne. Grâce à cela, il a réparé ses blessures et a pu apprendre à nouer avec ses enfants et ses petits-enfants des liens profonds.
Notre mère aimait beaucoup son oncle même s’ils se disputaient souvent. Le lion et le scorpion ne sont pas forcément des signes très compatibles! J’en parle en connaissance de cause puisque je suis native du scorpion et que notre mère est lion. Notre mère a rapporté de sa journée une pendule que je n’ai pas pu voir tant son cousin l’avait bien emmaillottée et sanglée sur un fauteuil à l’arrière de la voiture. Dans la famille Willemet, on voue une passion à tout ce qui sonne et nous rappelle que notre temps est compté: cloches, carillons, pendules, horloges et montres. Tous les dimanches, à midi, Bernard allait faire sonner Alice, sa cloche qui est désormais chez son fils aîné. Alice était le nom d’une soeur de la grand-mère paternelle de notre mère. A sa naissance, ses parents avaient fait fondre une cloche et lui avait donné le nom de leur premier enfant. Elle était suspendue dans une propriété à Belhommert, petit village de l’Eure et Loire où on envoyait notre mère pendant les vacances au moment de l’Occupation. Tante Alice pesait notre mère à son arrivée et à son départ. Elle se réjouissait que les bons produits non réquisitionnés par les Allemands profitent à sa petite protégée.
Ce matin, notre mère est repartie pour sa maison dans le Gard rhodanien, une maison que je considère comme la mienne et que notre Céleste adore. Céleste y a vécu ses deux premières années et Victoire seulement quelques mois. J’y découvrirai la pendule à notre arrivée dimanche. Comme je suis heureuse de retrouver Pont, ses ruelles étroites, les rives du Rhône, le vieux pont érigé au Moyen Age, l’ambiance des cafés provençaux, l’immense marché du samedi, les platanes malheureusement de plus en plus remplacés par des micocouliers, la vue sur le mont Ventoux et les quelques merveilleux amis que nous y avons rencontrés. Le samedi, nous fêterons les quatorze ans de Victoire et l’anniversaire de mariage de Farida et Nicolas. J’imagine déjà les sorties qui nous attendent: la grotte de la Salamandre avec Véronique et son trio, un dîner avec Virginie et Jacky, la traditionnelle journée en Camargue sur la plage de l’Espiguette, la visite de l’expostion Van Gogh aux carrières des lumières des Baux de Provence et un déjeuner à Valence. Souvent, Stéphane et moi fêtons avec retard notre anniversaire de mariage. Cette année, nous prenons de l’avance. Nous allons déjeuner chez Anne-Sophie Pic. Anne-Sophie et Stéphane étaient en prépa à Lyon. Quand Stéphane s’est adressé à elle dans le cadre de son travail, les liens se sont renoués avec facilité. Comme tous les grands chefs son temps est plus que compté. Je pense que nous pourrons malgré tout un peu échanger avec Anne-Sophie et son mari.
Alors que nous avons vécu Stéphane et moi quatre ans dans la bonne et vieille maison de Pont, il est rare que nous y passions plus d’une semaine dans l’année. J’ai toujours un sentiment de manque de temps, de frustration tant il y a de choses que je n’ai pas le temps de faire et que les moments partagés avec les amis sont toujours trop courts. La maison regorge de livres, d’archives, de témoignages, de souvenirs. C’est un véritable trésor pour qui se passionne pour l’histoire de sa famille. Notre père a mené pendant plus de quarante ans des recherches généalogiques sur la famille de sa femme. Il lui avait promis, pour ses cinquante ans, qu’il aurait percé le mystère des origines du père de sa grand-mère Willemet née Dumesnil mais il n’a pas réussi. Notre mère a beaucoup fantasmé ces deux branches manquantes de son arbre généalogique.
Le fait de retrouver bientôt « ma » maison, l’ambiance si particulière qui se dégage de son escalier à vis, de ses lourds murs en pierre et de sentir la présence bienveillante de tous ceux qui nous y ont précédés me donne envie de remettre en avant un morceau d’une chronique consacrée à la psychogénéalogie.
Plus j’avance dans ma pratique de sophrologue pédagogique et analytique et plus je mesure l’importance de ce que, à leur insu, nos ancêtres nous ont transmis et que nous pouvons potentiellement transmettre à notre tour. Ce n’est qu’un exemple mais pour venir en aide à un enfant psychotique, il est parfois nécessaire de remonter dans l’histoire de la famille jusqu’à la quatrième génération: aïeuls suicidés, enfants morts nés, succession de fausses couches, accidents, inceste, enfant non désiré, enfant ayant survécu à une tentative d’interruption de grossesse, viols. L’enfant psychotique vient au monde porteur de ces silences, de ces drames familiaux. Il est là pour les faire parler et quand l’enfant n’a pas accès au mots, c’est son corps qui parle.
Je ne le propose pas de manière systématique mais quand le mal-être est enkysté, l’angoisse chronicisée et le corps douloureux (cervicales bloquées, sciatique à répétition, psoriasis, troubles du rythme cardiaque, hyper tension, prise de poids, vertiges, céphalées, vomissements), je demande à mon patient de récolter les informations nécessaires pour reconstituer l’histoire familiale. Nous commençons par chercher ensemble les premiers éléments et, ensuite, nous constituons une liste de questions demeurées sans réponse. Parfois, malheureusement, il est trop tard. Ceux qui auraient pu partager des morceaux de l’histoire sont morts. Leur descendance n’est pas forcément détentrice des informations. Tout est passé au crible: lieu de naissance, rencontre des couples, nombre d’enfants dans la fratrie, liens entre eux, traits de caractère, études, métier exercé, maladies, causes des décès, morts brutales ou violentes, déménagement. La semaine suivante, le patient est de retour. Il a les réponses, les clés qui manquaient. Son histoire s’éclaire. C’est amusant car bien avant d’exercer le métier qui est mien aujourd’hui, je savais toujours où et comment les parents de mes amis s’étaient rencontrés, s’ils appartenaient à de grandes fratries, leur lieu de naissance…Les enquêtes m’ont toujours passionnée et je ressentais l’importance de certains éléments dans le devenir d’un être.
En ce moment, le hasard veut que plusieurs de mes patients soient nés dans des familles de pieds-noirs algériens. La plupart sont originaires d’Oran. Je réalise que c’est toute une communauté oranaise qui s’est reconstituée ici. Il est passionnant en remontant dans les arbres généalogiques de voir se dessiner tout un visage de l’Europe: Républicains espagnols, Italiens, Corses, anciens militaires allemands de la Wermacht faits prisonniers ou désireux de se faire oublier en rejoignant les rangs de la Légion étrangère.
Une approche en psychogénéalogie met en lumière ces générations de femmes condamnées à l’enfermement de maternités non souhaitées quand elles auraient voulu faire des études, travailler, voyager et être les « femmes désirées et désirantes » d’hommes respectant leur liberté. Quand une femme a subi ses maternités, qu’elle n’a pas été une mère assez bonne pour ses enfants et que dans l’environnement immédiat des enfants aucune autre femme n’a pu lui être substituée, ses filles auront beaucoup de mal à ne pas être à leur tour des mères défaillantes. Ce qu’il y a d’admirable dans la conscience, c’est que la femme ayant souffert de carences affectives et ayant également fait souffrir ses enfants ne se rappellera plus le manque d’investissement maternel. Le déni, par l’identification et la reproduction, ouvre la voie au pardon. Si la fille devenue mère fait comme sa mère, elle peut continuer à l’aimer. La fille sera mère comme sa mère et quand elle deviendra grand-mère, elle continuera d’agir comme sa mère le faisait avec ses enfants à elle.
Heureusement, la contraception permet maintenant, après une longue période de rodage, à la femme de décider ou non de devenir mère et de ne plus subir une maternité non désirée. Par le passé, quand la contraception n’existait pas encore, que l’interruption de grossesse était un crime, il arrivait que les tentatives des faiseuses d’ange échouent. L’embryon survivait au désir de mort exprimé par sa mère. Il était rare que le bébé soit aimé et souvent ce bébé s’il était de sexe féminin en devenant adulte aurait du mal à exprimer un véritable désir d’enfant et passerait par une interruption de grossesse. L’écrivain Marie Le Gall dans son roman « La peine du menuisier » en offre un exemple très fort. L’auteur explore avec une infinie finesse le labyrinthe des silences creusé à partir d’un drame familial terrible.
Quand j’étais en analyse, la personne qui m’accompagnait ne m’a pas fait suffisamment explorer la piste psychogénéalogique alors, plus tard, je me suis remise au travail et, momentanément, je n’ai plus supporté le poids de mon double prénom. Des lectures m’ont guidée dans ces fouilles archéologiques: « Aïe, mes aïeux! Liens transgénérationnels, secrets de famille, syndrome d’anniversaire, transmission des traumatismes et pratique du génosociogramme » d’Anne Ancelin Schützenberger, « Comment paye-t-on les fautes de ses ancêtres? » de Nina Canault, « Le corps de l’enfant est le langage de l’histoire de ses parents » de Willy Barral, « L’ange et le Fantôme » de Didier Dumas et « Femmes désirées femmes désirantes » de Danièle Flaumenbaum. J’ai regretté que notre père soit mort quand je suis repartie sur la trace de nos ancêtres car il se passionnait depuis plusieurs décennies pour la généalogie et il m’aurait été d’une aide précieuse. Dans notre famille composée d’un père, d’une mère et de deux filles, les aïeux occupaient une place si importante qu’il me semblait que nous étions plus nombreux à table. Notre mère pressait notre père de percer le mystère du père biologique du grand-père de sa grand-mère paternelle. Il est mort sans avoir réussi et notre mère semble avoir, enfin, renoncé à savoir qui était cet homme qu’elle a longtemps fantasmé en aristocrate anglais.
Gynécologue et acupuncteur, Danièle Flaumenbaum a su faire en sorte que sa spécialité ne soit pas seulement « une médecine de la mère et de la maternité mais aussi une médecine de la femme ». Née en 1943 dans une famille de Juifs polonais cachés dans le sud de la France avec leurs deux premières filles, elle doit sa conception à une circulaire affirmant que la Gestapo n’arrêterait pas les femmes enceintes et les enfants de moins de cinq ans… Le Docteur Danièle Flaumenbaum explique qu’au début du mouvement du planning familial, la pilule n’a pas été pensée pour que les femmes accèdent à un plaisir physique absolument dissocié de toute dimension reproductive mais pour que leur quotidien de mère soit moins lourd. Les couples ne souhaitaient plus élever de grandes familles. Ils entendaient être plus disponibles pour leurs enfants. Ils étaient nombreux à avoir souffert au sein de grandes fratries. La charge pour une fille aînée pouvait avoir été à ce point lourde que devenue adulte elle refusait de devenir mère. Elle avait déjà élevé ses frères et ses soeurs!
Dans les années qui ont suivi l’apparition de la pilule, on a assisté à » un épanouissement des fonctions maternelle et paternelle ayant donné des enfants pleins de santé, ne sachant pas comment se ressourcer, et répétant le désastre sexuel de leurs parents ». Là encore, la connaissance des habitudes de vie de couple des grands-parents et des parents donnent des clés de compréhension de celles des enfants. Quand la mère a imposé à son mari la présence de ses parents au domicile conjugal, qu’elle a renoncé à sa sexualité les enfants nés, ces derniers grandissent en sachant que leurs parents ne partagent plus d’intimité. L’enfant n’a pas besoin de pousser la porte de la chambre parentale ou de coller son oreille au mur mitoyen pour savoir si les parents ont ou n’ont plus de vie sexuelle. Quand l’enfant a grandi au sein d’un couple qui n’avait plus d’intimité, il aura du mal à mener une vie intime épanouissante. Ainsi on verra se former un couple dans lequel l’homme et la femme auront grandi entre des parents ayant renoncé à la dimension charnelle de leur union. Souvent, c’est l’homme qui va subir ce choix et sa femme sait que, jamais, il n’essaiera d’obtenir par la force ce qu’elle lui refuse. Les années passant, le mari comme son père avant lui, aura tendance à s’aigrir, à devenir très désagréable avec une femme qui n’aura eu de cesse de le frustrer dans son désir et l’empêcher de se sentir tout à fait vivant.
Dans son cabinet, Daniele Flammenbaum invitait ses patientes à parler très tôt à leurs petites filles de l’anatomie de leur sexe. Pour elle, les petites filles devaient grandir dans la conscience qu’elles ont un clitoris, un vagin, un utérus et des ovaires. Dans un film assez récent, véritable ode au féminisme et à la féminité « Zouzou » réalisé par Blandine Lenoir, une soeur, institutrice sans enfant- incroyable Laure Calamy-, raconte à sa mère et à ses deux soeurs comment elle parle du sexe féminin à ses élèves. Cette scène est merveilleuse et mériterait d’être montrée à toutes les filles à partir du collège. Très jeunes, les garçons apprennent à vivre avec leur sexe visible dans son entièreté: penis et testicules. Ils le touchent, tirent dessus, s’étonnent de le voir se transformer. Pour les petites filles, c’est différent. Leur sexe est caché. Ils échappent à leur regard. La vision qu’elles en ont tient plus du fantasme que de la réalité et quand bien même elles se livrent à des expériences, elles ne sont pas de nature à leur donner à voir et à comprendre leur appareil génital dans son intégralité. Notre aînée m’a récemment confiée que l’une des infirmières scolaires du collège avait invité les jeunes filles à prendre un miroir pour se familiariser avec leur sexe. J’ai trouvé cela absolument merveilleux que les cours d’éducation sexuelle ne soient plus seulement centrés sur l’utilisation du préservatif et la protection contre les maladies sexuellement transmissibles et une grossesse non désirée.
A bientôt pour une chronique gardoise!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner