Un ciel magnifiquement dégagé, un air froid, une nature givrée. Je résiste à l’appel de la forêt et prends la route pour Montargis. Cela fait déjà plus d’un an et demi que je dois faire mes examens de sang. A la faveur de plusieurs chocs associés à un sentiment d’emprisonnement, j’ai développé une maladie auto-immune, un classique dans ce genre de circonstances. Avec les enfants, de bonne heure, je ne peux pas faire, à jeun, ma prise de sang et, le samedi, de plus en plus souvent, je travaille. Alors, là, c’est l’occasion ! Les enfants sont à Paris avec leur papa et ma chère maman dort profondément de ce sommeil qui, parfois, peut ressembler à une fuite. Elle se remet lentement d’une chute qui l’a beaucoup choquée et momentanément fragilisée. C’est la première fois depuis des années que nous sommes seules et je me dis que c’est bien de se retrouver au calme. Les enfants sont comme une barrière entre nous qui rend nos échanges difficiles, voire impossibles. Notre conception de l’éducation n’est pas la même. Elle ne sait pas ne pas dire ce qu’elle pense. Je ne sais pas laisser ses remarques glisser.
Quelques kilomètres nous séparent de Montargis. La voiture traverse des pans de brume épais, petits fantômes de cette fin de nuit d’hiver. Je regarde les décorations accrochées dans les arbres. Elles sont bleues et argentées. J’aime beaucoup les étoiles filantes qui filent et filent encore jusqu’à ce que l’éclairage municipal les fige. J’aime la vie la nuit. Les lumières rouges du passage à niveau qui clignotent, l’Intercités pour Paris qui glisse sur les rails, les grosses têtes carrées des autobus, la carotte du bar-tabacs, les devantures éclairées des commerces, la vie qui se trame derrière les portes des cafés, les brèves de comptoir.
A Montargis, je me gare toujours à côté du lac. J’aime le longer, observer, à cette heure, les rayons du soleil qui montent lentement derrière les silhouettes nues des arbres, le ballet des cygnes, le sommeil des canards immobiles à côté de la rive, les vols des oies bernaches dans le ciel qui rosit, le givre qui fait scintiller les marches du pont Eiffel, les écluses endormies, les péniches à l’arrêt le long du canal et son homme de Picardie. J’écoute les chants des oiseaux. Les Indiens d’Amérique du Nord appelaient la pluie. Les oiseaux célèbrent l’aurore. Montargis finit de penser ses plaies après la terrible crûe de juin. A la messe du réveillon de Noël, Stanislas, le Père, rappelait que de nombreuses familles n’avaient pas encore pu rentrer dans leurs maisons. L’église sainte Madeleine était pleine à craquer. Nous étions au deuxième rang et Valentin et Louis se faisaient tout petits. Ils redoutaient que le Père les mettent à contribution. Nous avions tous écrit sur un petit papier une intention de prière. Céleste avait espéré que les nuits ne soient pas trop froides pour les sans abris. Notre mère avait pensé à un enfant divin. Victoire avait prié pour les enfants otages des guerres. Je n’ai pas su ce que notre neveu et ma sœur avaient écrit. De mon côté, je pensais à la lumière, celle qui nous avait accompagnée pendant l’Avent. Ma sœur et moi avions accepté de faire la quête.
Au laboratoire, seulement deux personnes. C’est incroyable ! D’habitude, la porte s’ouvre sur une longue file de patients : femmes enceintes, personnes âgées, enfants accompagnés par leurs mères. La jeune femme qui me prend mon sang est charmante. Elle est originaire du Congo. Elle me dit avoir développé une maladie auto-immune, une polyarthrite, après la mort de son père et avoir réussi à stabiliser sa maladie par la pratique très régulière de la natation. Je lui dis qu’elle a raison. Les maladies auto-immunes veulent endormir ceux chez lesquelles elles se développent. Le seul moyen de les canaliser, c’est de leur barrer la route par une attitude volontaire qui passe par l’analyse de ce qui a pu provoquer leur apparition et une activité physique régulière. La jeune femme, ravissante et douce, a remarqué le badge que je porte au revers de mon manteau. Je l’ai acheté à la fondation Cartier après avoir vu l’exposition Beauté Congo. Nous avions adoré cette exposition à laquelle j’avais consacrée une chronique. Nous y avions découvert les richesses de l’art congolais d’aujourd’hui jusqu’aux années 1920. Ce badge est une reproduction des visages peints sur l’une des toiles de JP Mika, un artiste incroyable dont la joie de vivre est communicative !
Je rentre. Le jour est levé. La fumée des cheminées des immeubles monte droit dans un ciel limpide. La piscine est encore fermée. Un cygne plonge dans l’eau du lac. Fantôme m’attend. Nous nous élançons sur le chemin mi terre mi herbe qui serpente entre champs et bois. Il est déjà neuf heures. Le soleil commence à faire fondre le givre qui recouvrait la nature. Les têtes de cigüe brillent de mille petits éclats dorés. Trois chevreuils s’immobilisent en ligne dans un décor gelé digne des grandes plaines de Russie. Baba, le père de Khali, pur sang arabe, se précipite quand il nous aperçoit en hennissant. Il attend que je lui donne quelques morceaux de pain dur que je fais sécher sur le radiateur de la cuisine. Je ne fais pas de jaloux. Fantôme reçoit également sa part.
Fantôme et moi n’avons pas vu le petit lutin suédois. Il aura trouvé quelqu’un pour le prendre en stop et il aura continué à chercher son cousin, le nain de jardin d’Amélie Poulain. Noël est passé. Sur son lit de paille, le petit Jésus découvre le monde qui l’entoure. Les épines de l’épicéa dégringolent sur le parquet dans un bruit de clochette. Victoire a fait avancer les rois mages et leurs chameaux avant de quitter la maison. Elle a aussi fait du repassage et nettoyé les baies vitrées. Elle savait sa maman fatiguée. Je me suis beaucoup investie dans ce temps de Noël. Je l’ai préparé dans mon cœur et avec mes mains de longues semaines en amont. Notre premier Noël tous réunis après l’aventure américaine. C’est la raison pour laquelle notre mère était si malheureuse de s’être blessée quand elle se faisait une telle joie de ce moment de partage ! Mais, nous avons pu être tous ensemble : deux mamans, deux sœurs, deux maris et cinq enfants. Le frère de Stéphane était avec les siens dans l’Ain et sa sœur avec son mari et leur petite fille sur une plage en Thaïlande avant de gagner le Cambodge. La distance n’empêche pas de communier par la pensée et la magie de WhatsApp !
Quand notre mère, ma sœur, son mari et leurs enfants sont arrivés le samedi 24 en milieu d’après-midi, tout était prêt. Les filles m’avaient aidé à décorer la table et elles avaient recopié sur des cartes blanches le menu du réveillon de Noël. Sur la table, une nappe blanche brodée de petits nœuds bleus offerte par une cousine germaine de notre mère pour notre mariage, les verres de Venise, cadeau des parents de Stéphane pour nos fiançailles, des verres à vin blanc de couleur donnés par ma mère, une carafe pour le vin de notre grand-mère maternelle. Je refuse catégoriquement de garder à l’ombre des placards toutes les jolies choses qui nous ont été léguées ou offertes. A chaque fois, j’ai une pensée tendre pour celles et ceux qui leur sont attachées. Une manière d’entretenir le souvenir, de chérir la mémoire de ceux qui ne sont plus.
Il est presque neuf heures quand nous rentrons à la maison. Les maris, Margot et ma belle-mère ont trouvé le temps long. C’est que la messe de ce réveillon de Noël a duré deux heures. Les textes étaient d’une grande profondeur mais ma sœur et moi regrettions la chaleur qu’on ressent pendant les messes de Noël dans le Gard. Les Noëls en Provence sont absolument magiques et encore très ritualisés. En passant le pas de la porte, les enfants découvrent que le Père Noël a déposé ses paquets. Louis qui a neuf ans et est le plus jeune croit encore au Père Noël. La magie opère ! Il découvre ce qu’il espérait par dessus tout : un overboard qu’il voudra tout de suite prêter à son cousin adoré alors que ses sœurs devront batailler pour qu’il consente à les laisser monter dessus ! Nous passons un très agréable réveillon de Noël. Comme toute bonne hôtesse qui a à cœur que les siens se sentent bien et se détendent, je suis la dernière à aller me mettre au lit après avoir fini de ranger et je serai la première le jour de Noël dans la cuisine.
Rien ne me rend plus heureuse que de voir ma famille ou nos amis venir chez nous et se sentir bien le temps d’un week-end. Je ne demande jamais d’aide mais ne la refuse pas si on m’en propose. Je fais en sorte d’avoir tout préparé à l’avance pour ne pas rester dans la cuisine. Avec nos parents, j’ai été à bonne école ! En essayant d’élaborer des menus à la fois légers et originaux et de cuisiner des plats avec amour, je mets mes pas dans ceux de mon père. En décorant la table, en achetant des fleurs, en préparant des chambres confortables, je prends le relais de ma mère.
A Paris, Céleste, Victoire, Louis et leur papa sont ravis. Ils retrouvent des amis lyonnais que nous ne voyons que trop rarement. Les enfants sont comme des poissons dans l’eau chez les parents de Xavier dont les cinq fils et leurs femmes viennent souvent avec leurs enfants. La maison, proche de l’Observatoire, fourmille de vie. Des cousins, des cousines, des oncles, des tantes, tous artistes. Une ambiance de bohême chaleureuse ! Les grands-parents, habitués à mener une grande tribu, sont heureux de voir tout ce petit monde aller et venir et se régaler d’un plat de lasagnes bienvenu après de longues heures à l’Aquaboulevard ! Les enfants vont aussi retrouver Aurélie, la marraine de Louis que j’ai connue dans les étages de Paris 2 alors que nous passions nos oraux de février en licence. Céleste, Siloé, Victoire, Marin et Louis s’aiment comme des cousins.
Encore quelques jours et 2016 se retirera dans un feu d’artifice de bouchons de champagne et de confettis. Sachons en conserver les meilleurs moments ! Ne cédons ni à la peur ni à la haine. Gardons nos cœurs et nos esprits ouverts. Soyons de vrais artisans de paix, d’authentiques hommes, femmes et enfants de bonne volonté. Je finis ma chronique avec la prière de Saint François d’Assise que toute l’assemblée des fidèles a dite le 24 décembre.
« Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix,
Là où est la haine, que je mette l’amour.
Là où est l’offense, que je mette le pardon.
Là où est la discorde, que je mette l’union.
Là où est l’erreur, que je mette la vérité.
Là où est le doute, que je mette la foi.
Là où est le désespoir, que je mette l’espérance.
Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière.
Là où est la tristesse, que je mette la joie.
O Seigneur, que je ne cherche pas tant à
être consolé qu’à consoler,
à être compris qu’à comprendre,
à être aimé qu’à aimer.
Car c’est en se donnant qu’on reçoit,
c’est en s’oubliant qu’on se retrouve,
c’est en pardonnant qu’on est pardonné,
c’est en mourant qu’on ressuscite à l’éternelle vie. »
Anne-Lorraine Guillou-Brunner