Chronique depuis la troisième marche de l’escalier 2017

mare et plantes.jpgA la troisième marche de l’escalier de la nouvelle année, la Turquie pleure ses morts, la Syrie est une immense plaie et la magie du givre, à la faveur d’un redoux relatif, s’est volatilisée. Quel contraste entre la féerie de cette nature prisonnière du froid humide et la folie de l’homme ! Quelle poésie dans la cristallisation de la végétation ! Avec Fantôme, nous avons cueilli tous les matins les trésors de ce paysage hivernal. Comme je regrette de ne pas savoir les noms de tous les arbres et arbustes que mes yeux rencontrent !

cristaux de glace.jpgPendant plusieurs jours, il m’a semblé redécouvrir cette nature qui m’est si familière. Mon émerveillement était total et je le partageais avec les enfants. Les toiles d’araignée semblaient avoir été plongées dans un bain de sucre glace. Les petites poules d’eau glissaient à la surface de la mare, patineuses légères. Les baies rouges étaient comme des gouttes de sang projetées sur une immense toile blanche. Les flaques d’eau gelée craquaient sous les roues du vélo.

Louis givre lutin.jpgLes saules pleureurs balançaient leurs longs cheveux blanchis. Le givre dessinait des couronnes autour des feuilles des mûriers. Le froid avait redessiné le plateau. Les touffes d’herbe s’étaient transformées en armées de stalagmites. Les chardons étaient casqués d’épines de verre. Au premier jour de l’année, pour la première promenade à pied jusqu’au cœur du village, notre Louis ressemblait à un lutin bleu égaré en Sibérie.

crèche Carbonel.jpgCe matin, les enfants ont eu beaucoup de mal à s’arracher à la chaleur de leurs lits douillets. Les collégiennes ont ouvert la voie. Louis et ses amis ont suivi. Les vacances sont passées si vite ! C’est à peine si j’ai vu progresser dans la crèche les rois mages et, pourtant, tous les matins, je prends mon petit-déjeuner face aux santons. Les branches du sapin tombent comme celles du saule pleureur. Un tapis d’aiguilles recouvre le parquet. Dans six mois, je trouverai encore des épines sur la mezzanine. Comme tous les ans, je vais avoir le cœur gros de déshabiller le sapin, de lui retirer, une à une, toutes ses parures et, comme tous les ans, je penserai à l’histoire du petit sapin pressé de grandir pour connaître les fastes de Noël. C’est incroyable comme tout ce que nous avons ressenti dans l’enfance nous marque de manière aussi indélébile que le fer marque la chair tendre du veau.

pendules à 9 cadrans.jpgStéphane a fait l’acquisition d’une nouvelle table pour la cuisine-salle à manger avec deux longs bancs comme ceux qui accompagnent les tables de couvent. Avec Céleste, il a également repensé tout l’espace de la chambre qu’elle partage avec son frère. De nombreuses chaises ont trouvé elles aussi un nouveau lieu de vie. Tout ce petit déménagement a eu lieu entre le 31 décembre et le 1er janvier. Le 31 décembre, je souffre toujours d’un léger spleen qui noie mon regard dans la brume et noircit mes pensées. Il faut me laisser en paix. Avant, ce spleen se prolongeait dans les premiers jours de janvier. Il fallait faire le deuil d’une année et prendre ses marques dans la nouvelle. Je suis heureuse de réussir à combattre cet héritage paternel. Notre père détestait les fins d’année et les débuts d’années nouvelles. Il était né un 1er janvier et n’aimait pas l’idée de vieillir. J’ai noté que la plupart des natifs du capricorne souffrent de la même fragilité. Une des amies de nos parents que je connais depuis l’âge de cinq ans a toujours dit qu’elle aimerait pouvoir s’endormir avant Noël et se réveiller à la mi-janvier ! Notre père est mort à l’âge de cinquante-sept ans et quand je pense à lui, il ne m’est pas possible de l’imaginer dans le corps d’un vieux monsieur.

famille 31 décembre.jpgLe spleen s’étant emparé de moi, ce petit déménagement tombait mal. Je ne sais pas si je parviendrai à me défaire de cette angoisse qui me saisit à chaque fois qu’on bouge un meuble ou qu’on envisage un changement dans la maison. Cette angoisse est ancrée en moi depuis notre premier déménagement de Metz pour Paris alors que j’avais trois ans. Elle a été réactivée à chaque nouvelle installation. Elle est venue de ce que notre mère avait en horreur les changements. Elle avait beaucoup de mal à trouver ses repères dans une nouvelle ville, une nouvelle maison et quand, enfin, elle se sentait bien, il fallait se remettre en route ! Ma sœur est comme moi ! Mais, nos cinq enfants, eux, sont comme leurs pères respectifs et c’est le plus important !

miracle_on_34th_street.jpgPour le dernier jour de l’année, nous nous sommes entassés sur et autour du canapé de la mezzanine et avons vu le remake de « miracle sur la 34ème rue ». Bien sûr, cette reprise américaine des années 80 n’avait pas la poésie de l’original signé en 1947 par George Seaton mais cette histoire d’une enfant que sa maman pousse à grandir trop vite en la privant de la croyance en l’existence du Père Noël était de saison et nous étions bien les uns contre les autres ! C’est depuis l’écran de la télévision que nous avons vu l’arc de triomphe célébrer la France et assurer la promotion de Paris pour l’organisation des JO de 2024. « J’aurais dix-huit ans en 2024 » s’est exclamée Victoire. « Et Fantôme sera encore vivant ? » a demandé Louis. « J’aurai quitté la maison » a continué Céleste. J’étais si bien au chaud dans le sac de couchage qui abritait mes nuits dans l’Himalaya avec mes enfants, mon mari et ma maman. Je n’avais pas envie de me projeter en 2024 !

Surlechemindelecole6.jpgLa nuit tombe et le brouillard fait disparaître les contours du plateau. De la fenêtre de mon bureau, je vois clignoter la guirlande que Louis et son papa ont installée avant Noël. Je l’allume dès que la nuit commence à grignoter le jour. Les filles sont revenues du collège. Louis va bientôt rentrer de la garderie. Il n’était pas pressé de retrouver l’école. Il s’y ennuie beaucoup. Comme je voulais lui rappeler la chance que c’était pour un enfant de pouvoir s’instruire, il m’a coupé la parole et m’a dit : « oui, je sais. Je n’ai pas oublié le film « sur les chemins de l’école ». Quand j’ai ajouté que si, dans le documentaire, les enfants avaient beaucoup de mal à se rendre à l’école, ils pouvaient y aller quand d’autres en étaient privés et étaient obligés de travailler de longues heures dans des usines ou dans les champs. Louis m’a rétorqué que les enfants qui travaillaient, eux, se rendaient vraiment utiles puisqu’ils gagnaient de l’argent pour leur famille. J’ai essayé de lui expliquer que ces enfants-là auraient beaucoup de mal en grandissant à avoir un métier qui leur plaise vraiment et qu’en travaillant si jeunes ils pouvaient se blesser ou tomber malade. Pas très gai comme échange pour un trois janvier !

coco-avant-chanel_396129_19862.jpgMa maman est repartie. Ma sœur est venue la chercher. Elle revenait d’une semaine à la montagne. Elle avait une belle mine dont l’éclat était rehaussé par la couleur orange vif de son grand pull. Nous avons pu déjeuner ensemble. Je lui ai fait goûter le foie gras maison que je me suis amusée à faire après Noël. Il a eu beaucoup de succès! Il avait fallu à notre mère une bonne semaine pour se réacclimater à une vie de famille. Quand on vit seule depuis de longues années, on perd l’habitude de vivre avec les autres. On ne sait plus se fondre dans une existence qui nous décentre sans cesse. Hier, nous regardions un très beau film réalisé par Anne Fontaine d’après la biographie d’Edmonde Charles-Roux « l’irrégulière » et qui retrace la vie de Coco Chanel. Alors que le générique de fin défilait sur l’écran, ma mère nous a dit : « cela va être étrange pour moi de me retrouver seule demain ». Mon mari a raison. Notre mère ne sait pas profiter pleinement du moment présent car elle se laisse déborder par ses principes, une forme d’impatience et une nature très exigeante pour ne pas dire autoritaire. Elle commence à saisir le plaisir des instants partagés quand ils sont en passe de s’achever. C’est ce regard nostalgique qui lui permet de réaliser qu’elle était bien. Vendredi, le chirurgien l’aura libérée de ce plâtre qui l’immobilisait et lui donnait l’impression d’être une vieille chose désoeuvrée ! Quand elle aura pu reprendre le volant de sa voiture, elle sera encore mieux ! Conduire, ce sera sa façon de rééduquer son poignet droit !

Kraspek poutre.jpgMa sœur a, aussi, repris son chat que nous aimons tous, un chat né d’une mère sauvage au magnifique pelage gris. Pour avoir toujours vécu dans des maisons avec un extérieur, il est malheureux à Paris dans un appartement avec pour seule fenêtre sur la nature, un balcon. Ici, il retrouve les joies d’un jardin, le bonheur de la chasse. Il aime beaucoup assister à mes séances. Il se love sur un des fauteuils de mon cabinet et se laisse sophroniser –terme barbare imaginé par le père de la sophrologie pour désigner l’état de conscience modifiée- A la fin des séances, quand j’invite mes patients à revenir, à réveiller leurs muscles, à reprendre conscience de leurs corps dans le mouvement, je recours à la métaphore du chat. Les chats sont les animaux qui savent le mieux s’étirer des pattes au bout des oreilles en passant par la queue. Je fais rire mes patients car je leur dis que lorsqu’un chat s’étire, qu’il est en extension sur ses pattes, les coussinets ancrés dans le dessus de lit, de la chaise ou du canapé, le dos rond, on peut s’imaginer qu’il va se mettre en action mais, souvent, il se remet en boule et replonge dans le sommeil !

C_Un-Taxi-mauve_5184.jpegToute sa vie, il avait aimé les îles. Il attendait la montée du soir depuis sa retraite irlandaise et, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans, le dernier hussard s’en est allé dans la bruyère avec les poneys sauvages. Le taxi mauve attend désormais devant la porte. Je pense à ses deux enfants, Alice et Alexandre, qui ont eu la chance de partager la vie d’un homme qui aimait et les hommes et la terre. Grâce au frère ainé de notre grand-mère maternelle, helléniste, ami intime de Boutros Boutros-Ghali, académicien et membre de plusieurs commissions au sein de l’Institut, j’avais eu la chance de rencontrer Michel Déon. J’avais vingt ans. Il en avait soixante-sept. Nous étions réunis sous la Coupole pour une séance publique. Je me rappelle avoir également échangé avec André Frossard élu à l’Académie française la même année que Georges Duby. Michel Déon était un homme plein d’esprit avec un regard pétillant. Je lui dois parmi mes plus beaux moments de lecture. A l’annonce de sa mort, j’ai demandé à mon mari, qui était à Paris avec nos enfants, d’essayer de trouver « je me suis beaucoup promené » que je n’avais pas lu. Stéphane a eu beaucoup de mal à y parvenir car l’ouvrage n’est plus édité. Chez Gibert, le hasard l’a conduit à bavarder avec un monsieur qui avait très bien connu Michel Déon et qui s’offrait de me parler de lui. J’ai ses coordonnées.

les poneys sauvages.jpgJe caressais le désir d’aller rencontrer le père des poneys sauvages en Irlande. On se serait assis au coin du feu. Il aurait bu un verre de whisky. Je n’aurais pas pu faire honneur à l’une de ses meilleures bouteilles. J’ai ce breuvage et son odeur en horreur ! Michel Déon, vous allez beaucoup me manquer mais votre œuvre a fait de vous un Immortel et je saurai, par la relecture de vos romans que j’ai préférés, entretenir le souvenir !

montée du soir.jpg« Disparaître n’est rien, mais ne pas laisser de traces, si vaines soient-elles, est une intolérable punition. or, qu’abandonner derrière soi, de plus durable que des larmes _ même à supposer qu’elles soient sincères _ , si ce n’est des objets : les uns enfantins comme un vieil ours mité, un bol ébréché, un plumier laqué, un foulard de boy-scout, une médaille de sauvetage ; les autres rappelant des conquêtes, comme une rose de sable du désert mauritanien, un edelweiss du pic du Midi maintenant séché entre deux plaques de verre, et, en particulier, une formation madréporique pêchée en mer Rouge, une étrange figure, rose sous l’eau, blanchie à l’air, qui représente selon un certain angle quand Gilbert est assis dans son fauteuil, une fouine dressée sur ses postérieurs, la gueule de profil, l’oeil noir, l’oreille courte ?” Michel Déon, “la montée du soir”.

 

sculpture Fontainebleau.jpgUne douce et lumineuse à vous tous !

famille film 31 décembre.jpgAnne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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