Certains savent barrer le feu, d’autres faire disparaître les verrues, les entorses, les migraines, je sais accompagner les êtres (s’ils aspirent à l’être) sur le chemin de la réparation. Je l’écris sans prétention. C’est la vérité. Où que je me trouve: dans la file d’attente d’un cinéma, dans la salle d’attente d’un cabinet médical ou vétérinaire, à la caisse d’un supermarché, près d’un banc au marché, les gens me parlent. Je ne leur demande rien mais ils me racontent leur solitude, leurs enfants lointains, un compagnon de route décédé, leurs chagrins et je trouve les mots tout simples qui font du bien. Dans une assemblée, le conférencier ou la conférencière fixera mon visage. Il faut croire qu’il est ouvert, rassurant, qu’il dégage de la sympathie. On me dit souvent « tu souris tout le temps ». Je ne m’en rends pas compte. Enfant et adolescente, j’ai beaucoup boudé. J’avais une âme tourmentée. Ma mère me comparait à Chateaubriand contemplant l’orage debout sous la pluie, à Combourg. Avant de quitter l’adolescence, j’ai estimé inutile que nos traits racontent nos difficultés ou nos frustrations. Nos deux parents ne se plaignaient jamais. Notre père était breton et notre mère a en elle quelque chose de résolument anglais. Il y a deux absents dans son chêne généalogique: le grand-père et la grand-mère de sa grand-mère paternelle. Elle a fantasmé un lord anglais. Notre père, qui avait commencé à se passionner pour la généalogie enfant dans son Finistère natal, avait reçu pour mission de percer le mystère de cet aïeul mais il est mort sans y parvenir.
Le grand-père de sa grand-mère paternelle était né de père inconnu et sa mère déclarée morte en couches. Il avait été élevé par une Alsacienne ayant fui sa région natale lors de la guerre de 70. Madame Kuntz avait certainement été une de ces belles femmes entretenues par un monsieur très respectable. Il est aussi possible qu’elle ait été à la tête d’une maison galante dans les quartiers chics de la capitale. Elle évoluait dans ce milieu d’Alsaciens réfugiés à Paris. Le père de notre arrière-grand-mère a été élevé par cette femme dont l’unique portrait est revenu au fils adoptif d’une grand-tante pour lequel elle n’était rien. Cela a beaucoup affecté notre mère. Quand notre arrière-arrière-grand-père s’est marié, madame Kuntz lui a remis une dot très importante. On pense que cet argent venait de son père biologique. Entré comme saute ruisseau à la banque Monroe, il en a gravi les échelons jusqu’à devenir fondé de pouvoir. A cette époque, on n’avait aucune chance de réussir de la sorte sans un protecteur influent.
Notre arrière-grand-mère Dumesnil a grandi dans un milieu où on pratiquait une pensée libre, voltairienne comme se plait à le dire notre mère. Avant son mariage, ses parents l’ont laissée partir seule à Londres chez une de ses amies qui était peintre. Elle en est revenue tatouée! Je n’ai jamais compris comment elle avait pu s’éprendre de son mari: un magistrat droit comme la justice qui deviendrait premier Président de Cour d’Appel. Il a toujours refusé Paris et un poste de conseiller à la Cour de Cassation. Il préférait demeurer en province. Il semblerait qu’ils aient formé un couple incroyablement fort ayant su traverser le terrible drame de la mort de leur fils aîné, à l’âge de trente-trois ans, en déportation. C’était le père de notre mère. Ayant vécu les quatre années de la première guerre mondiale avec sa mère chez ses grands-parents, il avait hérité cette liberté d’esprit, cette capacité à ne pas avoir de préjugés, à aimer les hommes, tous les hommes, non pas en fonction de leur appartenance sociale ou de leur fonction mais de leur grandeur d’âme. Je pense qu’il y avait chez sa femme, notre grand-mère, des traits de caractère proches de ceux de sa propre mère: un esprit artiste très développé, de la fantaisie, beaucoup d’énergie.
Je ne suis pas le produit issu de parents ayant grandi dans le même milieu social, ayant les mêmes codes, les mêmes repères. La famille de notre mère est elle-même très mixée socialement. Si, pour nos parents, cela n’a pas été simple à vivre surtout pour notre mère dans sa belle-famille -dans la famille de notre mère, rien ne comptait plus que l’intelligence et notre arrière-grand-mère appelait affectueusement notre père son « petit gendre » puisqu’il était le mari de sa petite-fille- cela a été pour ma soeur et moi une immense chance. Je me sens dans mon élément absolument partout: à un dîner à l’ambassade d’Angleterre à Paris, un vin d’honneur dans un village après la cérémonie de l’armistice du 11 novembre, au comptoir d’un café à six heures du matin avec des hommes s’envoyant des petits blancs, dans un parc à huîtres avec des ostréiculteurs à Oléron, à un colloque à l’Université, avec Muguette dans son potager, à discuter chiffon ou couleur du ciel avec une belle de nuit. Les seuls univers qui ne me parlent pas sont ceux de la communication, de la finance, de l’édition et de la mode.
J’ignorais tout du milieu de l’entreprise. Je l’ai appréhendé en entrant dans ma belle-famille. J’y ai découvert la dure vie d’un patron de PME produisant des produits frais de qualité à destination de la grande distribution. J’ai eu accès à l’organisation d’une holding ayant des activités dans plusieurs pays comme la République tchèque, la Hongrie et la Roumanie. Dans cette famille très clanique où presque tous les membres travaillent pour la « firme », les repas dominicaux ont été assez pénibles tant que le patriarche, le grand-père, au demeurant très agréable et la seule personne à m’avoir témoigné de la tendresse à la mort de notre père, entendait conserver la main sur tout. On y parlait essentiellement « boutique »: chiffres, production, rentabilité, « retours » ou encore qualité des produits. Mon beau-père qui avait quitté la holding après lui avoir donné sa dimension internationale et s’adonnait depuis pleinement à la peinture n’écoutait rien.
Le métier de notre père a fait de ma soeur et de moi des nomades habituées à perdre leurs repères en moyenne tous les trois ans et à vivre dans des maisons qui n’étaient jamais les leurs. A 50 ans, je n’ai encore pas de maison à moi comme les trois quart de la population mondiale. Je vis chez mon mari.
Je n’ai pas vraiment choisi mon métier actuel alors que j’avais choisi l’enseignement. Ce métier s’est imposé à moi. Si j’ai vraiment appris la sophrologie, je n’ai pas appris à écouter, à ressentir, à me connecter à l’inconscient d’une personne. Cela s’est mis en place quand je suis venue au monde. C’est ce que m’a fait comprendre le docteur F, psychiatre et psychanalyste, que je voyais quand j’étais doctorante et avais commencé à donner des cours à l’Université. Elle me suggérait de devenir psychanalyste. J’ai finalement été vers la sophrologie parce que je voulais rencontrer mon corps, le ressentir en suspendant le flux mental. Cette discipline m’a permis de libérer en moi des choses que j’avais intellectuellement analysées mais qui ne disparaissaient pas. Malheureusement, mon éducation et mon séjour en anorexie pure et dure font que j’ai conscience qu’il y a un niveau d’abandon physique que je n’atteindrai pas…Je l’accepte et fais contre mauvaise fortune bon coeur: ma volonté est très forte et je parviens encore à dominer mon corps quand je le sais épuisé parce que la vie que je mène ne m’offre pas plus de latitude pour me mettre à son écoute. Quand on me dit: « prends soin de toi », cela me fait toujours sourire. On peut prendre soin de soi quand on est placé dans des conditions favorables.
Dans mon métier, il m’est arrivé de me heurter à des résistances si fortes que même les exercices en sophrologie ne parvenaient pas à les faire sauter. A chaque fois, la volonté de demeurer fidèle à un parent bloquait le travail. En conscience, la personne voulait se libérer et inconsciemment elle ne souhaitait pas couper les liens qui l’attachent à sa famille. Peur d’accéder au bonheur, peur de réussir là où les parents ont échoué, peur de les trahir…besoin de pardonner en reproduisant. Certains adultes se bloquent car ils attendent de leurs parents qu’ils leur montrent la voie. C’est une approche qui montre que l’adulte est encore vraiment enfant de son parent.
J’ai vécu, depuis que je suis née, toute une série d’épreuves que j’ai pu dépasser mais qui font que je comprends de l’intérieur ce que traversent les personnes qui viennent me voir. S’agissant de ce que je n’ai pas encore traversé, je laisse faire l’empathie.
On ne devient pas thérapeute. On naît thérapeute. Ensuite, on décide ou pas de se mettre aux services des êtres qui en ont besoin. Ce qui a été déterminant dans mon parcours, c’est la mort de notre père qui m’a fait renoncer à une carrière universitaire, quitter Paris, flotter dans ma vie, suivre mon mari dans son aventure autour du monde et le laisser nous installer à la campagne avec nos deux premiers enfants. C’est après la naissance de notre fils que j’ai décidé de me former au métier de sophrologue et de redonner un sens profond à mon existence.
Maintenant, je suis une sophrologue en sabots qui quitte son Ar-Men deux fois par jour pour sillonner le plateau avec son fidèle berger australien. Je demeure en contact avec certains de mes patients. Il est arrivé que l’amitié s’inscrive comme un prolongement naturel de l’accompagnement. Récemment, j’ai reçu des messages de jeunes patients qui m’ont autant touchée que pouvaient le faire les paroles de certains de mes étudiants quand arrivait la fin d’une année.
Si nos parents s’étaient choisis dans un milieu social identique, si nous n’avions jamais déménagé, s’ils avaient été tous deux des modèles d’équilibre, si j’avais eu une scolarité parfaite, n’avais pas connu d’épisodes dépressifs, l’isolement, survécu à des épisodes de violence psychologique et n’avais pas eu des parents passionnés par la généalogie, je ne serais jamais la thérapeute que je suis aujourd’hui. Une fois que tout est dépassé, on peut rendre grâce.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner