Chronique d’un début d’automne

L’automne est de loin la saison qui parle le mieux à mon coeur, à mon âme et à mon corps. Comme j’aime ces belles journées éclairées par une lumière douce et dorée, cette puissance qu’on sent toujours à l’oeuvre dans la nature, l’embrasement de la canopée et, dans les bois, au crépuscule et à l’aube, les cerfs majestueux invitant les biches à les retrouver pour un pas de deux qui ne dure que quelques jours. Nous allons retourner prendre nos places au bord d’un étang en espérant à nouveau voir les cerfs sortir de la forêt, les canards et les cygnes glisser tranquillement sur l’étang dans la lumière du soir.

Aujourd’hui, après avoir été faire des courses et passer un long moment devant les bouteilles de la foire aux vins, je suis remontée dans la voiture. Pas de patient. Pas d’enfant. J’ai fait entrer un CD des concertos pour mandolines de Vivaldi dans l’appareil et ai roulé. Je n’avais pas envie de rentrer. J’aurais pu conduire ainsi pendant des heures empruntant des petites routes bordées d’arbres.

En conduisant, je me demandais pourquoi j’aimais autant l’automne jusqu’à une date fatidique, celle du 11 novembre. La famille de notre maman a été touchée douloureusement par la Grande guerre. Un frère de son grand-père maternel était tombé aux Dardanelles si loin de sa Provence natale. Son grand-père paternel était resté quatre ans captif tandis que sa grand-mère demeurait avec leur premier enfant, Raymond, celui qui, plus tard, deviendrait capitaine et ne rentrerait jamais de la nuit et du brouillard d’un camp de concentration situé dans une petite ville en Haute-Autriche non loin du Danube: Mauthausen. Le camp le plus dur où étaient envoyés les fortes têtes, ceux chez lesquels il fallait briser jusqu’à la mort et par le travail l’opposition au régime nazi.

J’aime cette saison pour sa poésie, la beauté de la nature, les promenades en forêt, les champignons au fond des paniers, les premières flambées, les pulls qu’on ressort des tiroirs et qui sentent l’antimites, les plats et les soupes chaleureuses, les noix et les noisettes, les marrons et le potiron. C’est le mois qui a vu ma soeur, mon mari, notre première nièce, notre fils venir au monde. Virginie et Stéphane sont encore auréolés par les feux de l’été. Margot est née le jour des sorcières. Louis avait déjà un pied dans l’hiver. L’automne est la saison de ma naissance et je me tiens plus côté été qu’hiver.

J’aime l’automne car je me sens en osmose avec la nature. Une énergie encore plus forte m’habite que j’ai dû apprendre à canaliser avec les années pour qu’elle ne me joue pas des tours me laissant exsangue à l’approche de la nouvelle année, plus capable d’en franchir la porte d’entrée. Certains jours, je suis la feuille du marronnier qui tombe en tourbillonnant ou se laisse emporter par le courant à la surface de la rivière. Je suis le chevreuil qui se tient immobile sur le plateau. Je suis le vent qui fait danser les branches du sapin. Je suis le pic-vert qui fait sonner le troc du grand chêne dans la forêt. Je suis le tournesol issu d’une graine plantée l’année dernière et qui se demande pourquoi il est seul à avoir poussé ses pétales jaunes et son coeur noir entre les silex.

J’aime l’automne car, à ce moment-là, je me laisse aller à la nostalgie qui est ma couleur profonde. Hormis les temps forts de mon existence dans lesquels je me projette longtemps avant et souvent comme s’ils étaient des films pour les vivre le moment venu le mieux possible, je ne pense pas tellement au futur. Mon présent est le plus souvent teinté de passé. Sans doute car, par certains côtés, le futur m’a déçue. Demain ne tenait pas les promesses d’hier. Je n’ai pas attendu la crise du covid pour ne pas me projeter dans le futur. Bien avant, déjà, mes projets étaient tombés à l’eau souvent si bien que je m’identifiais facilement au personnage de Perrette imaginée par La Fontaine dont le lait se répand sur le sol emportant avec lui tout ce qu’elle avait pensé faire de l’argent retiré de sa vente.

La nature ne me parait jamais aussi belle et sensible qu’en automne. Comme tous les hypersensibles, la fatigue me rend totalement perméable aux émotions des autres que je ne peux plus contenir, qui m’envahissent et me font déborder. Alors que je rentrais à la maison, je me suis arrêtée à un passage piéton pour laisser passer une très vieille dame et sa fille. La vieille dame aux cheveux blancs et au dos vouté prenait appui sur une canne. Sa démarche manquait d’assurance et sa fille lui tenait le bras en la guidant. J’ai souri à cette femme un peu plus âgée que moi. Je voulais qu’elle lise dans mes yeux qu’elle avait tout le temps de traverser, qu’elle n’avait pas à presser le pas. J’ai senti une émotion forte monter en moi et ma vue s’est brouillée. J’ai pensé à ce que vivaient cette dame et sa fille, aux peurs de l’une comme  à celles de l’autre. La mort me fait peur car je n’arrive pas à imaginer ce qui nous attend. Voici donc le plus important évènement d’une vie avec la naissance que je ne peux pas imaginer. Je peux imaginer comment j’aimerais mourir et ce que je voudrais que mes proches fassent mais je ne peux pas m’imaginer dans ce nouvel état dont on ne sait rien.

Plus loin, je suis passée devant deux très belles propriétés qui m’ont renvoyée dans la Sarthe un automne 1980. Je conserve des souvenirs précieux des promenades en famille dans la forêt, de la tombe d’un chien, des champignons trouvés et dont nous cherchions le nom dans les livres après les avoir déposés sur des feuilles de papier journal, de nos chiens, de la maison des chasseurs, du salon immense couvert de boiseries, du feu d’enfer brulant dans la cheminée, d’un jeu de piste imaginé par notre père pour mes 11 ans, des tartes au chocolat fondantes comme des bonbons et des matins si froids que notre mère nous passait nos vêtements sous les draps après les avoir fait chauffer sur le radiateur. Aux beaux jours, notre mère ouvrait les fenêtres en grand et écoutait un de ses morceaux de musique préféré: le concerto pour clarinette en A major K 622.

https://www.youtube.com/watch?v=Rjzf_cWzlp8&t=246s

J’ai fini par rentrer et Stéphane a quitté son bureau pour venir m’aider à porter les sacs de course. Nous serons encore nombreux en fin de semaine. Victoire a invité Lucie à dormir et Céleste sera là vendredi soir avec Julia et Clément. Une grande tablée vendredi. Je ferai sans doute des tomates farcies. Le soleil est revenu sur le plateau. Moineaux et mésanges charbonnières tapent goulument dans les boules de graisse. Les jeunes oiseaux sont reconnaissables à leurs plumes duveteuses et à leur ventre bien rond. Les branches du sapin se balancent doucement. J’ai rentré les géraniums. Samedi prochain, les jeunes nous aideront à ranger trois stères de bois dans le garage du fond du jardin là où dorment des vêtements dans des cantines bleues, le matériel de bricolage, une grande échelle, une armoire bretonne, la tondeuse et la moto de Louis.

Ce matin, voici ce que j’écrivais sur Instagram:  » Avez-vous constaté que parfois à trop s’interroger sur le sens de son existence on en perd le sens? Mais ne se pose-t-on pas cette question justement parce qu’on est un peu en perte de repères? J’en ai récemment perdu deux très forts: mon métier puisque le cabinet est presqu’ à l’arrêt depuis le confinement et le départ à la retraite de médecins merveilleux et la lente paupérisation de la population. Par ailleurs. Muguette donnait aussi un sens fort à ma présence sur le plateau. Il fut un temps où je travaillais dix heures par jour et voyais Muguette tous les matins. Pour me consacrer exclusivement à l’écriture il faudrait que je sois libre financièrement mais ce n’est pas le cas. Encore trouver des réponses à ces pertes de repères. J’ai envie de repartir voyager mais ce serait alors un voyage en forme de fugue et je ne me suis jamais dérobée devant l’adversité. »

J’entreprends souvent des voyages immobiles depuis mon cabinet, mon Ar Men ouvert sur un océan céréalier. Cette année, j’aurais aimé que nous allions rendre visite à l’un de nos cousins, Adrien qui vit avec sa femme, Anaïs, en Ouzbékistan. Adrien est un spécialiste de l’Asie centrale et l’une de nos amies, Elena qui est russe, m’avait dit qu’il n’y avait que chez nous qu’on pouvait rencontrer un français parlant russe avec l’accent kazakh! C’est qu’Adrien a fait son terrain à Astana. J’avais ce projet et nous sommes allés trois jours dans l’Allier à Moulins. Maintenant, j’aimerais aller au Kazakstan, au Kamtchatka, en Ecosse ou aux Açores.

J’ai demandé à Céleste de me trouver à Paris le nouveau livre de cette anthropologue française Nastassja Martin « A l’est des rêves ». J’avais adoré son récit Croire aux fauves dont j’ai parlé dans une chronique précédente. Si elle m’invitait à l’accompagner chez les Evènes, je le ferais avec joie. Le droit ne correspondait pas à ma sensibilité. Il était trop aride pour moi même si j’ai été impressionnée par la qualité des conclusions de certains grands avocats généraux. Notre père qui avait été contraint de réinventer sa vie professionnelle n’aimait pas plus le contentieux administratif. Lui et moi sommes des êtres de terrain. C’est au contact des gens et au plus près de la réalité de leur quotidien que nous nous épanouissons et nous sentons utiles et vivants.

Hier, Stéphane a eu la gentillesse de m’aider à travailler sur mon podcast. Cette semaine, je vais préparer les premiers enregistrements. Il faut aussi que je m’occupe de mon blog de sophrologue que je n’ai jamais alimenté. Je n’y partagerai pas mes « recettes ». Je vais les garder pour le livre dans lequel je parlerai des patients incroyables que j’ai eu le bonheur d’accompagner et de mes petites conclusions de sophrologue en sabots.

En philosophie, Victoire étudie la conscience de soi. Le moi est-il figé ou changeant? Il me semble que chaque être conserve toute sa vie une sorte de bloc concentrant son moi profond. Je ne crois pas qu’on change vraiment et je constate que certaines personnes qui ont voulu remodeler certains traits de leur caractère réalisent l’âge venant que leur nature profonde l’emporte sur leur volonté de transformation. Les êtres sont comme les rivières dont on contrarie le lit. A la faveur d’un orage violent, elles retrouvent leur tracé ancestral. C’est ce qui se passe avec le Rhône dans le Gard. Il sait très bien se répandre et inonder les villages qui n’existaient par par le passé.

Une très belle semaine à vous toutes et tous!

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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