Depuis la bonne et vieille maison de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard rhodanien, nos parents évoquaient souvent les aventures de Robert Louis Stevenson et de son ânesse Modestine du Puy-en-Velay à Saint-Jean-du-Gard. Si l’écrivain écossais avait poursuivi sa route jusqu’à Alès, il avait revendu la si gentille et si courageuse Modestine à Saint-Jean-du-Gard. Voici quelques années, avec un couple d’amis et leurs deux enfants, nous découvrions les Cévennes et passions une nuit dans un camping municipal sur le plateau des Causses. Nous partagions le pré avec les quatre ânes d’un grand groupe de randonneurs belges. Une bonne partie de la nuit, nous les avions entendus revisiter de vieux standards allant de Queen à Abba en passant par Sardou et Dalida. Dans mon sac de couchage, je me demandais s’il s’agissait d’une grande fratrie, de cousins ou d’amis. Leur joie de vivre était contagieuse. C’est cette nuit-là que le désir de marcher sur le chemin de Stevenson est né en moi. Dans les semaines qui suivirent, j’achetais la carte du GR70 et lisais le récit des aventures de Stevenson.
Il y a deux ans, avec des amis et leurs enfants, nous entreprenions une partie du chemin de Stevenson mais à l’envers. Nous partions de Saint-Jean-du-Gard où nous louions à Cannelle deux ânes: Bijou et Cadeau. Deux ânes robustes, gentils et avançant au rythme de quatre kilomètres à l’heure en toutes circonstances. Dans les montées, nous avions parfois du mal à nous caler sur leur rythme et dans les descentes, il nous revenait de freiner leur ardeur quand le chemin était étroit et que les sacoches pouvaient s’accrocher à des branches. Parfois, le sentier exigeait que les ânes soient débâtés. Nous avions été jusqu’à Florac et avions quitté le GR 70 pour découvrir Barre-des-Cévennes. Nous avions adoré cette partie du chemin sur lequel nous avancions le plus souvent à couvert de grands chênes et pouvions nous baigner dans des rivières.
Comme nous traversions des villages, nous ne rencontrions pas de problème pour nous ravitailler. Xavier et Nelly avaient le don de faire oublier aux enfants les kilomètres en leur racontant des histoires. Le soir, le campement installé, Xavier tirait de sa housse sa guitare et interprétait des morceaux de musique brésilienne. Les enfants étaient heureux que les campings offrent des possibilités de restauration sur place. Après une grande étape et les tentes installées, on est parfois heureux de ne pas avoir à sortir le réchaud et les popotes.
Cette année, il fut question que Ben, rencontré dans la pension de Nancy à Puerto Natales en Patagonie chilienne, venu nous rejoindre au Népal six mois plus tard pour y vivre une marche de trois semaines en autonomie complète, sa femme, Katya, et leurs deux petites filles se joignent à nous. Malheureusement, depuis Londres, il ne leur était pas facile de nous retrouver. C’est Ferdinand, jeune diplômé d’une grande école de commerce parisienne et ayant fait le choix de mettre son intelligence et son énergie au service du projet associatif de Stéphane, qui se joint à nous pour trois jours de marche. Agé de vingt-trois ans, Ferdinand coiffera la brochette des cinq adolescents allant de bientôt vingt ans à douze ans. Du haut de ses trois ans, je sens que Charlotte, notre plus jeune nièce, aurait été heureuse de partager nos aventures. Elle restera dans le Gard avec sa maman.
La veille du départ, nous dînons tous ensemble dans un restaurant où nous avons nos habitudes depuis de longues années. L’ambiance est détendue. Nous apprenons à connaître Ferdinand. L’entrée de la maison ressemble à une des annexes du Vieux Campeur. Nous nous concentrons pour ne rien oublier. Voici deux ans, l’une des chaussures de marche de Stéphane était restée sous un fauteuil et notre maman avait été contrainte de l’apporter jusqu’à Saint-Jean-du-Gard. C’est la même maman qui assure le convoyage d’une partie des effectifs jusqu’au Plagnal, en Ardèche, à quelques kilomètres de Langogne. Il nous faut plus de deux heures de route pour gagner le mas « Lassez » aux confins des Cévennes. Marie-Ange nous y accueille avec son grand sourire, son visage buriné par le soleil et le vent et son énergie débordante. Il y a trois ans, Marie-Ange est venue s’enraciner dans le mas de ses grands-parents après des années de bourlingue dans le sillage d’un mari effectuant des missions. Marie-Ange nous parle de sa vie au Kirghizistan, des immenses troupeaux de moutons, des loups et des bergers surveillant les bêtes montés sur des chevaux. Marie-Ange nous parle aussi des attaques de loup ou de chiens rendus à la vie sauvage dans les Cévennes. Elle possède un chien de protection appelé Baloo. C’est une race hongroise. Quand les chiots viennent au monde, leurs oreilles sont coupées à ras. Les oreilles les fragiliseraient lors de combats avec les loups. Marie-Ange ne sait pas encore quoi penser de la réintroduction du loup dans les massifs français. Les attaques des loups sont redoutables pour les éleveurs.
Marie-Ange, à la fois monitrice d’équitation, spécialisée en éthologie et en tourisme équestre, guide et organisatrice de randonnées à cheval, nous donne un véritable cours sur les ânes: leur évolution au gré des siècles, leur intelligence largement supérieure à celle des chevaux, leurs émotions et la manière de les panser et de les guider. Ce sont Jasmine et Roussin qui vont nous accompagner pendant huit jours. Roussin est un magnifique âne de Provence reconnaissable à la croix de Saint André sur son dos. Jasmine est du type « bourbonnais ». Tous deux ont, à la louche, une douzaine d’année. Contrairement à Jasmine, Roussin n’est pas ferré. Wapa qui a donné naissance à Kirghiz en février aimerait bien repartir sur les chemins. Comme le dit Marie-Ange, avec humour, Wapa est en congé-maternité car elle nourrit son ânon mais si elle le pouvait elle le laisserait à la crèche. Wapa est une ânesse très indépendante qui se sent un peu aliénée par ce gros bébé tout poilu. La maman de Kompass né en juillet semble, elle, s’épanouir pleinement auprès de son petit.
Marie-Ange, Hougo et Mélodie nous conduisent à une rivière où nous allons pouvoir pique-niquer et nous rafraîchir avant de gagner notre premier campement, à Langogne, au-dessus du lac de Naussac. Il fait très chaud et la chaleur ne nous quittera pas pendant huit jours. On est bien les pieds dans l’eau. Les enfants se baignent. Nous ne verrons pas Langogne. La montée jusqu’au camping est très dure. Nous avançons sur le bitume sous un soleil de plomb.
Tous les lieux d’hébergement que nous avons choisis sont référencés par l’association du chemin de Stevenson. Les ânes doivent y trouver un espace fermé avec de l’eau fraîche, de l’herbe et, aussi, normalement, une ration d’orge matin et soir. Au camping, « Les terrasses du lac », le propriétaire se moque bien de nos ânes. L’enclos ne ferme plus. Il nous dit d’utiliser les longes. L’herbe est sèche. Il estime que Jasmine et Roussin s’en contenteront. Je ne suis pas très rassurée de les laisser dans cet endroit mais nous n’avons pas le choix.
Nous dînons face au soleil descendant lentement dans l’eau du lac. A 1000 mètres d’altitude, il fait frais. Nous avons tous sorti une petite laine et bu une des nombreuses soupes déshydratées que les enfants ont choisies avant le départ. Le site est très agréable. Les gens sont calmes. Le soir, Ferdinand, Margot, Céleste, Victoire, Valentin et Louis disputent des parties de cartes. Ferdinand les amuse en leur racontant ses anecdotes de roi de l’auto-stop.
Vendredi 7 août. Le soleil monte paisiblement au-dessus du lac. Tandis que nous rassemblons nos affaires, un monsieur vient nous avertir que nos ânes se promènent sur la route en contre-bas du camping. Stéph et Louis se précipitent avec les licols pour les récupérer. Je suis très en colère contre le propriétaire des « Terrasses du lac ». Jasmine adore croquer les roses trémières. Elle s’est délectée d’une partie de celles qui étaient plantées non loin de la réception. Je m’en amuse. Nous découvrons Langogne et faisons une halte sous les halles tandis que Ferdinand et Stéphane procèdent au ravitaillement dans une supérette. J’en profite pour aller marcher dans la ville sortie de terre au Moyen Age et pousser la porte du prieuré du XIIè siècle.
En fin de journée, écrasés par la chaleur, nous sommes très mal accueillis à Saint-Flour-de-Mercoire, dans le gîte d’accueil mais aussi camping et restaurant « La Tartine de Modestine ». Le propriétaire, menuisier d’art de son état, prétend ne pas avoir enregistré notre réservation. Il est de mauvaise foi. Nous ne l’intéressons pas. Nous ne sommes que de vulgaires campeurs qui ne vont pas goûter à sa cuisine. Une nouvelle fois, Jasmine décide de scalper plusieurs pieds de roses trémières.
Nous quittons ce lieu si peu chaleureux pour un bivouac improvisé devant un moulin restauré. Nous déplions les quatre tentes près de la rivière. Après que les jeunes aient pansé Jasmine et Roussin, nous les voyons se rouler avec bonheur sur un tapis tendre d’herbe aussi impeccablement tondue qu’un green de golf.
Tandis que le soleil décline, je me dépêche d’aller me laver dans la rivière. Je dépose tous mes vêtements sur une pierre encore chaude et entre dans l’eau. Comme cette fraîcheur est délicieuse! Je me laisse envahir par d’anciens souvenirs de bains ou de douches improvisés pendant notre tour du monde. Avant d’enfiler ma tenue de nuit, je m’allonge dans l’herbe. Moment de pur bonheur! Je repasse le pont qui enjambe la rivière et laisse Céleste et Margot goûter à leur tour à ce bain naturel.
Après un dîner composé de soupes déshydratées, de saucisson, de délicieux fromages de chèvre et de tomates, Ferdinand, Valentin et Louis disputent des parties de frisbee. La nuit tombe. Chacun regagne sa tente. Je m’inquiète pour les ânes. Nous sommes sur la route des loups et c’est aussi à Saint-Flour que la bête de Gévaudan a fait ses premières victimes au cours de l’été 1764. Je n’ai jamais été rassurée par les bivouacs. Cela nous est arrivé de monter notre tente dans des parcs nationaux au Chili, sur l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande et en Colombie britannique. A chaque fois, j’avais peur. La faute à un film d’horreur vu avant notre départ « Le projet blair witch ». Quand nos enfants l’ont finalement vu avec leurs cousins, ils n’ont pas compris comment cette histoire avait pu terroriser leurs parents!
Comme une longue journée nous attend, nous décidons de mettre le réveil à quatre heures. Les cousins ont envie de commencer la marche en fin de nuit et de pouvoir aussi profiter de la fraîcheur. Tous les jours, nous mettons une heure trente à replier nos affaires, à ranger les sacoches, à les soupeser pour que leur poids soit égal, à panser les ânes et à les bâter. L’alarme de Stéphane ne sonne pas. Les ados sont déçus et légèrement grognons. Nous décollons à 7h30. Nous progressons à l’ombre de la forêt de Mercoire essentiellement composée de résineux.
Alors que nous approchons de Luc, que la chaleur devient difficilement supportable et que nous avons presqu’épuisé toutes nos réserves d’eau, Ferdinand nous dit au revoir. Il part faire du stop à Luc et, ensuite, prendre un train à La Bastide. Ce soir, il sera à Perpignan. Les cinq cousins le voient partir à contre-coeur. Ils auraient aimé que Ferdinand puisse poursuivre la marche avec nous et leur raconte d’autres anecdotes. Ils louent la bonne énergie, l’excellente humeur et le sourire constant de Ferdinand. Au camping municipal du Luc situé au bord de l’Allier, presque pas d’ombre mais des visages connus. D’un jour sur l’autre, nous retrouvons les mêmes marcheurs. La plupart d’entre eux sont partis du Puy-en-Velay et ont pour projet de gagner Alès. Les pieds des marcheurs sont en mauvaise état. Après la douche, les uns et les autres soignent leurs ampoules ou s’enduisent de baume du tigre.
Manger est une des préoccupations essentielles des marcheurs majorée quand les possibilités de ravitaillement sont rares! Une affiche accrochée à l’entrée des sanitaires nous informe que ce soir un repas de brochettes précédent un concert aura lieu dans les ruines du château. Les dites ruines se situent à trois kilomètres au-dessus du camping. Pour y accéder, il faut être prêt à faire une bonne montée. Ce sera sans nous d’autant qu’un camion à pizza vient s’installer à quelques mètres. Les filles partent en chercher. Comme nous n’avons plus rien pour le petit déjeuner, nous les terminerons avec un thé ou un café!
Dimanche 8 août, ceux qui sont montés aux ruines ont abusé des bonnes choses et ont mal à la tête. A 7h30 nous sommes prêts à lever l’ancre mais, dans une torsion, Stéph se fait mal au dos. La douleur est si fulgurante qu’il est obligé de s’étendre sur un tapis. Il ne peut plus bouger. Ce genre de choses est la conséquence d’une fragilité dorsale sur laquelle se greffent des mois de stress et un manque d’exercice. Je sais que cette douleur peut immobiliser Stéphane deux jours.
Déjà, je me demande qui viendra le chercher s’il n’est plus en mesure de poursuivre nos aventures et comment je continuerai avec les jeunes et les deux ânes sans téléphone ni carte. Je suis déterminée à poursuivre. Heureusement, Stéph qui sentait son dos fragile a glissé des anti-inflammatoires dans son sac à dos. Il en prend un, replie ses jambes sur son ventre et respire profondément. Au bout d’une bonne heure, quand il est en mesure de se retourner, Céleste monte sur l’arrière de ses cuisses pour détendre les nerfs.
Nous vidons le contenu de son sac. Les enfants remplissent les sacoches, en évaluent le poids et bâtent les ânes. Notre brochette de jeunes est hyper réactive et efficace. En dépit d’une douleur qui lui ceinture les reins, Stéph se remet en marche. Pour écourter une nouvelle très grande étape qui nous conduira à l’abbaye de Notre-Dame-des-Neiges, nous sommes obligés de passer l’Allier. Le pont a été emporté par une crue au printemps. Nous retirons nos chaussures pour entrer dans l’eau. Jasmine refuse catégoriquement d’avancer. Forcer un animal qui pèse 250 kilos est une gageure! Finalement, c’est Roussin qui s’engage en premier et traverse le gué sous nos encouragements. Ensuite, Jasmine le suit.
Dans les deux cas, c’est Victoire qui les guide. Victoire se montre très douée avec les ânes auxquels elle parle beaucoup. Jasmine et elle sont devenues très complices. Victoire marche en passant son bras sur l’encolure de Jasmine. Nous faisons une étape dans le village de Laveyrune, à la colonie de l’espoir, où Stéph a obtenu qu’on nous prépare des paniers pique-nique.
Deux très grosses montées dont l’une en plein soleil et nous gagnons l’abbaye cistercienne Notre-Dame-des-Neiges. Il est quinze heures. Le ciel est menaçant. L’orage monte. En attendant l’arrivée du frère qui nous ouvrira « La maison de Zachée », nous nous échouons tel un troupeau d’otaries non loin du porche qui mène à la boutique monastique.
Tandis que Stéph étire son dos, nos jeunes font une razzia dans la boutique et en ressortent avec des gâteaux, du nougat, de la terrine de porc aux châtaignes et deux diptyques représentant des icônes. Je marche jusqu’à l’église abbatiale en passant devant la chapelle dédiée à Charles de Foucault qui a célébré ici sa toute première messe et les bâtiments où logent les frères et où sont accueillis les retraitants. Dans l’église, je découvre les vitraux réalisés par le Père Ephrem, dominicain de l’abbaye d’En Calcat où notre père avait séjourné quelques mois avant sa mort. Nous regrettons que l’abbaye fondée par des frères cisterciens d’Aiguebelle en 1850 ait été détruite et reconstruite en 2009.
Nous sommes tous sensibles à la sérénité qui se dégage de l’abbaye. Les filles sont dans une chambre, les garçons dans une autre et Stéph et moi partageons une chambre avec deux lits simples. De la fenêtre largement ouverte sur la forêt, je peux voir Jasmine et Roussin. Il pleut maintenant avec régularité mais nos deux ânes ne se mettent pas à l’abri. Dans le couloir, les filles attendent qu’une douche se libère. Louis lave les vêtements et les essore avant que Valentin monte au grenier les étendre. L’orage gronde. A la table du dîner, le frère demande à un jeune de se désigner pour être servant de table. Victoire le suit dans la cuisine où il lui donne toutes les consignes relatives au repas et à la vaisselle. Stéph profite de ce temps de partage pour remercier les enfants pour l’aide qu’ils lui ont apportée ce matin et ce soir. Réveillée par Céleste dans la nuit, j’en profite pour admirer les étoiles depuis mon lit. Je suis soulagée que Stéph ait pu continuer la marche et je me félicite qu’il dorme sur un matelas très confortable.
Lundi, Stéphane se sent un peu mieux mais il reprend un anti-inflammatoire. Petit déjeuner dans une ambiance feutrée. Je laisse un mot dans le livre d’or. Nous quittons à regret ce havre de paix où sans effort l’esprit se libère de toutes ses pensées parasites. Dans une montée interminable, nous croisons un groupe de scouts. A la Bastide-Puylaurent, avant d’avaler une autre montée en pleine chaleur, nous attendons que le chef de gare, odieux, consente à lever les barrières du passage à niveau.
Nous pique-niquons à l’ombre géante et mouvante d’une famille de sept éoliennes. Pause au bord d’un ruisseau où nous retrouvons encore et toujours les mêmes visages. Tous les randonneurs qui avancent au pas d’un âne trouvent qu’il est lent. Le confinement est passé par-là. Même s’ils ont eu de l’exercice dans les prés, les ânes ont perdu l’habitude d’être menés sur des chemins sur de grands étapes en portant des sacoches.
Comme, par ailleurs, nous, les marcheurs sommes sortis fatigués des semaines confinées, nous manquons certainement parfois d’énergie pour les mener. Les ânes le sentent et, forcément, ils en jouent. Quand elle n’étête pas les pieds des roses trémières, Jasmine se plaît à humer tous les crottins qui jonchent le chemin comme notre Fantôme aime respirer tous les pipis de ses congénères.
A Chasseradès, au camping « Ferme de Prat Claux » tenue par une femme charmante très soucieuse du confort de ses résidents et des ânes, nous essuyons un gros orage et dînons à l’étroit de la petite cuisine. Clairement, les règles de distanciation ne peuvent pas être respectées. C’est le lendemain matin que nous traversons le très joli village de Chasseradès avec ses maisons en pierre et ses toits couverts de lauze. A un arrêt, une dame prend le temps de caresser Jasmine et Roussin. Cela fait trente ans qu’elle possède des ânes. Sa première ânesse se nommait Céleste. Elle a mis au monde deux ânons dont l’un s’appelait Valentin. Nous éclatons de rire en lui demandant si elle n’envisage pas de prénommer les prochains Margot, Victoire ou bien encore Louis.
Depuis hier, Margot, parfois, se tient en retrait. Dans les descentes, elle souffre. Je pensais que c’était ses ampoules mais il s’agit d’une douleur osseuse dans les tibias qui est apparue quand Margot était en prépa avant de s’inscrire en première année de médecine. Margot serre les dents. En arrivant au camping de « La Gazelle » au Bleymard situé au bord du Lot, Margot appelle leur grand-mère. Elle a trop mal pour continuer la marche. Nous sommes très tristes pour Margot. Un peu plus de deux heures après son coup de téléphone, sa maman est là avec Charlotte qui se jette dans nos bras et que ses cousines emmènent voir les ânes. Ce soir, Margot sera dans un bon lit et elle pourra reposer ses tibias.
Mercredi, Finiels, sommet du mont Lozère et point culminant des Cévennes à 1699 mètres. A l’entrée du coeur du village, je prends le temps d’admirer une croix des missions. Pendant la guerre des religions, Le Bleymard, catholique, a fait le choix de respecter la foi des protestants et a opté pour une démarche pacifique.
La montée jusqu’à la station du Mont Lozère est raide, très raide mais le ciel est voilé. La station du Mont Lozère atteinte, la seconde partie de l’ascension se fait en plein vent et nos ânes ont du mal à avancer. Le chemin est borné par des pierres plantées ou montjoies. Elles jalonnent la voie qui reliait Le Bleymard au Pont-de-Montvert. En hiver, autrefois, quand le mauvais temps se levait, les clochers de tourmente des hauts villages du mont Lozère se mettaient à sonner. Ils permettaient aux voyageurs égarés de se repérer quand le brouillard ou une tempête de neige les privaient de toute visibilité. La devise de ces clochers était la suivante: « J’appelle les vivants, je plains les morts et je repousse les orages ».
Au sommet du mont Finiels, le vent est glacial. Nous avons une vue imprenable sur tous les sommets environnants. Un cartouche nous apprend qu’en hiver, la température peut chuter à -30°. Dans son récit, Stevenson écrit que par jour de grand beau temps, on lui a assuré qu’on pouvait voir la Méditerranée et des voiles blanches au port de Sète.
Aujourd’hui, nous ne voyons pas la mer mais nous nous réjouissons de ne pas être dans la brume. Nous redescendons par un sentier qui serpente dans une végétation évoquant la lande bretonne ou écossaise avec ses tapis de bruyère. Même si l’accueil est très rugueux au camping naturel de Finiels, nous sommes tous ravis de débâter les ânes et de nous étendre sur nos tapis de sol pour profiter de la vue et nous reposer.
Avant de nous replier sous nos tentes, nous sortons nos sacs de couchage et les étendons sur l’herbe sèche. Nous nous glissons dans nos sacs et guettons les premières étoiles dans le ciel. Les enfants sont très excités. Sans doute, parce que c’est notre dernière nuit sous la tente. Ils ne sont pas dans une humeur contemplative. Ils ont envie de s’amuser. Nous les laissons entre eux. J’ai juste le temps de lire quelques pages de « Venise à double tour » avant que la nuit tombe. Tandis que nous sommes tous couchés sous nos tentes, des éclairs illuminent le ciel sans roulement de tonnerre. Les éclairs viennent des Cévennes. Alors que nous sommes à 1400 mètres d’altitude, nous avons très chaud dans nos sacs de couchage. Pressentant que la pluie ne va pas tarder, Stéph ressort pour protéger le matériel des ânes. A une heure du matin, une pluie très violente s’abat sur les tentes et cela gronde de toutes parts. Nous avons le sentiment que l’orage nous encercle. Je pense à l’une des scènes de « Fantasia » que nous avons été voir projeter dans le théâtre d’antique d’Orange avec l’orchestre de Lyon dans la fosse. La représentation avait été interrompue par un orage. La pluie et les instruments ne font pas bon ménage.
J’entends les enfants crier. Je m’imagine qu’ils viennent seulement de remonter de la salle commune située en contre-bas et qu’ils sont trempés. Stéph se demande si nos deux vieilles tentes achetées pour notre « tour du monde » ne vont pas prendre l’eau. Les enfants le rassurent. Pas de fuite. Aux voix et aux rires qui me parviennent depuis la tente de Céleste et de Victoire, j’en déduis qu’elles ont accueilli une maman et un enfant. L’orage s’éloigne. La pluie se calme. Nous nous endormons. Le lendemain matin, les enfants nous feront le récit de leur nuit. Je leur ai demandé de l’écrire dans un carnet. Cette chronique étant déjà très longue, ce qu’ils ont vécu cette nuit-là fera l’objet du prochain texte.
Jeudi 13 août, après six kilomètres de descente, nous arrivons à Pont-de-Monvert, terminus de notre aventure. La ville est traversée par le Tarn. Stéph et Louis s’y offrent un bain rafraîchissant. Les toits sont en lauze. Les volets des maisons sont de couleur différente. Marie-Ange vient chercher Roussin et Keneth. Jasmine, elle, va continuer à marcher encore deux jours avec deux jeunes femmes qui vont à Florac. Elles randonnaient avec Keneth mais ce dernier s’est blessé au dos en cassant son enclos après avoir été en contact avec une ânesse en chaleur. Le malheureux ne pouvait plus avancer. Marie-Ange va appeler l’ostéopathe. Chacun d’entre nous passe un long moment avec Jasmine et Roussin pour leur dire au revoir.
Je sens que Victoire a du mal à quitter Jasmine. Marie-Ange a raconté aux jeunes des histoires incroyables vécues entre ses ânes et les randonneurs qu’ils avaient accompagnés sur le chemin. Ainsi, l’histoire de ce monsieur qui se sachant condamné par une tumeur au cerveau avait voulu marcher avec un âne. A la fin, l’âne ne voulait plus le quitter.
En huit jours, nous avons parcouru 120 kilomètres. Stéph et Margot étaient les seuls à avoir des téléphones. Stéphane en avait besoin pour nous guider et pouvoir appeler en cas de nécessité et Margot pour faire des photos. Comme cette pause sans téléphone fut agréable! On devrait se détacher de son portable plusieurs fois par an. Quand on n’a plus de portable, on vit différemment. On est beaucoup plus tournés vers les autres. On entre plus simplement dans la contemplation. On laisse son esprit se reposer.
Si cette randonnée a été rendue très dure physiquement par la chaleur écrasante et le manque d’ombre, nous avons vécu des moments de partage inoubliables autour de nouvelles expériences: un bivouac, une nuit dans une abbaye et un orage magistral sous la tente. Tous, c’est le mont Lozère que nous avons le plus aimé S’agissant des nuits, les garçons ont préféré dormir à Notre-Dame-des-Neiges, Margot, le camping du Luc, au bord de l’Allier, Céleste et Victoire, le camping à La bastide quand il a plu, Stéphane, le bivouac et moi l’abbaye et la nuit d’orage. Ferdinand a été élu « meilleur randonneur ». Victoire a beaucoup aimé les parties de « Uno » et les histoires de Ferdinand, notamment celle de « Kiki dans l’oasis ». La chaleur a été difficile pour tout le monde.
L’été prochain, nous envisageons de repartir tous ensemble mais cette fois avec des vélos et des sacoches comme ce que nous avions vécu en Nouvelle-Zélande.
Je dédie cette chronique à mon mari qui a passé beaucoup de temps à organiser cette marche dont il savait combien elle était importante pour moi, à nos trois enfants et à nos neveux qui ont été admirables, à « nos » ânes, Jasmine et Roussin, qui ont donné à cette marche son supplément d’âme, à Marie-Ange dont la générosité est à la hauteur de la passion qu’elle met dans tout ce qu’elle entreprend et à notre maman qui nous a convoyés jusqu’à notre point de départ et, pendant notre absence, a veillé avec tendresse sur notre Fantôme et lui donnait, tous les matins, avant que la chaleur monte dans le ciel gardois, l’heure de promenade qui le rend heureux.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
« Je ne voyage pas pour aller quelque part, mais pour voyager. Je voyage pour le plaisir du voyage. L’essentiel est de bouger, d’éprouver d’un peu plus près les nécessités et les aléas de la vie, de quitter le lit douillet de la civilisation, et de sentir sous ses pieds le granite terrestre avec, par endroits, le coupant du silex ». Robert Louis Stevenson
Encore une très belle chronique que l’on relira avec plaisir dans quelques années pour se souvenir de formidable expérience.
Merci beaucoup!Avec le recul, je me dis que nous étions très fatigués pour entreprendre une telle aventure. Malgré tout, nous avons été au bout!
Chère Anne-Lorraine, comme toujours quel plaisir de te lire : justesse de tes mots, douceur du récit, amour des autres et de la nature qui nous porte… vérité avec « les abrutis » qui font du business et n’avaient pas leur place dans ce voyage hors du temps.
Merci pour ce partage qui me donne des idées de voyage !
Au plaisir de te voir prochainement 🥰
Très chère Suzanna, un grand merci pour ton message. Je suis heureuse que la chronique t’ait plu et, peut-être, donné des idées de vacances en famille au plus près de la nature. Je t’embrasse avec affection