Avant que la nuit tombe, un papa parcourt le jardin qui entoure la maison. Il met à l’abri tout ce qui pourrait s’envoler. Dans le garage, il range bicyclettes et tricycle, trottinette et patins à roulette. Météo France a annoncé le passage d’une tempête baptisée Xynthia. La maison est sur un grand plateau. Ici, rien n’arrête le vent quand il souffle. Les bourrasques peuvent être particulièrement fortes. En puissance, elles ressemblent aux rafales du Mistral, se jetant, à cœur perdu, dans le large couloir rhodanien, montant à l’assaut du mont Ventoux, en danseuse, sans jamais descendre les vitesses. Une maman le regarde faire depuis la large baie vitrée de la cuisine. Elle ne peut s’empêcher de penser qu’après la magnifique journée qu’ils viennent de vivre, pleine de soleil, de tapis de jonquilles en passe d’éclore et de chants d’oiseaux, il est difficile d’imaginer que les éléments vont se déchaîner.
A trois heures du matin, le couple est sorti de son sommeil par de très forts coups de vent et les spasmes des réveils et des téléphones portables s’agitant au gré des coupures de courant. La maison se fait navire. La campagne se fait océan. La maison craque, frissonne. Elle tangue. Elle résiste. On sent le souffle froid du vent mauvais qui parcourt le toit, court sur les petites tuiles plates, se laisse glisser le long des murs, pénètre dans l’âtre de la cheminée. Tel un voleur obstiné, il cherche à entrer, à tout prix. Les enfants dorment, paisibles. La tempête qui secoue la maison et la nature environnante ne les atteint pas dans leurs rêves. Dehors, la maisonnette des enfants gît sur le dos, contre la haie de thuya. Les agrès du portique n’ont jamais volé aussi haut. Un petit sapin, replanté après les fêtes de Noël, fait face, avec bravoure. Tel le roseau, il plie mais ne rompt pas. De l’autre côté de la maison, un vieux sapin, lui, fragilisé par sa hauteur, a plus de mal à affronter Xynthia. Le couple finit par se rendormir. Il n’y a plus rien à faire si ce n’est attendre que la tempête s’éloigne. Au matin, une aînée de six ans sort de sa chambre en appelant ses parents. Sa chambre est plongée dans la nuit. Sans électricité, la mappemonde ne diffuse plus son halo bleuté rassurant. N’ayant aucune idée de l’heure, le couple invite la petite fille à se glisser bien au chaud du grand lit. Il fait frais dans la maison. Le chauffage ne marche plus. Peu de temps après, c’est une deuxième petite fille qui les rejoint. Elle aussi a été tout surprise d’ouvrir ses yeux sur une chambre privée de lumière. A l’étage, le petit garçon ne bouge pas. La seule lumière à laquelle il est habitué est naturelle. Elle provient des jours verticaux laissés dans le métal des volets.
Dans sa tête, la maman commence à imaginer cette journée sans électricité. Elle vient juste de se remémorer le nom de cette petite ville, sur l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande. Ils y avaient séjourné vingt quatre heures, histoire de mettre leurs muscles au repos, après une grande étape de vélo. Ils avaient décidé que la tente resterait dans les sacs et opté pour le confort d’un bed and breakfast. Le propriétaire était tout fier de raconter que la ville avait été électrifiée avant New-York. Elle a cherché ce nom pendant une bonne heure. Elle a fini par le retrouver, quelque part, recroquevillé sur lui-même, dans une niche de son cerveau. La ville s’appelait Rifton.
Maintenant qu’elle ne se concentre plus, comme une étudiante en droit fouillant sa mémoire, le jour d’une épreuve écrite, pour en faire surgir un courant doctrinal minoritaire qui viendrait apporter un éclairage original sur le B de la seconde partie de son commentaire d’arrêt, elle est assaillie par une multitude de pensées pratiques. Elle ne croit pas être pessimiste par nature mais elle sait, qu’en rase campagne, les arbres ayant une propension naturelle à se laisser tomber sur les câbles électriques, les coupures d’électricité peuvent durer plus longtemps que dans les villes. Elle pense que, sans électricité, il n’y a plus de chauffage, d’eau chaude, d’appareils ménagers en tout genre et de télévision pour les enfants. Elle se rappelle que son téléphone portable est presque déchargé. Elle se demande où elle a rangé le câble qu’elle peut brancher sur l’allume cigare de la voiture. Tout d’un coup, elle croit entendre la voix de son mari lui dire : « bon, on va vite relativiser tout ça ! On n’est pas en Haïti ! ». En effet !
Dans la cuisine, la grosse pendule affiche 9h30. Un record ! Elle comprend mieux pourquoi sa grande fille disait avoir faim. On oublie le micro-ondes aux effets négatifs à long terme sur la santé et la bouilloire électrique aux parois blanchies par le calcaire, et on ressort les casseroles pour faire chauffer lait de croissance, lait demi écrémé, longue conservation mais « bio » et eau. Maintenant que les appétits des grands et des petits sont satisfaits, les parents veulent avoir des nouvelles du monde. Le papa s’installe dans sa voiture et écoute la radio. Il en revient avec des informations terribles.
Même si ce n’est ni Haïti ou le Chili, Xynthia a été particulièrement meurtrière et dévastatrice. Les départements de la Charente Maritime et de la Vendée, de la Vienne et des Deux-Sèvres ont été les plus tristement touchés. Les parents pensent à des amis qui vivent à cheval entre La Rochelle et l’île de Ré. Ils espèrent de tout cœur qu’ils vont le mieux possible. Eux, sont très chanceux. Hormis les canisses arrachées de la pergola qui pendent, mollement, sur la terrasse et lui donnent des airs de paillote corse après plastiquage, tout est en ordre et l’électricité revient par intermittences. La maman qui aimerait avoir des nouvelles sans être obligée de s’isoler dans sa voiture, va chercher le radio-réveil Charlotte aux fraises de sa deuxième fille. Il lui manque une pile pour fonctionner en mode radio. Son mari et elle l’ont, sciemment, subtilisée après que l’alarme se soit déclenchée au beau milieu de la nuit ! La maman ne se souvient pas d’avoir jamais bondi aussi vite de son lit que cette fois-là, pour faire taire les rires si hystériques de Charlotte aux fraises qu’elle se croyait jetée au beau milieu d’un film d’horreur ! La petite fille est fière que ses parents aient besoin de SON radio-réveil. En milieu de journée, la tempête s’éloigne. Elle quitte aussi l’île de France. Elle continue, désormais, sa course folle vers l’Allemagne et le Danemark.
Plus de deux jours après, Xynthia a fait cinquante deux morts. L’arrêté de reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle a été publié pour quatre départements. La pluie a cessé. Le soleil est revenu. L’océan quitte les terres, rattachées, par le passé, au domaine public maritime et disparaît derrière ce qu’il reste encore de digues. La plupart des sinistrés affiche un sang froid qui ne semble pas devoir être confondu avec un état de sidération. Ce sang froid force l’admiration. Dans tous les endroits touchés, les maires de France décrivent le même esprit de solidarité et la même volonté de venir en aide des habitants des communes environnantes.
De la plus violente des façons, la nature vient réveiller nos consciences. Elle devrait semer le doute dans les beaux esprits cartésiens, les inviter à plus d’humilité et les conduire à réformer leur vision de « maîtres et possesseurs » d’un environnement qui pourrait être soumis aux lois humaines !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
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