Chronique d’un lundi de février ordinaire

Ce matin, nous avons deux filles malades. L’aînée, très têtue, persévérant à se rendre au collège sans écharpe et avec un manteau trop léger, ne pouvait plus déglutir et avait le nez pris. La seconde s’est réveillée mal fichue au lendemain de son retour d’Auvergne. Samedi, je l’ai vue sortir de sa chambre enrubannée dans une épaisse couverture comme une Néphertiti ressuscitée du domaine d’Osiris. Elle avait les yeux cernés, une toute petite mine. Elle attribuait son mal de gorge au fait que, dans le car conduit par Pascal qui avait confessé ne pas avoir eu un groupe de jeunes aussi agréables depuis longtemps, ils avaient beaucoup chanté et crié. Je ne demandais qu’à la croire. Il y a des mamans qui, inconsciemment, s’épanouissent dans le fait d’avoir des enfants malades et de « jouer » les mères courage. Ce n’est clairement pas mon cas! Je ne sature jamais la salle d’attente de notre médecin traitant qui n’est pas de famille et expédie ses consultations comme un joueur de squash sa balle contre un mur quand nos enfants ont de la fièvre, toussent ou ont mal aux oreilles. Je consulte si la fièvre s’accompagne de symptômes plus graves. Céleste et Louis montaient à presque 41° de fièvre avant chaque poussée dentaire. Ils demeuraient joyeux, présents. Ils n’ont jamais convulsé. Je veillais sur eux la nuit, leur faisais couler un bain, boire beaucoup et les découvrais dans leur lit. Je n’ai jamais été inquiète et, par chance ou du fait d’un allaitement longue durée, nos enfants sont dotés d’une excellente constitution.

Louis déteste être malade et, encore plus, qu’on lui dise qu’il est fatigué. Etre fatigué, c’est presqu’une sorte d’insulte et il nous a déjà expliqué à plusieurs reprises que lorsqu’il serait adulte et aurait des enfants, il ne serait jamais fatigué! Louis a dû hériter des gènes de ses deux grands-pères. Je n’ai jamais entendu mon père dire qu’il était fatigué. Il ne se plaignait jamais de rien. S’il avait mal au dos, cela ne l’empêchait pas de marcher. S’il avait fait une insomnie, ce qui était presque quotidien, cela n’était pas un frein à l’exercice de son métier. Il aurait pu vivre cent ans mais une fée Carabosse en a décidé autrement. Quant à mon beau-père, à soixante-quinze ans passées, il continuait à dévaler les escaliers comme s’il en avait vingt, à charrier des pavés pour leur maison, à jardiner en plein soleil et à se concentrer plusieurs heures durant sur les détails d’une toile. Je l’ai vu endurer des douleurs terribles sans une plainte. Plus tard, Louis ne sera pas homme à dire qu’il meurt quand il a la grippe. Je m’en réjouis pour celle qui partagera sa vie!

Tandis que j’écris, que mon premier patient attend dans sa voiture garée sous la fenêtre d’Ar-Men qu’il soit 10h30, que le vent fait voler quelques flocons isolés, les filles sont installées sur le canapé rouge du salon, celui que Fantôme a investi et qui, malgré mes nettoyages poussés, sent désormais toujours le chien mouillé. La journée va leur sembler longue car aucune n’essaiera de dormir. Le soleil avançant masqué dans le ciel, elles reprendront du poil de la bête. Victoire insistera lourdement pour démonter son lit, un ancien lit superposé (quand nous avons posé nos bagages ici, nous avons eu à coeur de pouvoir recevoir dans les meilleures conditions possibles nos neveux et les enfants de nos amis) dont la partie basse fait désormais office de banquette. Nous refuserons. Nous n’avons plus d’espace pour entreposer un lit, même démonté, et un matelas. Celui de l’ancien lit superposé de la chambre de Céleste est déjà glissé sous notre sommier! Céleste viendra en renfort de sa soeur. Nous subirons leur tactique de panzer envahissant la Pologne, ne faisant qu’une bouchée de la Belgique et de la ligne Maginot une sacrée farce mais ne plierons pas. Victoire, déçue, chiffonnera son petit visage fatigué et s’en ira toujours drapée dans sa couverture. Mon patient ouvre sa portière. Il la referme. Il va sonner. Fantôme est déjà dans l’entrée, prêt à l’accueillir, à le respirer et à quémander quelques caresses.

Quand Madame G vient. Il est aux anges. Elle a aussi un petit chien qui répond au nom de Farfelu. Farfelu est né en janvier, Fantôme en décembre, tous deux en 2010. Fantôme s’étend de tout son long. Il sait que Madame G est généreuse en caresses et en massages du dessus des cuisses. Un vrai bonheur! Madame G m’a envoyé une magnifique carte postale de son séjour en Savoie, à Prapoutel les sept Laux. Une de ces cartes dont la photo dégage un je-ne-sais-quoi de suranné et d’intemporel. Ensemble, nous évoquons souvent la joie à la fois simple et magique d’une marche dans un paysage de neige. Sur la carte, les branches des sapins puissants ploient sous plusieurs centimètres de poudre blanche. Le soleil illumine le massif de Belledone. Je ne les vois pas mais j’imagine les empreintes laissées dans la neige par les lapins et les renards. Les enfants aiment beaucoup Madame G. Elle s’intéresse vraiment à eux quand elle les croise dans la cuisine, le salon ou l’entrée. Elle a toujours le sourire et de très beaux ongles dont la couleur varie au rythme des saisons.

Victoire était triste de rentrer déjà de son séjour en Auvergne. Quand, vendredi soir, vers vingt-trois heures, elle a passé la porte, elle m’a dit: « c’est étrange, j’ai l’impression de n’être jamais partie! ». Victoire et moi étions convenues qu’elle m’enverrait un message quand elle serait à trente minutes de leur collège. Leur retour était prévu pour vingt-deux heures. Un peu avant vingt-et-une heure, Céleste annonçait à son père qu’une des applications de Snapchat géolocalisait Victoire à dix minutes de son collège. Assuré que Snapchat disait vrai et ayant sans doute oublié notre accord avec Victoire, Stéphane partait seul au volant de son quatre/quatre suédois dans une nuit poisseuse et sans lune. Un petit quart d’heure plus tard, mon téléphone retentissait. C’était Stéphane. Il était seul devant le collège. Pas d’autre voiture. Pas de parent impatient d’embrasser son enfant et d’humer la bonne odeur du Saint-Nectaire rapporté d’une ferme biologique. Il était furax et je savais que Céleste qui n’y était pour rien allait passer un mauvais moment! Stéphane et sa mauvaise humeur, son quatre/quatre et son large coffre resté vide ont rebroussé chemin.

A vingt et une heure cinquante, Victoire m’appelait pour m’apprendre qu’ils seraient là à vingt-deux-heures-trente. J’étais dans mon lit plongée dans la lecture d’un roman tendre et poétique que j’avais choisi à la médiathèque pour son titre qui m’en avait rappelé un autre. « Le gardien des choses perdues » avait trouvé tout de suite un écho au « vestibule des causes perdues ». Ce premier roman écrit par Ruth Hogan, une femme luttant contre un cancer, a tout de suite fait vibrer en moi une corde sensible en explorant l’histoire et la valeur affective des objets. Quelques chapitres plus loin, j’ai entendu un moteur se réveiller.  Stéphane et son quatre/quatre sont repartis vaillamment chercher notre cadette. Victoire n’avait pas glissé un morceau de Saint-Nectaire entre ses chaussettes de ski et ses polaires. Elle s’était offert un tee-shirt kaki et nous rapportait du saucisson au poivre et un pâté au piment d’Espelette. En bonne petite-fille d’ancienne directrice d’une salaison dans la Loire, Victoire avait parfaitement su choisir son saucisson! Il avait une petite ficelle blanche, gage de qualité et n’était pas un de ces produits de « retour », produits invendus par la grande distribution, que les producteurs récupèrent à leurs frais et revendent à des habitués des marchés relookés dans des costumes au poivre ou aux herbes, produits parfois si durs qu’il est préférable de posséder une bonne dentition.

Donc, méfiance, quand, au détour de l’allée pleine de vie d’un marché en Provence l’été, vos yeux et vos narines sont attirés par de très jolis saucissons dont on vous garantit la production artisanale! En revanche, si, d’aventure, vos pas vous menaient sur le beau et grand marché de Pont-Saint-Esprit, ville située en Gard rhodanien, alors, faîtes un tour au grand étal situé à la droite de la fontaine du coq, le long des allées Mistral. Nous avons fait une consommation assez éhontée de leur saucisson extra-maigre dont ma belle-mère a cherché, sans succès, je crois, à percer le mystère de la provenance. Samedi matin, devant l’insistance de Victoire qui sait que je ne consomme plus de produits carnés, j’ai accepté de goûter son saucisson au poivre et il était délicieux! En dégustant quelques tranches, les souvenirs d’apéritifs partagés avec nos familles, nos amis, dans la cour mi-soleil mi-ombre mi-figue mi-raisin de la bonne et vieille maison de Pont sont revenus: Muscat de Beaumes de Venise, olives de Nyons, tapenade au basilic et saucisson extra-maigre.

Grâce à Inernet, nous avons pu suivre les aventures de Victoire, de ses amis et de tout le groupe des élèves de cinquième encadrés par quatre professeurs, deux professeurs de technologie, un professeur d’anglais et un professeur d’éducation physique et sportive. La plupart des collégiens faisaient leurs premières armes sur des skis. Victoire et six autres élèves skiaient avec leurs professeurs au départ de la station du Mont-Dore que domine le Puy de Sancy culminant à 1886 mètres. Le Mont-Dore est l’une des plus anciennes stations de ski en France. Son premier téléphérique a été inauguré en 1937. Si la neige est tombée sur la fin de leur séjour, elle a manqué pour que certaines des activités soient pratiquées dans des conditions optimales. Victoire m’a beaucoup amusée en me racontant que faute de neige, ses raquettes lui avaient donné le sentiment de traîner des serpillères. Les enfants n’ont pas pu expérimenter le chien de traineau mais ils ont découvert le canicross. Les enfants étaient, seul ou en binôme, accrochés à une laisse et tiré par un chien. Cette activité est infiniment plus physique car les chiens sont très puissants et incroyablement sportifs. Sur la vidéo, on voyait que les enfants, au début, avaient du mal à trouver le bon rythme avec les chiens qui, de leur côté, devaient sentir qu’ils n’avaient pas à faire à des adultes. Victoire a adoré le biathlon qui associe la pratique du ski de fond et le tir avec une carabine. Tous les jours, deux fois par jour, Victoire appelait pour nous faire partager ce qu’elle vivait. Toutes ses phrases étaient ponctuées de « trop cool », « trop super », « trop génial ». Bref, Victoire était heureuse!

La journée a filé sans soleil. Je finis ma chronique. Victoire n’a presque plus de voix. Céleste a semé des dizaines de mouchoirs en papier dans sa chambre. Stéphane a mal partout. Louis, Fantôme et moi sommes en forme. A chaque rentrée, les professeurs qui organisent et encadrent le séjour en Auvergne ne sont pas assurés de pouvoir reconduire le séjour. J’espère que Louis, dans un peu moins de deux ans et les élèves avant et après lui auront eux aussi la chance de se fabriquer tous ces magnifiques souvenirs! J’en profite pour remercier chaleureusement tous les professeurs de France et de Navarre qui acceptent de partir avec leurs élèves et de leur offrir tant de bonheur. C’est une très lourde responsabilité et les enfants d’aujourd’hui (et leurs parents!) ne sont plus ceux d’hier!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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