Hier, les pluies d’orage ont rafraîchi l’atmosphère. Ce matin, la température est douce. L’air, léger, répand dans tout le jardin une odeur de lavande. Tous les ans, à la même époque, je dois me battre avec les filles pour qu’elles n’arrachent pas tout de suite toutes les longues têtes bleu mauve. Je dois aussi lutter contre les pulsions destructrices de notre fils. Armé d’un bout de bois, d’un râteau ou d’une pelle, il frappe et frappe encore sur un buis acheté à la fin du printemps et qui aurait bien besoin d’être taillé pour renouer avec sa forme pyramidale. Quand je le reprends parce que son bout de bois est, une fois encore, en partie dissimulé dans les feuilles du buis, il se tourne vers moi et, avec le plus grand naturel, me répond : « Il a de la fièvre. Je prends sa température ». Désarçonnée, je m’entends lui demander : « Il a combien ? ». La réponse n’est pas longue à venir : « 36,9° ». Comme vous pouvez l’imaginer, je suis, désormais, tout à fait rassurée sur l’état de santé du buis ! Comme un joli mot ne vient pas seul, Victoire s’approche, alors, de son papa pour lui révéler le pourquoi du déplacement de la lune au-dessus de nos têtes. C’est le souffle du vent qui la fait bouger.
Ce pied de lavande, du moins ce qu’il en reste, après un hiver particulièrement dévastateur pour les jardins, c’est ma porte d’accès sur la Provence, un chemin direct, sans passage obligé par l’autoroute du soleil et des portions de route Napoléon. Je n’ai qu’à fermer les yeux et je vois se dessiner la silhouette du château de Grignan, les contours de l’abbaye de Senanque, les allées du Nord et du Midi du marché de Pont-Saint-Esprit. Cet été, avec les filles, nous pourrons ramasser de la lavande, mettre à sécher les bouquets dans le grenier de la vieille maison familiale, et choisir, au marché, un joli tissu dans lequel nous confectionnerons des sachets. Nous les remplirons avec les fleurs de lavande, patiemment égrainées, au-dessus d’une grande feuille de papier journal. Tiens, une feuille volée aux pages du Midi Libre. De retour chez nous, sous des cieux moins étoilés, nous les glisserons entre les piles de linge. Pendant des mois, en ouvrant les portes des armoires, en tirant les tiroirs des commodes, c’est l’été qui reviendra et, avec lui, tous les souvenirs associés à deux mois privilégiés dans l’année.
Puisque les grandes vacances riment avec festivals, nocturnes, son et lumière, châteaux en fête, nous décidons de partir à la découverte de Chamerolles, domaine de Lancelot Ier du Lac, Chambellan de Louis XII, puis Bailli d’Orléans sous François Ier. Le château accueille, en plus de sa collection permanente dédiée à l’histoire des parfums, deux expositions temporaires : Foujita et ses amis du Montparnasse et la cave aux arômes. Enfin, pour les enfants, un jeu de piste est organisé pour découvrir le mot secret du château. Tandis que je prépare le pique-nique, les enfants s’ébattent, joyeusement, dans la piscine-méduse.
Dans la voiture, les cheveux encore humides, le trio se chamaille. Ni plus, ni moins que d’habitude. Numéro un voudrait aller se reposer dans le coffre. Numéro deux aimerait s’étendre sur le sol. Quant à numéro trois, il se verrait bien s’allonger et prendre largement ses aises sur les places laissées libres par numéro un et numéro deux. Dehors, le paysage défile, un paysage propre à la Beauce avec des champs, encore des champs, plats comme la Belgique chantée par Brel. Çà et là, de grosses moissonneuses batteuses attendent leur heure.
Avant d’arriver au château qui ne rouvre ses portes qu’à deux heures, nous nous arrêtons pour déjeuner. À l’ombre des murs épais d’une charmante église, un couple de cyclistes pique-nique. Ce sont des vacanciers, peut-être, des étrangers, se lançant à la découverte de la douce France par des chemins de traverse. Je pense, alors, à nos deux mois et demi, sur l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande et à nos nombreuses haltes. Les autres cyclistes s’amusaient des salades que je prenais le temps de préparer en plein champ. Ils souriaient, devaient nous trouver définitivement français mais auraient été heureux, je crois, de partager notre déjeuner sur l’herbe !
Les doigts encore gras de pétales de pomme de terre dorés, les lèvres toujours collantes de compote, les enfants reprennent place à bord de la voiture. Tout le monde en descend moins de dix minutes plus tard. Nous garons la voiture à l’ombre d’un cerisier. Comme il fait chaud, nous commençons par la visite de l’exposition. Dans la grande halle, nous entrons de plain-pied dans l’univers de Foujita et dans l’ambiance folle de ce Paris de l’entre-deux guerres. Foujita nous prend par la main. Avec lui, nous allons de la rue Delambre à la rue Campagne-Première. Nous remontons et descendons le boulevard du Montparnasse. Nous nous arrêtons à la Rotonde. Nous y retrouvons Picasso et Vlaminck, Kiki et Marie Laurencin, Van Dongen et Soutine, Dufy et Soutine, Matisse et Modigliani, Kisling et le Douanier Rousseau. Sur tous ces artistes plane l’ombre impressionniste de Renoir, retiré à Cagnes-sur-Mer. Le regard que Foujita portait sur le monde qui l’entourait, au travers de ses éternelles lunettes à verres ronds, était précis et fin comme les pinceaux à deux poils qu’il utilisait. Le charme opère. Le charme teinté d’humour de ses autoportraits, le charme nimbé de mélancolie de ces visages de femmes aux yeux bleus et à la peau diaphane. Foujita rêvait d’être le premier peintre de Paris. Il est, sans conteste, le peintre ayant réussi à jeter un pont entre les deux rives souvent difficilement conciliables de l’Orient et de l’Occident. Je demande aux enfants ce qu’ils ont préféré. Numéro un a aimé une toile du Douanier Rousseau, numéro deux, un tableau de Foujita représentant des chiens autour d’une table. Quant à numéro trois, il a passé beaucoup de temps devant les écrans projetant des petits films en noir et blanc.
La lourde porte de la grande halle se referme sur Foujita et ses amis du Montparnasse. Les filles sont impatientes de commencer le jeu de piste. Le pont-levis franchi, nous pénétrons dans la cour d’honneur de Chamerolles. Conçu selon la forme traditionnelle d’une forteresse médiévale, il a été construit sur un site occupé depuis le XIIième siècle par une maison forte. Devant la beauté des lieux, il nous est difficile d’imaginer son état de délabrement très avancé quand, en 1987, il passe du domaine de la ville de Paris à celui du Conseil général du Loiret. À l’entrée du château, une jeune femme charmante remet à numéro un le livret jeu et un sac banane bleu contenant tout le nécessaire du parfait enquêteur : une boussole, une lampe permettant de lire les écritures invisibles, deux grilles pour venir à bout des codes les plus mystérieux et un stylo.
Avant de résoudre les dix énigmes et trouver le mot secret, une petite promenade dans le monde des odeurs nous attend. L’exposition « cave aux arômes » plait énormément aux enfants et aux adultes. Il s’agit de découvrir les différents arômes et les familles d’odeurs présents dans les vins. L’exposition se compose de douze tableaux. Chacun des douze fûts de chêne est surmonté d’un grand ballon de verre ouvert au nez des visiteurs. Chaque ballon contient, superbement mise en scène, une composition de produits frais représentant l’une des familles aromatiques des vins de Bourgogne. Nous respirons, avec plus ou moins de bonheur, la vanille, le miel, les fruits secs, les fleurs blanches, les agrumes, le beurre et le petit-lait, les sous-bois, le cuir, la torréfaction, les épices, les fruits confits et les fruits frais rouges. Un papa inhale, à pleins poumons, les flagrances du miel. Une aînée ne veut plus lâcher les fruits frais rouges, une cadette hume allègrement les fleurs blanches, un benjamin raffole des épices, et une maman, un peu fatiguée de porter à bout de bras, numéros deux et trois trop petits pour atteindre seuls les becs en verre, aime toujours autant l’odeur rafraîchissante des agrumes.
Notre promenade olfactive prend, maintenant, une forme historique. Nous découvrons de vieux parfums élaborés avec des essences naturelles. Après avoir respiré le premier parfum imaginé en France à partir de produits de synthèse, numéro deux a un mouvement de recul et s’écrie : « Pouah ! Ca sent le shampooing anti-poux ! ». Certains visiteurs esquissent un sourire. D’autres rient franchement. Notre visite s’achève sur un orgue à parfums dont les associations de certaines des 270 essences ont pu donner naissance aux jus les plus mythiques. Me voilà qui pense à la famille Guerlain et à une lignée de nez hors du commun qui va s’éteindre, faute d’un héritier pour reprendre le flambeau. De Guerlain me voici à me remémorer la fin tragique de Jean-Baptiste Grenouille. Mon esprit d’escalier ne s’arrête pas en si bon chemin. Il est arrivé aux phéromones et à leur rôle déterminant dans l’alchimie de nos rencontres amoureuses.
Nous retrouvons le soleil qui donne à plein dans la cour d’honneur. Nos pas nous mènent vers la nature. Une grosse carpe salue les visiteurs. Au milieu d’un vaste parc avec ses bois, son kiosque, ses bancs et son plan d’eau évoquant la douce nostalgie des vers d’un Lamartine ou d’un Nerval, nous déambulons dans les allées d’un magnifique jardin. Prés de l’obélisque, nous respirons l’odeur des buis taillés et du thym. Du côté du carré des plantes rares, les parfums dégagés par les œillets, l’absinthe et l’acanthe s’unissent à ceux des pieds de lavande. De hauts berceaux encadrent le jardin. Ils sont couverts de chèvrefeuille, de rosiers anciens, de vigne et de houblon. Une des énigmes à résoudre nous conduit au cœur du labyrinthe planté d’ifs. Nous jouons à nous y perdre. Bizarrement, plus qu’aux aventures mythologiques de Thésée et Ariane, le labyrinthe est, pour moi, intimement associé au diabolique et génial limier de Joseph Mankiewicz.
C’est à l’ombre des tilleuls que nous cherchons la réponse à la huitième énigme. Il s’agit de deviner les odeurs se dégageant de six pots en grès. L’exercice est plus difficile qu’il y paraît et nous sommes certains d’avoir clairement identifié trois odeurs. Le jeu s’achève sur un rébus : un zéphir soufflant, un d et un ange. Le dernier mot est vendange et le mot secret était raisin. En longeant une des façades du château, Victoire me demande pourquoi la princesse n’habite plus là. Lui répondre me conduirait loin, très loin, peut-être jusqu’à la furie révolutionnaire et à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, alors je détourne son attention en lui montrant le cadran solaire. Il nous rappelle que que « sans soleil, pas d’ombre ». J’ai toujours aimé la portée philosophique des légendes des cadrans solaires. Malheureusement, le plus souvent, mes connaissances latines sont trop confuses pour que je perce le mystère de la traduction. Ici, la phrase était dans les deux langues !
Un goûter pris non loin de la grande halle, un détour par la boutique du château avec achat de cartes postales souvenirs et nous voici à la voiture. Le cerisier a joué son rôle de pare-soleil. Il ne fait pas trop chaud. Comme toujours, le retour me semble plus court que l’aller. A l’arrière, les filles se chamaillent, ni plus ni moins que d’habitude. Louis, lui, s’est endormi. Je vais en faire autant. Mes yeux se ferment, alors, sur la Rotonde, Foujita, et ses amis. Je ne suis pas sûre mais, je crois que sur une banquette tendue de velours rouge, le trio sautait sur les genoux de Renoir.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner