Deux filles et un fils en moins de cinq ans et cinq années durant lesquelles, presque quotidiennement, elle est venue déposer un enfant, puis deux et, les deux dernières années, seulement numéro trois. Numéro deux avait rejoint numéro un à l’école. Les filles ne l’accompagnaient plus que le mercredi soir pour venir chercher leur petit frère.
Ce soir, c’est fini. La page se tourne définitivement sur les années crèche, les années dédiées à la toute petite enfance. La table à langer-baignoire, trop abîmée pour être utile à une autre famille, a fini sa vie, à la déchetterie, sur une montagne d’encombrants. Le couffin a retrouvé, depuis longtemps, le calme de la maison de famille. Le lit en fer forgé blanc l’y rejoindra bientôt. La chaise haute est rangée dans un coin du garage, avec le parc, dans lequel elle n’a jamais été capable de mettre ses enfants. Restent encore les deux poussettes qui, ponctuellement, servent encore.
Elle respire profondément. Ce matin, il faisait beau. En cette fin de journée, le ciel est à l’orage. Le vent s’est levé. Les feuilles du figuier tanguent au risque de perdre quelques fruits. Un couple de canards sauvages fait les cent pas sur le haut du mur mitoyen. Il attend que le vieux monsieur qui habite la maison le nourrisse. Elle marche vers l’entrée de la crèche. C’est la dernière fois. Elle compose le code d’accès de la porte. À la fin août, quand la structure multi accueil rouvrira, il aura changé. Elle ne pourra plus venir. Elle sera interdite de cité. Son cœur pèse lourd dans sa poitrine. Ce n’est plus un cœur, c’est un quinze tonnes. Elle a du mal à déglutir. Les larmes ne sont plus très loin.
Gentiment, on a déjà préparé, à son attention, les petites affaires de son fils. Elles sont rangées dans un sac pet shop. Il avait été acheté à numéro un qui n’en avait pas voulu. Numéro deux l’avait également snobé. Numéro trois l’avait trouvé tout à fait à son goût. Dedans, le carnet de santé qui ne quittait jamais le casier, des pipetes de sérum physiologique, un tube de mitosyl, un flacon de paracétamol, de la crème solaire, une petite brosse bleue, un thermomètre, la fin d’un sac de couches et une marionnette à l’effigie du petit ours brun.
Pour certains parents, la crèche n’est rien de plus qu’un prestataire de services et les personnes qui y travaillent les rouages qui en assurent le meilleur fonctionnement possible. Certains parents n’investissent pas affectivement celles qui, neuf heures par jour, veillent, le plus souvent, avec un très grand professionnalisme et beaucoup de tendresse, sur leurs enfants. D’autres qui, de toute manière, ne savent pas faire autrement, établissent de vrais liens personnels avec celles qui prodiguent tant de soins à leur progéniture. Les liens, avec les années, deviennent très solides.
Chaque histoire est différente et détermine le tour que prennent les rapports humains. Pour cette maman qui tient dans sa main le petit sac de son fils, les dames de la crèche sont devenues des amies. À une époque où elle venait de s’installer dans la région, consacrait toutes ses journées à rédiger sa thèse, ne connaissait personne, ne pouvait compter sur aucun soutien familial proche, avait un mari absent presque quinze jours par mois et une fille aînée en pleine crise, certaines dames de la crèche avaient été d’un grand secours et représenté son unique espace de paroles dans des journées de solitude imposée.
Bien sûr, hormis l’une d’entre elle qui, pour des raisons qui lui appartiennent, ne souhaite pas voir les parents et leurs enfants après que ces derniers aient quitté définitivement la crèche, elle sait qu’elles pourront se revoir, que tout ne s’arrête pas là, qu’elle créera des occasions de rencontre, qu’elle fera en sorte que les enfants, qui vont presque tous être scolarisés dans des écoles maternelles différentes, se retrouvent. Elle l’a fait pour ses deux filles. Elle le fera pour son fils. Le jour de la Saint Nicolas leur est destiné.
Elle sait que tout ne s’arrête pas ce soir, et pourtant son coeur est si lourd. Certainement et même si elle n’a plus l’énergie de porter, de donner la vie et d’élever un quatrième enfant, elle sent bien que quelque chose, en elle, se joue de ce côté-là, du côté de ce qui prend fin de manière définitive et qui, toujours, est vécu comme une petite mort. Souvent, elle s’interroge. Elle se demande si elle serait différente sans tous ces déménagements subis depuis la naissance, ces visages aimé
s et perdus. Sans doute ! Se résoudre aux adieux. Elle l’a fait. Elle a même provoqué des états de rupture mais ce n’est vraiment pas dans sa nature !
Ce n’est pas un adieu, c’est un au revoir. Pourtant, en embrassant les dames qui, ce soir, sont présentes, en les remerciant pour tout ce qu’elles ont donné à son petit dernier, sa voix se brise. Son fils la regarde et lui demande pourquoi elle pleure. Il est si heureux de rentrer à l’école, d’y rejoindre ses sœurs, de glisser, le matin, dans son sac à dos, une carotte ou une endive pour Neige, le cochon d’Inde, qu’elle ne peut pas partager avec lui les raisons profondes de son chagrin. Alors, elle lui dit juste qu’elle est émue parce qu’elle verra moins les dames qui se sont occupées de lui, qu’elle est un peu fatiguée, aussi, et que la fatigue aidant, la sensibilité est à fleur de peau. Le petit garçon va chercher son doudou dans son casier. Il embrasse Jeanne et Laura qui le retiennent contre elles un petit peu plus longtemps que d’habitude.
La porte du service des « grands » se referme derrière eux. En passant devant le hublot du service des bébés, la maman adresse un signe de la main à Marie. Marie qui a suivi numéro deux de l’âge de cinq mois à trois ans révolus. Numéro deux qui tenait toujours à venir embrasser Marie le mercredi soir, après la journée passée au centre aéré et lui faire admirer ses créations artistiques ou ses robes qui tournent. Marie et numéro deux, submergés par l’émotion, quand elles s’étaient retrouvées, plusieurs semaines après que numéro deux ait quitté la crèche pour l’école. Marie, avec laquelle les liens ont été si forts et qui ne souhaite pas les revoir. Marie qui restera dans l’histoire de Victoire et dans celle de sa maman.
Le quinze tonnes est de retour. Il vient de se garer sur une poitrine. Le petit garçon tire sa maman par la main. Il veut partir. Sur l’écran de l’ordinateur, la maman cherche le prénom de son fils et valide son départ. La porte d’entrée se rabat lourdement. Une grosse goutte de pluie tombe sur la joue de la maman. Le figuier se balance encore plus fort. Les fruits résistent. Les canards sont partis.
« Dis, maman, je peux avoir un bonbon ? ».
« Ni devant ni derrière, dedans ». Tu as raison, grand Jacques, mais avoue, quand même, que ce n’est pas toujours facile !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner