Habituellement en cette saison quelque chose en moi se réveille à l’appel du Finistère: la fin de la terre réelle et le début de tous les rêves d’horizon. Ma joie est immense à l’idée de retrouver la grande plage de l’île-Tudy à l’heure où les chalutiers remontent les filets dans les chants des mouettes, que l’océan est tendre et rose comme la joue d’un nourrisson et que les rayons du soleil viennent se refléter dans les sillons de la plage. C’est l’époque où, dans les cimetières, on s’affaire au-dessus des tombes et que les boules de chrysanthèmes explosent comme un feu d’artifice dans la nuit d’un soir de fête nationale. Plus de famille et pas d’ami sur cette terre qui est celle de la famille de notre père. Je me suis demandée si une personne ayant fait le choix d’être incinérée et dont les cendres sont réparties en deux lieux géographiques peut jouer le fantôme facétieux pour Halloween. J’ai cherché la réponse dans l’oeil de la sagesse. Elle tarde à arriver!
Tous les jours, en ce moment, quand avec Fantôme je marche sur le plateau, je repense à tous les séjours que nous avons passés en famille ou avec des amis en Bretagne, quatre fois dans le Morbihan dont deux à l’île aux Moines et cinq dans le Finistère. Je suis très attachée à la Bretagne et, récemment, en relisant des lettres que notre père avait écrites à son frère, j’ai encore plus compris combien notre père aimait sa Bretagne, le Finistère sud si différent du nord. Auprès de Muguette, je renoue avec des souvenirs associés à la fermette de la marraine et tante de notre père. J’avais de l’affection pour cette femme au corps noueux, aux mains déformées par le travail et au verbe rare. Elle était la générosité incarnée. J’aimais que l’une de ses amies vienne nous faire des crêpes et qu’elle me laisse essayer de remonter le sceau du puits. Ses canards de barbarie me faisaient peur. Je suis triste quand je songe à tout ce qui s’est joué autour de cette malheureuse ferme après sa mort. Les années passant, la végétation l’a recouverte. Le toit de la longère s’est effondré. Elle a été cambriolée et squattée. Les souvenirs de la famille maternelle de notre père et des siens ont disparu. Comme personne n’avait l’envie ou les moyens de la restaurer, j’ai préféré qu’elle soit vendue. Comme, jusqu’au bout, il fallait que les choses se passent mal, la vente a été rendue très compliquée du fait du vendeur, un ancien gendarme malhonnête et psychologiquement instable. J’ai absorbé de la violence pendant les longs mois qui ont précédé et suivi la vente. C’est comme si on me tenait pour responsable de couper le dernier lien tangible avec des racines familiales et une histoire douloureuse.
Lundi, dans le train qui me ramenait sur le plateau après trois jours à Paris, j’aurais pu ressentir du vague à l’âme à l’idée de quitter LA ville où je me sens chez moi et qui correspond à mon énergie curieuse et en songeant que nous serions privés de Finistère à la Toussaint mais j’ai eu la surprise que Véronique, ma petite jumelle et maman de ma filleule Pauline, vienne s’installer à côté de moi avec son ordinateur et son sandwich. Il y avait aussi Nancy assise juste devant nous et plongée dans la lecture d’un ouvrage énorme qui m’a donné envie de découvrir la maison de Rosa Bonheur. Si je regrette que nous ne retrouvions pas la maison de l’île-Tudy et la grande plage, je serai à nouveau à Paris la première semaine des vacances seulement avec Céleste. Je n’ai pas encore trouvé le temps d’écrire ma chronique parisienne faisant la part belle à Georgia O’Keeffe, Répine, Othoniel, Rouart, Modigliani, Soutine et Chagall, aux merveilleuses amitiés anciennes et à la chaleur familiale. En attendant que je vous raconte ma dernière évasion capitale, je vous donne à lire la chronique écrite après que nous ayons séjourné dans le golfe du Morbihan à la Toussaint 2009. A cette époque, Fantôme n’était pas encore entré dans notre vie.
Les vacances touchent à leur terme. La Toussaint et Halloween sont derrière nous. Les enfants, déguisés en monstres repoussants ou en sorcières hystériques, ont été prélever l’impôt bombons auprès des voisins. Dans les cimetières, les tombes ont repris des couleurs. Les défunts, de là-haut, s’amusent à organiser le grand concours de la dernière demeure la plus fleurie. De leur côté, les monuments aux morts ne jouent pas les jaloux car ils savent leur tour proche. Aujourd’hui, j’ai envie de vous livrer ma recette pour réussir un séjour d’une semaine, placé sous le signe d’une jeune cousinade.
Avant toute chose, assurez-vous que votre mère sera disponible et, ensuite, offrez à votre sœur et à votre beau-frère de prendre leurs enfants pour que les cousins soient réunis. Puisque la Bretagne vous gagne et que vos origines réclament un bol d’air iodé, dénichez un ravissant gîte en bord de mer d’une capacité d’accueil de huit personnes. Enfournez vos enfants, pour cinq heures et demi de trajet, dans une voiture remplie jusqu’à la gueule, et récitez des mantras quand leurs cris redoublent. Pensez à vous arrêter, au moins toutes les deux heures, pour le bien-être physique et moral des passagers. Sur les airs d’autoroute, veillez à éviter les déjections en tout genre du meilleur ami de l’homme qui a, lui aussi, besoin de se dégourdir les pattes et de libérer ses intestins. Si les dossiers de vos fauteuils ne sont pas encore équipés d’écran avec casque, vous pourrez toujours placer votre ordinateur portable sur les genoux de votre aînée, assise au milieu, et mettre le dessin animé le moins braillard que vous aurez trouvé. Avec un peu de chance, le plus jeune, bercé par la musique et le roulis de la voiture, finira par sombrer. Mais il est aussi possible qu’il flanque quelques immenses coups de pieds dans votre écran hyper sensible, histoire de se dérouiller les jambes et de tester votre degré de patience.
Détendus, épanouis, vous arriverez enfin à bon port où vous retrouverez votre mère et deux de ses petits-enfants. Un rapide tour d’horizon vous permettra d’apprécier la situation géographique du gîte : une fin de terre bordée de criques en croissants lunaires et d’une superbe forêt de pins bien verts au sol jonché d’épines rousses. De toutes les fenêtres, vous entendrez le cliquetis des mats des voiliers bercés par le courant. La brochette des cinq cousins s’égaiera dans le jardin avant d’aller, sous le haut patronage de la cousine la plus âgée, défaire le contenu des valises. Le plus petit, abandonné à lui-même, sera déjà occupé à casser les crayons de couleur en les glissant dans les trous des serrures ou à tenter des sauts de l’ange depuis le canapé en rotin blanc du salon. Votre mari vous glissera que son fils n’échappera pas à la pratique assidue du rugby. En bonne mère, vous aurez un pincement au cœur en regardant ses délicates oreilles, son nez fin et prierez pour que les traits de son visage soient sauvés par sa rapidité à courir le 100 mètres.
Après une grosse heure, les lits seront faits, les vêtements en bonne place dans les tiroirs humides et les paires de chaussures, rangées avec méthode, par votre cadette, dans l’entrée. Vous ne compterez pas moins de huit paires de bottes, autant de chaussons, de baskets et quelques souliers de ville pour « LA » sortie en amoureux que votre mari et vous vous offrirez grâce à la présence de votre mère. Lentement, le soleil commencera à décliner. Les échassiers fouillant de leur long bec la vase des marais se feront ombres chinoises. Il sera plus que temps de songer à remplir le réfrigérateur. Vous aurez décidé de privilégier les produits de la mer. C’est ainsi que vous dégusterez daurades royales et barbues, crevettes et langoustines achetées vivantes.
Tous les matins, vous apprécierez que votre mère prenne en charge les cinq enfants et supervise le petit-déjeuner. Votre chambre étant malheureusement ouverte sur la salle à manger, vous ne perdrez rien des « Ma cracotte est molle », « Je n’ai pas eu mon jus d’orange », « Il est où mon biberon ? », « Je peux avoir du miel plutôt que de la confiture ? », « Je n’aime pas le beurre salé », « On peut mettre un dessin animé » auxquels viendront répondre des « Tu n’as pas fini ton lait », « On dit : merci grand-mère », « Je n’ai pas entendu le s’il te plait », « Où est passée ta serviette ? », « Faîtes moins de bruit ! », « Je ne sais pas comment fonctionne le DVD ».
Tous les jours, en vous levant, vous admirerez les ciels de kaléidoscope breton faisant croire à l’éternité des cieux bibliques. Devant de tels tableaux, vous serez obligé de penser à Turner ou à Monet. Tous les jours, vous irez marquer le sable de l’emprunte de vos bottes. Les enfants arpenteront les plages dans un sens puis dans un autre, tête baissée, les yeux scrutant le sol pour y trouver des coquillages, des bouts de crabes morts, de grosses méduses visqueuses et des étoiles de mer piégées par la marée descendante. Votre mari, à la barre de son zodiac, vous fera voyager sur les eaux incroyablement plates du golfe. Les enfants seront aux anges et n’auront de cesse de réclamer au capitaine d’aller plus vite. Il vous débarquera pour des pique-niques, sur des plages sauvages, réserves protégées pour les oiseaux, où les rayons du soleil seront si forts que l’ombre se fera cruellement désirer en cette fin d’octobre.
Un séjour breton sans crêpe n’étant pas tout à fait réussi, c’est sur l’île d’Arz aux rues étroites bordées de maisons à croquer, que vous irez la déguster. Il fera incroyablement chaud et les chevilles gonfleront dans les bottes en plastique. D’ailleurs, vous constaterez que tous les enfants bretons jouent pieds nus dans le sable et ne serez même pas surpris de voir une bretonne de votre âge entrer dans une eau à 14 degrés pour y prendre un long bain de mer.
Tous les jours, en mère nourricière, vous assurerez le service de la tablée. Les enfants, les uns après les autres, tendront leur assiette. Régulièrement, une petite voix se fera entendre pour dire : « On mange ENCORE du poisson ! ». Vous aurez à peine fini de lever les filets, de faire la chasse aux arrêtes et de vous servir, que les enfants vous réclameront un dessert. Là, vous serez intraitable ! Vous les enjoindrez d’attendre que tout le monde ait fini et, stoïque, avalerez votre barbue froid.
Tous les soirs, votre mère s’installera avec les enfants et leur racontera un conte ou une légende de Bretagne. Ils n’en perdront pas une miette. Comme vous n’êtes pas des enfants indignes, vous aurez laissé votre mère s’évader une journée pour aller faire sa tournée sud finistérienne avec fleurissement des tombes familiales, visites à des cousins et à un vieil ami retraité de la Cour des comptes.
A la fin de la semaine, vous comptabiliserez deux promenades quotidiennes, trois sorties en mer, deux pique-niques, une crêpe îlienne, un marché à Vannes, un après-midi manèges, une soirée ciné restau, des kilos de coquillages, un cas de grippe saisonnière, trois grosses disputes entre cousins, quelques boutons de moustique et d’araignée, deux anniversaires et une mayonnaise ratée.
Le jour du départ, vous mettrez pas moins de trois grosses heures à tout ranger et trouverez le trajet du retour plus long qu’à l’aller. A l’arrière, les enfants compareront leurs coquillages et une délicieuse odeur de vase flottera dans l’habitacle. Ce n’est que 48 heures après être rentré chez vous que vous mesurerez le bénéfice de cette semaine sur tous les vôtres et songerez à renouveler l’expérience.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner