Premier novembre. Je ne vous parlerai pas des élections américaines, de la honte de cette « jungle » de Calais démantelée, de ces milliers de migrants morts dans la traversée de la Méditerranée, d’Alep, la martyre. Je vous parlerai de ces bouts de petits riens qui forment ce tout de nos vies de chance et de joie simple. Comme toujours, mes yeux s’ouvrent alors que la lumière commence très faiblement à s’inviter dans la chambre. La maison est calme, incroyablement calme. J’entends le bruit des deux pendules suspendues au-dessus de l’évier de la cuisine. L’une d’entre elle a vécu à l’heure américaine pendant les trois années où ma sœur et les siens ont séjourné aux Etats-Unis, entre la Californie et la Floride. Maintenant, elle est à l’heure de la Nouvelle-Zélande. Elle est là pour me rappeler que lorsque nous sommes revenus de notre tour du monde, en décembre 2001, nous avons eu envie de partir vivre dans ce pays auquel nous avions, Stéphane et moi, succombé. Un vieux monsieur délicieux, John, dont les ancêtres étaient venus d’Ecosse et qui avait à l’âge de dix-huit ans, avec tous ses camarades de classe, débarqué sur les côtes normandes en juin 1944, s’offrait de m’aider à entrer à l’université de droit de Dunedin, la ville la plus australe et la plus écossaise de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande. Stéphane partait, sans hésiter. Quand on a des racines fortes et une âme artiste, on aspire à l’aventure. C’est moi qui ai renoncé. Notre père était mort depuis deux ans. Je ne me sentais pas capable de laisser ma mère et ma sœur à laquelle je suis attachée comme on peut l’être à une jumelle en dépit des cinq ans qui nous séparent.
Souvent, il m’est arrivé de regretter ma décision. Aujourd’hui, nous serions certainement très heureux dans ce pays magnifique. Nos enfants seraient bilingues et n’auraient pas à vivre des exercices « intrusion » pour les préparer à une hypothétique attaque terroriste. Nous aurions appris la culture maorie. Nous serions passés maître dans l’art de recycler les bouts de bois flotté rejeté sur les grandes plages par les vagues du Pacifique et dans celui d’entretenir notre jardin. Nos enfants seraient nourris de produits biologiques. Notre mère qui a les voyages en avion en horreur aurait pu venir s’installer chez nous pour de longues périodes et elle qui est si anglaise aurait adoré ce pays et son peuple. Je l’aurais emmenée boire le thé et déguster de succulents gâteaux dans des lieux cent pour cent british ou scottish. Nos deux familles auraient adoré la Nouvelle-Zélande si belle et encore si sauvage ! Nous aurions pu accueillir nos neveux désireux de travailler leur anglais.
Pas un bruit en ce matin de la Toussaint. Une brume épaisse enveloppe tout le plateau. Les fantômes et autres monstres couverts de sang dorment paisiblement. Hier, j’ai mis vingt bonnes minutes à venir à bout des coulées noires laissées par le maquillage des filles tout autour de la baignoire et du lavabo. Je vais chercher du pain. Fantôme attendra pour notre sortie matinale. Le brouillard est encore trop dense. La rosée perle sur les feuilles des arbres. Il a compris et va se coucher en boule sur le canapé du salon. Le chat de ma sœur, lui, est lové sur le canapé de la mezzanine. Je me gare sur la place de l’église. De splendides boules de chrysanthèmes ornent la façade de l’église. Barbara, la boulangère installe les gâteaux. Nous parlons « météo » comme il se doit dans un commerce.
A mon retour, la maison est toujours aussi paisible. Hier, c’était l’anniversaire de notre nièce, Margot. Elle a eu 16 ans. Je me rappelle avec une précision incroyable ma visite à sa maman à la maternité le matin suivant sa naissance. Un 1er novembre. J’avais pris le TGV depuis Saint-Etienne. J’avais quitté Paris et l’université depuis un an pour rejoindre mon mari dans la Loire. Paris était plongée dans la brume. Il faisait froid. Dans une chambre minuscule et sur un lit qui m’avait paru encore plus petit, j’avais découvert ma sœur et sa petite fille. Ma sœur avait les traits tirés comme souvent les jeunes mamans. Elle avait encore des paillettes roses accrochées dans ses longs cils. Quand elle avait perdu les eaux, Mathieu et elle partaient à une fête d’Halloween. Quant au gynécologue-obstétricien qui avait suivi la grossesse de Virginie et dont les ancêtres venus d’Italie ont conçu et vendu des bijoux extraordinaires pour les familles royales d’Europe, il avait quitté un dîner pour venir accoucher sa patiente. Je découvrais ma sœur bien fatiguée et sa petite fille paisiblement endormie. Margot ressemblait à un bouton de rose. Je l’ai aimée profondément à l’instant même où je l’ai vue. Stéphane et moi aurions souvent la chance que Margot nous soit confiée et c’est dans les bras de son oncle, à notre retour de Nouvelle-Zélande, que Margot éclatait de rire. Margot, une petite fille gaie, pleine de vie, malicieuse. Margot allait faire la joie de sa grand-mère maternelle et de son arrière-grand-mère maternelle.
Margot et moi avons pu fêter ensemble notre anniversaire. A elles deux, les scorpionnes de la famille cumulaient cinquante-huit printemps. J’étais ravie de pouvoir, à nouveau, fêter mon anniversaire avec Margot. Pendant leur vie américaine, il ne nous a pas été possible d’aller leur rendre visite, de les imaginer vraiment à Los Angeles ou à Miami. Skype, c’est bien mais cela ne remplace pas un vrai partage du quotidien et la découverte d’une ville. Nous les savions heureux en Californie et nous ne nous attendions pas à les voir revenir si ce n’est pour des périodes de vacances.
Maintenant, ma sœur et les siens sont repartis pour Paris. Le plateau est toujours noyé dans la brume. Je ne suis pas certaine qu’elle se lève. Louis joue avec des legos. Victoire a décidé de trier tous les playmobils. Elle a repoussé l’offre de son frère qui voulait l’aider. Dimanche, le jour du déjeuner d’anniversaire, elle a eu du mal à laisser son frère participer à la décoration marine de la table. Victoire est assez personnelle et elle aime bien avoir les coudées franches dans ce qu’elle entreprend. Quant à Céleste, elle regarde une émission à la télévision dont les adolescents sont friands, « Friends Trip », une sorte de Kho-Lanta québécois. Dehors, Stéphane nettoie le Volvo. La présence de Fantôme à l’arrière de la voiture transforme le sol en peau de mouton !
Varengeville-sur-Mer, en Seine-Maritime, à quelques kilomètres de Dieppe, me semble déjà loin. Pourtant, nous ne sommes rentrés que depuis six jours. Comme nous avons tous été malheureux de voir le sud du Finistère s’éloigner avant même d’avoir été proche ! Je me répète, je sais ( !) mais c’est là-bas que je puise l’énergie dont j’ai besoin pour me ressourcer en profondeur. J’étais heureuse de montrer à ma famille le village de Varengeville que j’ai découvert, étudiante, grâce à l’une de mes amies, Constance, dont les parents y possèdent une maison. Nous y allions le temps d’un week-end. Nous arrivions le vendredi soir et repartions le dimanche soir. C’est comme ça que j’ai découvert que l’autoroute de Normandie pouvait devenir un « enfer » pour les Parisiens désireux de retrouver le bon air de la mer et de la campagne ! Un « enfer » pour y aller et un « enfer » pour en revenir ! J’ai retrouvé la maison des parents de Constance dissimulée derrière une longue haie d’arbres roux. A cette époque, j’étais très éprise d’un Français devenu terriblement Anglais avec les années. Il effectuait son VSNE à Londres. Notre père l’avait aidé à partir. Il aimait donner un coup de pouce aux jeunes quand il le pouvait. Il a joué un rôle déterminant de conseiller pour les fils de certains de ses amis. A l’époque, on n’avait que le téléphone fixe et la Poste pour rester en contact. En venant à Varengeville, je mesurais, face à la Manche qui nous séparait, combien nous étions éloignés l’un de l’autre. Cette distance était difficile à endurer. Les longs silences encore plus !
Varengeville n’a pas changé ! On se croirait toujours au beau milieu d’un épisode de la série anglaise merveilleuse qu’était « Downton Abbey », une série qui a réveillé chez le peuple britannique la nostalgie d’une époque où les « maîtres » des grandes maisons, tant à la ville qu’à la campagne, assuraient un travail, un toit et les repas. En passant devant les propriétés de Varengeville, on s’attend à voir sortir de jeunes enfants habillés de blanc poussant des cerceaux, des nurses suisses vêtus de noir, des hommes et des femmes très élégants désireux d’aller marcher sur la plage à marée basse. Depuis la valleuse qui surplombe la plage, on imagine Claude Monet installé sur un petit tabouret et peignant la cabane du douanier. Tous les jours, la Manche change de couleur mais ce sont le vert et le gris qui dominent. La côte d’Albâtre ressemble à une immense bande que la main de Dieu ou d’un peintre impressionniste aurait déroulée sur cent trente kilomètres. A perte de vue, de hautes falaises crayeuses coiffées par une herbe aussi verte que celle d’un golfe, des vaches tranquilles, une langue de sable fin découverte à marée basse, des rochers polis, des galets roulant sous les pieds et cette mer sereine. Un paysage doux et tendre.
Les enfants ont trouvé que la plage manquait de vie à marée basse et que le sable y était toujours humide. Ils ne pouvaient pas marcher seuls de la maison à la plage. Tous les matins, avec Stéphane, nous partions nous promener avec Fantôme. Le sentier littoral serpente entre sous-bois odorants et falaises plongeant sur la mer. J’aurais aimé avoir un temps pour me recueillir seule devant la verrière réalisée par Braque et représentant l’arbre de Jessé. L’église saint Valéry me plait car elle est sobre et qu’on y attend le bruit du vent et des vagues. Une église de gens de mer ! Nous avons eu beaucoup de plaisir à découvrir le ravissant village de Veaules-les-Roses où circule le plus petit fleuve de France. Les enfants ont aimé les cressonnières, les moulins et adoré observer les truites fario immobiles dans l’eau limpide de la Veaules. Les truites y reviennent pour s’y reproduire.
La promenade dans le parc du bois des Moutiers nous a tous enchantés ! C’est Guillaume Mallet, ancien officier de la cavalerie, liée par sa famille à la grande banque protestante française, qui confia la construction de la maison et de l’armature architecturale des divers jardins à l’architecte anglais Edwin Lutyens. Le parc d’une superficie de douze hectares a été entièrement planté par Guillaume Mallet à partir de la fin du dix-neuvième siècle. La nature acide du sol, exceptionnelle en pays de Caux, a permis l’introduction de nombreuses espèces rares et exotiques qui s’unissent avec harmonie à la flore locale. Les enfants ont été littéralement fascinés par les feuilles de rhubarbe géante qui évoquent des ombrelles végétales. Au milieu de cette rhubarbe, on s’attend à voir surgir Alice et le lapin blanc. Le jardin doit être extraordinaire au printemps. En cette toute fin d’octobre, les arbres étaient magnifiques et les roses encore très odorantes.
La Normandie est belle mais elle est trop douce pour moi. Ce que j’aime dans le Finistère, c’est le vent qui se déchaîne, tord les troncs des arbres, fait cliqueter les mats des voiliers, galvaniser les vagues, s’envoler les coiffes des bigoudènes et qui électrise les natures passionnées. Ce que j’aime, c’est l’odeur de l’iode, du varech, toute cette vie à marée basse et ces levers du jour au-dessus de l’océan dont la beauté vous coupe le souffle et vous donne envie de revenir encore et encore et, qui sait, d’y être enterrée dans un cimetière où, la nuit tombée, des groupes de farfadets viennent danser sur les tombes.
Je termine ma chronique sur la photo d’une carte postale achetée dans la boutique « lin et l’autre » à Varengeville et que j’ai mise sur la porte de notre réfrigérateur. Ces règles de la maison qui sont autant de règles de vie sont à méditer chaque jour !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner