Pour une fois, nous avions fini de dîner à une heure raisonnable et bien que, depuis dix-neuf heures, mon corps soit littéralement aspiré par le sommeil, je proposais aux enfants de leur lire une histoire. Debout, les pieds nus sur le tapis du couloir, dans un pyjama minimaliste, Céleste plantait ses iris bleus dans mes iris bruns et me lançait « Non mais, Maman, je vais avoir 15 ans en septembre! Je n’ai plus envie que tu me racontes une histoire! » J’encaissais le coup sans férir et mes yeux rencontraient la pile de tous les numéros des « Monsieur, Madame » que j’ai achetés aux enfants. Avec Céleste, j’avais lu et relu des dizaines de fois le « Madame Têtue ». La chute nous faisait toujours autant rire. D’autant plus que Céleste, comme Madame Têtue dans cette aventure, raffole des oeufs. Notre aînée doit avoir du sang anglais car elle fait une consommation d’oeufs à la coque qui me rappelle celle de Stéphane et moi quand nous étions en Inde et au Népal. Cet hiver, pourtant, je me souvenais avoir lu à Céleste les jolies histoires tirées d’un recueil de Bernard Clavel intitulé « l’arbre qui chante et autres histoires ». Céleste n’a jamais aimé lire mais elle adorait que son papa, sa grand-mère, sa mamie, ses tantes ou moi nous lui racontions des histoires. Je tentais ma chance du côté de Victoire qui, à contre-coeur, levait ses yeux noisettes de son écran de portable et, avec un petit sourire, me répondait que je pouvais passer mon chemin. Il ne me restait plus qu’une chance. Je montais à l’étage et poussais la chambre de Louis. Très absorbé par un jeu sur la tablette, il ne levait pas les yeux mais me répondait « c’est gentil, Maman, mais je préfère jouer ».
J’avais fait chou blanc et ce n’était pas avec Fantôme que j’allais pouvoir assouvir mon désir de lecture collé-serré. Je m’asseyais sur les marches qui délimitent la mezzanine de la grande pièce et me sentais envahie par une forte vague de nostalgie. Comme j’avais aimé lire des histoires à nos enfants! Quand Stéphane travaillait en Roumanie ou quand il était dans la Loire, dans l’Ain, à Paris, après le dîner, je m’allongeais dans le lit d’un enfant et je lui racontais l’histoire qu’il avait choisie. J’aimais ce moment calme, tendre. J’aimais sentir le contact d’un petit corps, la douceur d’une joue, l’odeur de leurs cheveux. Le temps se suspendait. On était si bien dans la chaleur du lit portés par le rêve, la poésie, des histoires d’enfant nuage sculpteur, de jeune fille aveugle se lançant seule à l’assaut du métro à Tokyo, d’un petit ours brun faisant de la balançoire avec sa cousine, de Nénette, l’orang-outan du jardin des Plantes, d’une chenille faisant des trous, de la sorcière Rabounia et d’un doudou perdu, d’un gros lion arrivant à Paris, d’une petite brebis pas comme les autres, de la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête, de Poulpo et de Poulpette, d’un petit hérisson, du pays d’avant, d’un abominable sac à main, d’un jardin, d’un Noël tout blanc, d’une petite coccinelle qui ne voulait pas apprendre à voler, de Pousse-Poussette, de deux soeurs recevant une visite, de George le dragon, d’un homme qui plantait des arbres et du bébé bonbon.
Quand je suis devenue maman, je gagnais à peine ma vie. Je dispensais quelques cours. J’habillais nos trois enfants essentiellement avec des vêtements donnés par ma soeur ou par Aurélie, la marraine de Louis. Cela ne me dérangeait pas du tout de voir les filles dans d’adorables petites robes ayant appartenu à Margot ou à Siloé et de découvrir Louis dans des tenues de Valentin ou de Marin. Je trouve parfaitement ridicule d’acheter pour acheter. J’étais obligée de faire attention à mes dépenses mais il est deux domaines dans lesquels je n’ai jamais fait d’économies: l’alimentation et les livres. La santé commence dans l’assiette et il m’importait de nourrir le plus sainement possible notre famille. Comme j’aime cuisiner, imaginer des salades avec des restes, je me suis toujours tenue éloignée des produits trop transformés et déjà préparés. Une pâte achetée toute faite, prête à dérouler ne supporte pas la comparaison avec une pâte pleine de bon beurre, faite maison.
S’agissant des livres, je n’ai jamais pu quitter la librairie d’un musée sans acheter aux enfants des albums. Je suis très sensible à la qualité des illustrations. De ce point de vue, « le son des couleurs », « le jardin », « le pays d’avant », « c’est chic » ou le surréaliste « l’homme qui voulait apprendre à marcher aux poissons » sont magnifiques! A chaque fois que j’allais faire des courses, je passais par la librairie installée dans le centre commercial et rapportais des livres aux enfants. A une époque, je leur offrais deux « Monsieur Madame » à chacun toutes les semaines. Pour éviter de racheter des histoires que nous avions déjà, je prenais les rangées de livres en photo! Tous les ans, à la fin de l’année, l’école primaire offre aux élèves de faire l’acquisition à un prix très intéressant de livres. Cette opération permet à l’école de recevoir gratuitement des livres venant enrichir sa bibliothèque, la fameuse « BCD ». C’est ainsi que Louis, une année, a choisi un livre permettant de construire une tour Eiffel ou encore un autre apprenant à maitriser des tours de magie.
Je suis née et ai grandi dans une famille qui vénère la lecture et les livres. Nos parents avaient toujours une pile de livres sur leur table de nuit ou au pied de la table. Notre mère a pour habitude de mener plusieurs lectures en parallèle. Elle a une très vilaine manie: elle commence toujours par lire la fin d’un roman, même quand il s’agit d’une histoire policière. C’est sans doute la raison qui pouvait expliquer sa passion pour les enquêtes menées par l’inspecteur Colombo, si familier de notre vie de famille qu’il aurait bien pu être un oncle d’Amérique. Si la fin lui plaisait alors elle lisait le début. Cette étrange manie a toujours beaucoup agacé notre père qui ne parvenait pas à la comprendre. L’enfance de notre mère ayant été marquée par un drame, elle a en horreur les fins tristes. Si la fin est triste, elle ne lira pas le livre.
Quand j’habitais à Paris, il fallait que je me méfie de mes excursions dans les librairies! Elles pouvaient être désastreuses pour mon compte en banque. J’entre dans une librairie comme j’entre en cuisine, sans a priori et en laissant à mes envies toute latitude pour vagabonder. Je ne sais pas avec quoi je repartirai: roman, recueil de poésie, philosophie, sociologie, botanique. Je vais à la médiathèque dans le même état d’esprit. Je laisse mon inspiration me guider. Je suis attirée par une couverture. Je lis le résumé. Je repose le livre. J’en prends un autre. Je procède de même pour les documentaires et les films. Je ne lis quasiment pas de critiques. Je ne veux pas me laisser influencer. J’écoute ma petite voix intérieure et je me fais ma propre opinion.
Hier, Louis m’a demandé la prochaine fois que j’irai à la médiathèque de lui reprendre des livres de Christian Woltz. J’avais consacré une de mes chroniques à cet auteur qui utilise des objets recyclés pour réaliser les illustrations de ses histoires pleine d’humour. Depuis quelque temps, j’ai cessé de choisir des livres pour les enfants. L’entrée du portable dans la vie d’un jeune est une vraie catastrophe! Les plus grands lecteurs, ceux qui ne se seraient jamais endormis sans un livre se détournent du papier.
Victoire était une boulimique de lecture. Tous les matins, quand j’allais la réveiller, je trouvais au pied de son lit une pile de livres. Pour elle, je devais très souvent remplir les deux sacs de la médiathèque. Quand le portable est entré dans sa vie, elle a délaissé les livres. Tous les livres des enfants sont rangés dans la bibliothèque qui se trouve dans sa chambre sauf les « Monsieur Madame » qui sont chez Céleste. Les rayons prennent la poussière. Autrefois, régulièrement, elle retirait tous les livres et les rangeais selon un ordre qui était à chaque fois différent. Louis sera le dernier à lire encore un peu. Louis a un esprit universel. Il s’intéresse à tout: la BD, l’histoire, l’astronomie, la biologie, les arts. Récemment, je lui ai offert plusieurs livres d’histoire très bien faits. Il s’est plongé avec joie dans la vie de Bouddha, Nelson Mandela, Gandhi, Saint Louis (il connait sa vie par coeur!), Beethoven, Charles de Gaulle, Attila, sans oublier Coco Chanel ou George Sand. Il a approfondi ses connaissances sur le darwinisme, les épisodes de la Grande Guerre, la seconde guerre mondiale, la conquête spatiale, Marseille, les pompiers, le cinéma.
Assise sur une marche, je pensais à tous ces moments merveilleux passés avec les enfants à leur lire des histoires. Quand Stéphane n’était pas à la maison, je restais plus d’une heure avec eux. Dans le prolongement de l’histoire venait le tour, la tarte aux pommes ou un câlin. Le tour consiste à faire le tour du corps des enfants avec un bâton, un crayon. Pour la tarte aux pommes, on mime la confection d’une tarte sur le dos de l’enfant et, bien sûr, une fois qu’elle est cuite et sortie du four vient le moment que les enfants préfèrent: celui où on fait semblant de dévorer leur dos!
Dès que nos enfants sont nés, je les ai immergés dans ce fameux bain de langage. Je leur ai toujours parlé. A six mois, je commençais à leur montrer des albums en tissu et ils en avaient aussi en plastic pour le bain. Tout était bon pour apprendre de nouveaux mots. Toute petite, Céleste, en regardant les motifs sur le tapis anti-dérapant placé au fond de la baignoire, savait dire « coquillage », « crustacé », « étoile de mer ». Que le lecteur se rassure, nos enfants n’ont jamais été des singes savants. Je ne suis pas une mère élitiste (notre mère s’en désole!). J’étais seulement dans le partage, le jeu, le plaisir et le rire. Nous avons aussi beaucoup chanté le soir tous ensemble des vieilles chansons françaises, des comptines, des textes de Henri Dès. Me revient en mémoire les paroles du « mon baiser » que les enfants aimaient tant!
« Ma petite bise Et tu racontes une histoire
il était une fois z’un tout petit monsieur
qui n’avait qui n’avait qu’une dent
il était une fois z’un tout petit monsieur
qui n’avait qu’une dent la devant
l’aurait bien voulu manger les p’tits enfants
mais n’avait mais n’avait qu’une dent
l’aurait bien voulu manger les p’tits enfants
mais n’avait qu’une dent la devant
Papa mon baiser
ma petite bise
Tu me la fait tout les soirs
Papa mon baiser
Ma petite bise
Et tu racontes une histoire ».
Les livres des enfants sont associés aux personnes qui les leur ont offerts. C’est notre mère qui a offert à Céleste son tout premier livre « Un Noël tout blanc » de Caroline Repchuk et Joséphine Martin. Un livre à toucher. Un livre qui montre que l’hiver peut être rempli de couleurs. « De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête » de Werner Holzwarth et Wolf Erbruch était un cadeau de leur mamie. Quand on voit l’état de la couverture, on devine que cette histoire a été maintes et maintes fois lue. « Bon appétit! Monsieur lapin » de Claude Boujon et Pousse-Poussette de Michel Gay sont des cadeaux pour Céleste et Victoire des Noëls de la crèche. Les enfants aimaient l’histoire de ce lapin las de manger des carottes et qui découvre, avec horreur, comment d’autres animaux se nourrissent. L’histoire de la chenille qui fait des trous avait été envoyée par la Poste à Céleste de Londres par nos amis Katya et Ben venus séjourner à Pont, dans le Gard. Très bien conçue, cette histoire permet aux très jeunes enfants d’apprendre à compter grâce à des petits trous dans les pages et à apprendre les jours de la semaine.
Louis, à deux ans, raffolait d’un livre pop-up offert par sa tante Virginie « Attrape-moi » de Kees Moerbeek et Carla Dijs. Ce livre se lit en bas et en haut. L’histoire tourne sur elle-même. Le chat court après un drôle d’oiseau qui court après une grosse grenouille qui court après une princesse très belle qui court après un charmant chevalier qui court après un terrible dragon qui court après un gnome grognon qui court après une sorcière complètement zinzin qui court après un chat…Et l’histoire peut recommencer! « Poulpo et Poulpette » de Soledad Bravi ravissait Louis qui pouvait nous demander de la lui raconter plusieurs fois d’affilée. Cette histoire avait été offerte par leur tante Catherine. Louis aimait particulièrement les moments où Poulpo et Poulpette veillent ensemble sur leurs 150 000 enfants! Je me demande si ce n’est pas ce livre qui explique que Louis pense plus tard ne pas pouvoir travailler s’il entend consacrer du temps à ses enfants. Céleste, toute petite fille, a été très perturbée. Pour l’aider à exprimer ce qu’elle ressentait, j’avais acheté « l’imagier des sentiments de Félix » de Didier Levy et Fabrice Turrier. Félix et son doudou Pimpon ont permis à Céleste de comprendre les émotions qui l’envahissaient et à commencer à les verbaliser.
La nature poétique de Victoire lui a fait aimer « l’enfant nuage » de Rhode Montijo qui sculpte des formes dans le ciel parce qu’il s’ennuie et, ainsi, fait la joie des enfants qui, sur terre, regardent le ciel. Elle avait aussi un faible pour « Mon jardin » de Zidrou et Marjorie Pourchet et, plus tard, quand elle avait dix ans, « le son des couleurs » de Jimmy Lia lui a beaucoup plu. Ce très bel album raconte l’aventure que vit une jeune fille aveugle le jour de ses quinze ans. Avec son petit chien et guidée par ses sens et son imaginaire, elle descend dans le métro et voyage de station en station. Cette histoire très émouvante se raconte entre rêve et réalité. Les illustrations sont d’une grande poésie. Comme Victoire est aussi sensible à l’imaginaire d’un Prévert, je lui avais offert voici bientôt trois ans « C’est chic » de Marie Dorléans. Sur la première page de l’album qui raconte l’histoire loufoque de la réutilisation détournée très Boris Vian d’objets usuels, j’avais porté la dédicace suivante « Il y a l’inventaire à la Prévert. Il y a les étagères maternelles. Il y a tous les trésors de Victoire ».
Céleste et Victoire s’étaient beaucoup attachées aux deux soeurs qui reçoivent de la visite, un livre offert par leur tante Virginie. Dans cette histoire racontée par Sonja Bougaeva, deux soeurs voient leur petite vie révolutionnée par l’arrivée de leur cousin Hans. Quant à Louis, il nous a fait lire et relire toutes les aventures délirantes de Georges le dragon, personnage imaginé par Geoffroy de Pennart. Louis adorait que Georges le dragon et Arthur le chevalier, combattent le goinfrosaure, les bouffetoucrus, un crapoton géant, un ignoble pustulos, des gloubignasses et une renifleuse péteuse.
C’est sans doute l’histoire de la sorcière Rabounia qui a le plus amusée les enfants. « La coccinelle qui ne voulait pas apprendre à voler » les faisait aussi beaucoup rire. De mon côté, grande amoureuse de Paris et des arts, j’aimais leur raconter l’histoire du lion qui découvre notre capitale et finit par élire domicile sur la place Denfert-Rochereau; celle du Facteur Cheval, de la chambre de Van Gogh ou encore des nuages de Magritte.
Ce sont nos lectures d’enfance et d’adolescence qui contribuent à façonner notre imaginaire, notre regard poétique (ou pas) sur le monde qui nous entoure. Si je pense à ce qui m’a nourrie au point de participer à mon caractère à l’âge adulte, j’évoquerai « Le petit prince », « Monsieur le vent et Madame la pluie », « les contes du chat perché », les poésies de Prévert, « Pierre et le loup », « la flûte enchantée », les nouvelles de Daudet, les romans d’Alexandre Dumat, de Bosco, de Robert Sabatier et de Giono, « Mon bel oranger », l’oeuvre sociale de Zola, tous les contes de Maupassant et les aventures de Sherlock Holmes.
Pour écrire cette chronique, je suis allée chercher dans la bibliothèque des enfants les livres que nous avions le plus lus ensemble. Je les ai montés dans mon bureau. Aucun de mes patients ne s’est étonné de voir cette haute pile posée sur le parquet et montée dans un équilibre précaire. Chez les enfants d’aujourd’hui, malheureusement, la lecture ressemble à une tour de Pise qui s’effondre quand les téléphones portables entrent dans leur vie.
Je n’ai donc qu’un seul conseil à donner aux parents de jeunes enfants, à des parents qui continuent de lire et de trouver dans la lecture un grand bonheur, une source d’évasion, de connaissances ou de compréhension d’eux-mêmes: lisez leur le plus grand nombre de livres à vos enfants, toutes sortes de livres et, quand ils savent lire, continuez de partager avec eux ces moments délicieux, ces moments calmes où tout s’apaise après le temps de l’agitation du soir.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner