Chronique autour de la marche

Très rapidement après sa naissance, le bébé va déployer des efforts intenses pour se tenir debout. Avant d’y parvenir, le plus souvent entre dix et dix-huit mois, le bébé va apprendre à se retourner en position allongée, à se tenir assis. Certains avanceront à quatre pattes quand d’autres ramperont tels des reptiles. Certains passeront directement de la position assise à la station debout. Des bébés deviennent des champions du trotteur, accusé de retarder l’acquisition de la marche. Les premiers pas sont merveilleux. L’humoriste canadien, Courtemanche, a remarquablement su imiter cette quête d’équilibre précaire chez un bébé engoncé dans un énorme pyjama intégral. Pyjama redevenu très « tendance » chez les jeunes ados d’aujourd’hui, encore plus quand ils sont à l’effigie des animaux de la savane. Debout, hésitant mais désireux d’y arriver, le bébé se laisse emporter en avant par le poids de sa tête ou en arrière par celui de ses fesses. Les couches amortissent à merveille les chutes, du moins dans les pays riches où règne en maître le géant Procter et Gamble.

J’ai mis au monde trois enfants en cinq ans et j’ai été si souvent seule à cette époque que je n’ai malheureusement conservé que peu de souvenirs de leurs premiers pas. Bien sûr, car elle est notre aînée, celle qui nous a fait parents, je me rappelle les premiers pas de Céleste, dans le salon de la bonne et vieille maison de Pont, peu de temps avant qu’elle ne souffle sa première bougie. Comme tous les parents du monde, nous lui tendions nos bras pour qu’elle prenne confiance en elle et s’y précipitent. Céleste n’a jamais fait de quatre pattes, mais elle aimait beaucoup que nous emportions le trotteur de sa cousine, Margot, née trois ans avant elle et que nous la laissions cavaler le long de l’une des rives du Rhône. Je vois encore très bien ses petits pieds enfermés dans des chaussures bleues et l’énergie qui animait ses mollets potelés. Son rire s’envolait au-dessus du Rhône. Je n’ai aucun souvenir des premiers pas de Victoire ou de ceux de Louis. Victoire se mettait debout toute seule en se hissant à un fauteuil. La volonté qui caractérise ce petit bout de bonne femme était déjà là ! Victoire et Louis ont su, tous les deux, trouver, vers l’âge de cinq mois, le moyen de s’auto-balancer dans leur maxi-cosy. Ils se balançaient et finissaient par s’endormir.

Si nous avions eu un quatrième enfant et que cet enfant soit arrivé alors que notre berger australien était entré dans notre famille, je suis certaine que c’est lui, Fantôme, qui aurait suscité et veillé sur les premiers pas du bébé. C’est ainsi que ma « petite » sœur a appris à marcher grâce à l’attention vigilante de notre chienne « Réo ». Réo suivait Virginie sur le damier noir et blanc de la véranda courant tout autour de notre maison à Fort-de-France. Quand Réo sentait que Virginie allait perdre l’équilibre, avec une infinie délicatesse, elle saisissait entre ses dents le haut de sa culotte et amortissait les chutes.

L’homme est fait pour marcher. La marche est constitutive de son équilibre. Ce n’est qu’au néolithique que les archéologues observent les traces de la première sédentarisation, au neuvième millénaire avant Jésus-Christ. Ces premières traces ont été retrouvées au Moyen-Orient, dans une zone géographique appelée le « Croissant fertile » et qui englobe Israël, la Cisjordanie et le Liban. Une partie de l’humanité va cesser alors de marcher en fonction du temps et du déplacement des bêtes sauvages dont ils sont tributaires pour se nourrir. Les hommes construisent des habitats, développent l’agriculture autour de la germination des céréales, pratiquent l’élevage et la domestication. Ce n’est plus le troupeau qui décide du déplacement de l’homme. L’homme sédentarise les bêtes. Les rapports s’inversent.

Aujourd’hui, les peuples nomades ne représentent plus que 1,5% de la population mondiale. Ils sont regroupés au sein de soixante groupes différents tels que les Tziganes, les Touaregs, les Peuls ou encore les Bédouins. Ils témoignent d’un mode de vie qui fut celui de l’humanité pendant des millénaires. Ces nomades sont chasseurs, pêcheurs, collecteurs ou pasteurs avec l’apparition de la domestication du bétail.

Alors que les peuples nomades sont sédentarisés à marche forcée et que cette sédentarisation, en les privant de leurs repères traditionnels, les précipitent dans un état végétatif chronique, les sédentaires occidentaux se sentent l’âme nomade. Le marché des camping-cars est en plein essor. Les vieux combis Volkswagen s’arrachent à prix d’or. C’est le grand retour du Flower Power à une différence près et elle est de taille, ces nouveaux nomades ne sont pas épris de communautarisme. Ils sont très individualistes. Ils ne cherchent pas à partager leur liberté.

L’homme est fait pour marcher, pour bouger, pour sentir son corps en mouvement. Plus la société coupe l’homme de son corps et plus son corps exprime des souffrances. Tous nos grands hebdomadaires titrent au moins une fois l’an « le mal de dos. Le mal du siècle. » Un corps inactif est un corps qui somatise. L’homme n’est pas fait pour rester assis des heures durant à un bureau, face à un ordinateur. Il n’est pas davantage fait pour demeurer debout statique à un poste d’ouvrier sur une chaîne industrielle. Rappelons-nous la folie qui gagne Chaplin dans « les temps modernes », critique cinglante du taylorisme. L’homme n’a pas non plus vocation à piétiner dans un commerce sous des lumières artificielles avec de la musique en fond sonore.

Pendant des siècles, l’homme a marché sans même y penser. Désormais, il marche parce que son médecin traitant lui recommande trente minutes de marche pour se maintenir en bonne santé. La marche permet de tonifier ses muscles, améliorer son souffle, gagner en souplesse, réguler son poids et tenter de couper le flux incessant des pensées. Contrairement à la course à pied, la marche, même active, avec des baskets permettant un bon amorti, n’est pas traumatisante pour le squelette. On peut marcher toute sa vie ! Dans les grandes villes, on marche beaucoup plus que dans nos campagnes où les rats des champs sont tributaires de leur voiture pour presque tous leurs déplacements. C’est la raison pour laquelle tant de personnes très âgées continuent de conduire quand elles sont devenues dangereuses pour les autres et pour elles-mêmes.

Autrefois, l’homme marchait sans se poser de question. Il n’avait pas le choix et la plupart de ses activités se déroulaient en plein air. A la campagne, le potager joue encore aujourd’hui les élixirs de jouvence. Les personnes âgées qui consacrent de longues heures à bêcher, sarcler, arracher, bouturer, pailler, semer, arroser, ramasser et cueillir sont, le plus souvent, dans une grande forme tant physique que morale. Pas de déprime au jardin ! Une vie au plus près des saisons dans la joie toute simple de pouvoir récolter le fruit de son travail garantit le bonheur. Candide le savait bien ! Les enfants adorent le potager ! Quelle joie de marcher pieds nus dans la terre humide encore chaude les soirs d’été, de croquer à pleines dents dans les fraises, de sentir entre ses orteils les gouttes de rosée ! Nos enfants ont connu ces joies simples au centre aéré lorsqu’ils s’en revenaient des jardins ouvriers avec des radis ou des feuilles de salade enroulés dans du papier journal. Ils les ont retrouvées dans le potager de leur papi et de leur mamie, dans l’Ain, dans la Dombes, au pays des grenouilles et des enfants du marais. Je n’oublierai jamais leur joie d’avoir déterré avec leur mamie toutes les carottes du jardin et d’être arrivés triomphants dans la cuisine avec leur panier. Cet arrachage systématique des carottes n’avait pas amusé leur papi qui, déjà, se demandait ce qu’il allait pouvoir en faire ! Nous avions ri en écoutant ce papi artiste bougonner après avoir renversé toutes les carottes sur la pierre de l’évier de la cuisine pour les laver. Nos enfants aimaient tendrement leur papi bien qu’il se soit plutôt tenu à la périphérie de leur vie, dans un rôle d’observateur attentif.

Depuis plusieurs années, la marche opère un retour en force. Les chemins qui conduisent à Saint Jacques de Compostelle sont en passe de devenir de vraies autoroutes ! Dès la fonte des neiges, les refuges de montagne ne désemplissent pas. Tous les villages ont leur association de marcheurs. On organise des marches de nuit, des marches de cent kilomètres. L’homme se remet en route. Il marche comme Socrate dans les rues d’Athènes, Rousseau d’Annecy à Turin, Kant, dans les jardins de Königsberg, Nietzsche dans les montagnes de l’Engadine, Gandhi de son ashram des environs d’Ahmedabad jusqu’au bord de l’océan indien pour y prélever du sel et notre Jean Lassalle national dont il faudrait sous-titrer les paroles qui, d’avril à décembre 2013, a entrepris un tour de la France pour saisir et ressentir ses concitoyens au plus près de leur réalité.

Un petit tour dans une grande librairie vous permettra de constater combien la marche fait couler l’encre. Je ne vais pas citer tous les ouvrages qui traitent de ce sujet car ils sont très nombreux mais je citerai au moins une partie de ceux que j’ai lus. « L’éloge de la marche » de David Le Breton, « Immortelle randonnée. Compostelle, malgré moi » de Jean-Christophe Ruffin, « Le vestibule des causes perdues » de Manon Moreau et « Sur les chemins noirs » de Sylvain Tesson. La lecture, c’est bien mais marcher soi-même c’est encore mieux ! Je suis depuis toujours une vraie grande marcheuse. J’ai hérité cela des Guillou. Les Guillou sont des marcheurs. C’est inscrit dans la structure de leur ADN. A Paris, je marchais des heures durant de jour comme de nuit. Je peux marcher jusqu’à la souffrance, jusqu’à l’oubli.

Mais, ce que je préfère c’est la marche dans la durée, la marche qui nettoie, épure, ressource en profondeur. Quand on marche, on se lave de toutes ses scories. On revient à l’essentiel. C’est au Népal, pendant notre tour du monde, que j’ai vécu ma plus belle marche : un trek de trois semaines en autonomie complète ponctuée de deux ascensions. Quand on marche, on peut à la fois entrer en soi ou, au contraire, se fondre dans la nature. Dans le premier cas, on pratique une introspection silencieuse. Dans l’autre, on est dans la contemplation. On ne laisse plus notre cerveau être envahi par un bouillonnement de pensées. On ne pense plus. On ressent. Beaucoup de femmes ont en commun de ne pas savoir éteindre leur cerveau, un cerveau en forme d’inventaire à la Prévert dans lequel cohabite la préparation d’un cours, la liste des courses, la sortie scolaire, la répétition pour le gala de danse, la tenue hippy à trouver pour le spectacle de chant, la pièce de la petite souris, le menu pour le dîner du samedi soir, la facture de la cantine à régler, l’organisation des grandes vacances, le mascara qui a disparu, la visite annuelle chez le vétérinaire, le lumbago d’un mari et le nom du prochain Premier Ministre.

La marche peut être poétique et solitaire, partagée et amoureuse, entre amis ou en famille. La marche peut être philosophique, spirituelle ou thérapeutique. Elle est aussi, malheureusement, forcée s’agissant de tous ces réfugiés condamnés à l’exil et qui marchent si longtemps dans l’espoir de trouver une terre pour leur famille et eux-mêmes. Dans un numéro du Pèlerin  auquel notre maman est abonnée, j’ai détaché un feuillet sur la marche. Bernard Ollivier et Bénédicte Flatet y racontaient comment ils réussissent à ramener sur le chemin d’une vie heureuse des jeunes que leur parcours chaotique destinaient à la prison ou à un centre éducatif fermé. Ils y parviennent en leur faisant parcourir pendant trois mois 1800 kilomètres pour atteindre Compostelle. Les résultats sont étonnants : 73% des jeunes passés par l’association Seuil repartent avec des projets de vie quand 85% des mineurs délinquants privés de liberté récidivent. Dans ce même numéro, l’orthophoniste Marie-Edith Laval – « Comme une feuille de thé à Shikoku » – racontait que la marche apprenait à « réenchanter le jour ». Sylvain Tesson témoignait – « Sur les chemins noirs » – de ce que la marche lui avait permis de retrouver des forces après son terrible accident. Le comédien Sébastien Laurier, auteur de « Into ze Landes » expliquait comment la marche avait eu un effet bénéfique sur son rhumatisme psoriasique. Quant au frère François Cassingena-Trévedy, moine bénédictin, il citait un extrait de son « Cantique de l’Infinistère » dans lequel l’accent était mis sur le fait que la marche lave l’homme en profondeur.

 

Cela fait de nombreuses années que je n’ai pas pu marcher dans la durée et cela me manque énormément. Je ressens l’appel des chemins, de la vie au grand air, de l’espace et du poids du sac sur le dos. Je voudrais partir, un matin, à l’heure où le merle vient se poser sur le muret qui borde le jardin pour délivrer son chant si pur et retourner dans tous les endroits où j’ai vécus depuis que je suis née. Mon périple me mènerait à Metz, au Mans, à Rochefort-sur-Mer et à Castres. Je ne pourrai pas aller à Fort-de-France. Si je me sens la force de marcher plusieurs mois, je ne me sens pas capable de me mettre à l’eau depuis la plage de l’île-Tudy, dans le Finistère, pour gagner, par exemple, la plage des Salines, au sud de la Martinique !

En Marche !

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

“Et là, dans ces splendeurs, le Chemin m’a confié son secret. Il m’a glissé sa vérité qui est tout aussi devenue la mienne. Compostelle n’est pas un pèlerinage chrétien mais bien plus, ou bien moins selon la manière dont on accueille cette révélation. Il n’appartient en propre à aucun culte et, à vrai dire, on peut y mettre tout ce que l’on souhaite. S’il devait être proche d’une religion, ce serait la moins religieuse d’entre elles, celle qui ne dit rien de Dieu mais permet à l’être humain d’en approcher l’existence : Compostelle est un pèlerinage bouddhiste. Il délivre des tourments de la pensée et du désir, il efface la rigide enveloppe qui entoure les choses et les sépare de notre conscience ; il met le moi en résonance avec la nature. “ Jean-Christophe Ruffin “Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi”.

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