Comme beaucoup de mères avant moi, je me prépare depuis plusieurs mois, déjà, au départ de notre aînée, l’an prochain. Il est possible que ce premier envol s’accompagne de l’entrée à l’internat de notre cadette. Louis serait alors seul pour finir son année de collège avec ses parents, notre berger australien vieillissant et Cookie, le chaton, entré fin août dans notre famille. Ces préparatifs font affluer beaucoup de souvenirs de l’époque où le trio était petit et de tout ce que nous avons pu vivre ensemble et qui, désormais, en disparaissant et n’étant pas forcément remplacé par d’autres choses, laisse des vides. Avec la fatigue, on peut vite se laisser déborder dans certaines circonstances. Ainsi, il m’arrive à la vue d’un petit enfant venant chercher la main de sa maman ou quand, dans un parc, une autre maman pousse son fils ou sa fille sur une balançoire et qu’une petite voix pleine de joie crie « Plus fort! Plus haut! » que ma vision du monde devienne floue.
Mes choix de vie ont fait que j’ai pu plus que la moyenne des femmes voir grandir mes enfants. Même si, parfois, tout ce temps que je leur consacrais pouvait finir par me peser, j’avais conscience de ma chance. Je ne pourrais pas me dire que je ne les avais pas vus grandir. Je ne peux en effet pas le dire mais en n’investissant pas autant ma vie professionnelle que certaines de mes amies, en étant souvent seule avec le trio, en ayant peu de possibilités de les confier à leurs grands-parents pour me retrouver en tête à tête avec mon mari ou m’offrir des évasions capitales, forcément, il a pris une place très importante dans ma vie.
Récemment, j’ai eu droit à un déluge de critiques de la part de nos deux filles qui, essentiellement, me reprochait d’être une mère avec laquelle on ne pouvait pas aborder des sujets intimes. Cela m’a beaucoup blessée tant il me semblait avoir cherché à remplir les silences de notre mère élevée essentiellement par une grand-mère née dans les années 1880. Si les nombreux déménagements que nous avons vécus ont fait qu’il m’est presqu’impossible d’envisager qu’un meuble soit déplacé dans la maison, je suis très prompte aux retours sur moi-même. Ayant entendu les critiques de nos filles, j’ai pu ouvrir le dialogue qu’elle ne croyait pas possible et franchir de nouvelles étapes.
Dimanche, avec les filles, nous sommes allés au cinéma voir « Antoinette dans les Cévennes ». Louis préférait rester à la maison. Nous n’avions pas été en famille au cinéma depuis le magnifique « Pupille ». Nous avons beaucoup ri des aventures d’Antoinette avec son âne irlandais répondant au prénom de Patrick. Les filles ont pensé qu’il fallait avoir expérimenté le chemin de Stevenson avec des ânes pour vraiment apprécier le film.
Nous avons revu des endroits où nous sommes passés comme le mont Lozère ou Le Pont-de-Montvert. Stéph et Louis s’étaient baignés dans les eaux du Tarn. Marie-Ange était venue chercher Jasmine et Roussin. L’attachement entre le marcheur et son âne est très bien traduit dans le film. Victoire avait eu du mal à dire au revoir à Jasmine avec laquelle elle marchait en passant son bras autour de son encolure. L’âne est un animal très sociable et il a la solitude en horreur. C’est la raison pour laquelle quand un marcheur entreprend la marche avec un seul âne il est indispensable qu’il lui parle beaucoup au risque de le voir caler et refuser de mettre un sabot devant l’autre.
J’étais vraiment heureuse d’avoir partagé ce moment en famille. Je me suis rappelée cette chronique écrite en 2011. Déjà, j’y évoquais le temps qui passe et la manière dont, pas à pas, nos enfants nous rendent périphériques à leur vie pour pouvoir voler de leurs propres ailes.
Avant même d’accéder à la maternité, j’avais toujours été saisie par deux phrases courtes revenant telle une ritournelle dans la bouche de certaines personnes âgées et qui s’adressaient à des parents tenant par la main un jeune enfant : « Profitez-en ! Ils grandissent si vite ! ». Le ton était souvent empli de nostalgie. Les personnes qui s’exprimaient avaient, le plus souvent, des visages doux, un regard profond et on sentait qu’elles avaient atteint un degré déjà élevé de sagesse personnelle. Ce que ces phrases ne disaient pas et qu’il fallait deviner entre deux silences, deux respirations, c’était : « Ne soyez pas comme nous à votre âge! Ne soyez pas impatients avec vos enfants! Ne soyez pas pressés de les voir grandir! Vivez les instants présents! Savourez à sa juste valeur chaque sourire, chaque nouvel apprentissage! Ils ne reviendront plus ou alors vous ne pourrez plus les faire renaître qu’en tournant les pages des albums de famille ou en regardant des films ».
J’avais également toujours été frappée par toutes les passerelles qui existent entre les âges placés aux deux extrémités de la vie. Ces ponts jetés entre les tout-petits et les très âgés étaient illustrés dans « L’étrange histoire de Benjamin Button ». Le film était long mais l’histoire d’amour presqu’impossible entre un bébé né sous les traits d’un vieillard destiné à mourir sous l’apparence d’un nourrisson et une femme vouée à une destinée des plus humaines m’avait beaucoup émue. Plus tard, j’avais observé longuement la complicité qui unissait notre grand-mère à ses arrières petits-enfants, la patience qui était la sienne dans les jeux qui étaient les leurs. J’avais senti, aussi, chez notre grand-mère la douleur d’avoir à quitter ce monde quand ils étaient à l’aube de leur vie. Elle ne l’exprimait pas. La phrase restait en suspens mais une ombre passait sur son visage, voilait ses yeux. Quand elle est partie, Louis avait tout juste six mois. Il n’a aucun souvenir conscient de son arrière-grand-mère. C’est également le cas pour sa plus jeune sœur qui s’en désole et se demande pourquoi elle l’a oubliée. Seule leur aînée a conservé des souvenirs de grand-mère Nanette. Le fait qu’ils ne se la rappellent pas ne les empêche pas de l’évoquer. Par petites touches légères, un peu à la manière de Seurat, j’inscris dans la mémoire de ses enfants les branches les plus hautes de leur chêne généalogique.
Hier, malgré le froid mordant, j’ai, en fin d’après-midi, avant que la nuit ne tombe sur le plateau, accompagné notre petit garçon faire un tour de vélo. Comme il était fier de pédaler sans les petites roues ! Comme j’étais heureuse de sentir sa joie ! Alors que je le tenais très légèrement par une épaule, je me suis rappelée toutes ces heures passées à le promener dans le porte-bébé, dans le landau ou dans la poussette quand il était tout petit. Ses deux soeurs âgées respectivement de quatre et deux ans et demi à sa naissance caracolaient en tête. La première était sur une trottinette et la seconde sur un vélo avec petites roues.
Même si je n’ai jamais voulu qu’ils brûlent les étapes, les enfants ont en effet grandi vite. J’ai oublié certains évènements pourtant importants de leurs jeunes parcours. Certaines habitudes disparaissaient de mon quotidien de maman. Ainsi, les enfants ont-ils fini par intégrer qu’après le bain, on descend les vêtements encore propres dans sa chambre et qu’on met dans la panière ceux qui ne le sont plus. Numéro trois est très heureux de faire un baluchon de ses affaires attachées ensemble par la ceinture d’un peignoir. Je ne le porte presque plus jamais dans ses bras, bien calé sur sa hanche gauche, ou alors c’est un jeu, associé au temps faussement suspendu des vendredis soirs, et je les conduis alors les uns après les autres emmitouflés dans une serviette de bain, de la baignoire jusqu’au grand lit.
La dernière fois que j’ai entendu cette tendre injonction, ce rappel à l’essentiel, toute la famille était au cinéma. Le film était fini. La lumière était revenue dans la salle. Les personnages du « Tableau », les Toupins, les Pafinis et les Reufs avaient fini par trouver l’harmonie entre un grand château éclairé et une forêt finalement pas si menaçante que cela. Assis à côté de son papa, puis sur ses genoux quand il avait eu un peu peur, leur petit garçon de quatre ans avait posé beaucoup de questions. A la fin, il trouvait cela long et il l’avait exprimé haut et fort. Derrière eux, des grands-parents avaient suivi le ravissant dessin animé avec leur petit-fils âgé de dix ans. Avant de partir, la grand-mère s’était adressée à numéro trois pour lui demander ce qu’il avait pensé de l’histoire. Elle l’avait remercié pour ses commentaires de cette belle histoire à la Prévert. Avant de quitter la salle, elle leur avait soufflé : « Profitez-en bien ! Les enfants grandissent si vite ! ».
Cette injonction si souvent entendue m’aide quand, parfois, je suis lasse de prendre soin de mon trio, de subir leurs disputes, de les entendre tous parler en même temps quand ils attendent de moi une attention constante. Grâce à cette ritournelle, j’arrive à sourire quand les vêtements empilés par les enfants au retour de la garderie en une sorte de tour de Pise improbable dégringolent de la chaise et qu’il faut les ramasser un à un, que dans chaque tiroir de la maison et dans presque toutes les poches de ses manteaux, je trouve des cailloux, des marrons, des glands et des coquillages et que les chaussures de numéro trois sont pleines de grains de sable qui roulent sur les lattes du parquet. Grâce à cette ritournelle, je parviens à relativiser le fait qu’à la campagne, faute de logistique, Stéphane et moi avons bien du mal à nous évader tous les deux.
Quand, le soir venu, je vais les reborder, déposer un baiser sur leurs cheveux, les observer quelques instants dans leur sommeil, écouter leur respiration tranquille, je mesure ma chance de les avoir et la tendre injonction lui revient encore et encore : « Profitez-en ! Les enfants grandissent si vite ! »
Anne-Lorraine Guillou-Brunner