Chronique entre Paris et le plateau

La pluie soutenue de dimanche a couché les grandes tiges du sarrasin. Avec leurs têtes et leurs feuilles calcinées, les tournesols me font penser à ces veuves de la Grande Guerre condamnées au noir. Les mares se remplissent. Deux chevreuils se sont enfuis à notre approche. Je ne savais pas si je trouverais Muguette chez elle. Comme elle le dit avec humour: « Il arrive qu’on me kidnappe ». Son potager est désormais le paradis des cucurbitacées: potirons, citrouilles ou butternuts ont pris leurs aises. Une citrouille est si volumineuse qu’elle doit se métamorphoser en carrosse pour conduire de belles jeunes filles à des bals. J’ouvre le portail. Dans l’entrée entièrement vitrée, deux paires de crocs boueuses et le bâton cerclé de bandes bleues de Muguette. En poussant la porte qui sépare la cuisine de la seconde entrée, à l’ouest, je sens une douce chaleur m’envahir. La chaleur est encore plus importante dans la salle à manger et le salon. Muguette est assise sur le canapé noir. Pépette est sur ses genoux.

Muguette se lève et vient à ma rencontre. Trois jours que nous ne nous sommes pas vues. Nous nous manquons mutuellement. Vendredi matin, j’étais à Paris, samedi est le jour dédié à Bruno, dimanche il faisait un temps à ne pas mettre un berger australien dehors et, ce matin, Muguette n’avait pas encore tourné la clé dans le portail quand Stéphane et moi sommes passés. Je l’entendais bougonner depuis le poulailler. Dans leur enclos, près de la grille, Kiki et Nénette bêlaient. Muguette m’a raconté que lorsque ses moutons l’entendent ouvrir la porte d’entrée de la maison ils se mettent à l’appeler.

Muguette porte un très élégant cardigan marron clair auquel il manque deux boutons dorés décorés avec des têtes de chien sur une chemise parme. Elle a vissé un bonnet sur sa tête. Elle est allée se faire couper les cheveux au domicile de l’une de ses amies et, depuis, elle a froid. Muguette tire la chaise. Je tire le banc taillé dans du chêne. Au début, j’ai très chaud et puis, progressivement, je me sens parfaitement bien comme Boucle d’Or dans le lit de petit ours. On est venu livrer du bois à Muguette cette après-midi. Elle a rallumé sa chaudière Morvan dimanche sur les conseils d’Eugène qui craignait que la maison ne se laisse gagner par l’humidité. Je me lève pour aller voir la température que le baromètre dont la flèche dorée indique « vent et pluie » et la flèche bleutée « temps variable » affiche. Il fait 23 degrés.

Muguette se propose d’aller me chercher une butternut dans le potager. Je la prendrai dans quelques jours. Pour le déjeuner, Muguette s’est fait une ratatouille butternut et tomates. Elle voulait se lancer dans de la confiture de tomates vertes mais l’un de ses fils lui a dit qu’il fallait attendre la Toussaint. Stoppée dans son élan, Muguette ne sait plus si elle sera encore partante début novembre. Nos échanges vont de la nouvelle mode consistant à manger tous les légumes crus au départ imminent de Gérard dit « la pomme ». Gérard est ce vieux monsieur assez suffisant qui sillonne le plateau sur son vélo et a presque complètement perdu la vue. Ancien conducteur de train, il a une mémoire affolante mais, malheureusement, il a trop tendance à revenir encore et encore sur les mêmes histoires et à se lancer dans des monologues redoutables. Quand il commence, il est difficile de le stopper! Gérard quitte sa maison avec sa compagne, rencontrée quelques années après le décès de sa femme. Ils s’installent dans un petit appartement en ville. Gérard est un homme d’extérieur qui a toujours eu un potager magnifique. C’est lui qui vient semer les graines chez Muguette et donner des tiges de haricots verts aux moutons. Sa compagne ne se plaisait pas à la campagne et, maintenant que Gérard n’a plus le droit de conduire et qu’elle n’a jamais conduit, elle se sent prisonnière. En ville, elle ira acheter le pain et le journal à pied. Le couple s’est inscrit dans une association où ils pourront jouer aux cartes ou aux échecs. Ils ne seront pas loin du lac autour duquel se trouvent des jardins ouvriers. Muguette est certaine que Gérard trouvera le moyen de partager tout son large savoir avec d’autres jardiniers.

Quand je suis chez Muguette, je découvre toujours un nouvel objet auquel je n’avais pas fait attention. Aujourd’hui, je m’attarde sur le tableau qui existait autrefois dans les maisons bourgeoises et permettait d’appeler sa gouvernante ou sa femme de chambre quand on avait besoin d’aide. Muguette se demande comment les femmes pouvaient supporter qu’on les habille ou qu’on les coiffe comme des poupées. C’est une question que je me suis également souvent posée.

La lumière faiblit. Pépette n’a pas bougé du canapé. Fantôme s’est installé à côté de Muguette qui lui administre de bonnes caresses énergiques. Je suis heureuse de retrouver la bouilloire sur le poêle. Jamais, il me semble que nous avions si vite glissé d’un été sec et caniculaire à un automne humide et froid. Voici quelques jours encore, je progressais sur le sentier poussiéreux maudissant un soleil violent et, maintenant, je pense à me glisser dans un bain chaud en écoutant du Chet Baker et en observant la buée se former sur le miroir et la fenêtre.

Vendredi dernier, j’étais dans l’Intercités me conduisant à Paris. Plus de neuf mois sans aller à Paris, sans évasion capitale. Une ambiance feutrée, un passager par rangée. La pluie griffait la vitre. Je me laissais aller à une sorte de sommeil éveillé. Je me laissais transporter appréciant de ne plus rien faire et de laisser faire comme lorsqu’on est enfant, qu’on s’endort dans la voiture la nuit et qu’en arrivant à la maison nos parents nous portent et nous glissent dans notre lit. Cela peut sembler fou mais j’étais heureuse de retrouver la ligne 14 du métro et même la ligne 9. Dans le wagon, je regardais une jeune fille assise sur un strapontin. Elle était plongée dans la lecture de « Nana » de Zola dans une vieille édition du livre de Poche comme on en trouve tant dans la bibliothèque de la maison de famille gardoise. Ces vieux livres ont tous en commun que les tranches sont de différentes couleurs désormais délavées et que le papier a une odeur tout a fait particulière et parfaitement indescriptible. Régulièrement, la jeune fille levait les yeux de son livre pour répondre à un message reçu sur son portable. Peu de passagers dans le métro. En descendant au métro à Champs-Elysées Clémenceau, je passais devant les statues de de Gaulle et de Churchill qui ne m’ont jamais plu. Le vent s’engouffrait dans les allées faisant voler les feuilles des marronniers.

Les abords du Petit Palais sont souvent très froids. Le gardien n’était pas assez vêtu. Je lui suggérais de se faire remplacer et d’aller enfiler un manteau. Comme j’étais heureuse de voir arriver ma soeur dont les beaux cheveux blonds tranchaient avec un feutre noir! C’est toujours agréable de passer des moments en tête à tête et de pouvoir se replier sur une complicité née dans l’enfance. Nous étions ravies de découvrir cet Age d’or (1801-1864) de la peinture danoise et ses représentants les plus emblématiques tel que Eckersberg, Hansen, Kobke ou encore Constantin. Nous sommes restées longtemps devant des portraits absolument magnifiques.

Des eaux de la Baltique et des intérieurs feutrés scandinaves, nous sommes passées à l’ambiance ouatée d’un restaurant dans le Marais que ma soeur m’a fait découvrir voici plusieurs années et que j’aime beaucoup « Le petit Thaï ». C’était la première fois que je déjeunais à l’intérieur d’un restaurant depuis que sont entrées en vigueur les mesures sanitaires pour freiner la pandémie. La pluie faisait briller les trottoirs. Nous déjeunions dans des odeurs de lait de coco, de coriandre et de gingembre. Nous étions vraiment bien dans cet échange à la fois simple, libre et profond. Nous aurions été heureuses de nous promener ensemble mais ma soeur avait un cours de chant, cadeau d’anniversaire de l’un de ses amis fidèles.

Seule, j’ai remonté les ruelles du Marais en direction de la place de la Bastille, ai traversé la Seine, flâné entre les allées humides du jardin des Plantes où s’exhibait une collection de cucurbitacées qui aurait beaucoup intrigué Muguette et, enfin, me suis enregistrée au service d’endocrinologie de la Pitié. Dans une ambiance très calme, j’ai attendu que mon numéro s’affiche et que le médecin m’appelle. J’aime beaucoup cette femme qui est à la fois gynécologue et endocrinologue, a un cabinet non loin de l’Etoile et ne vient à l’hôpital que le vendredi. Elle me fait penser à l’une des cousines de notre mère, désormais médecin urgentiste retraitée. C’est amusant de voir la place que peut prendre dans votre vie un être que vous ne voyez qu’une à deux fois par an. Dés la première consultation, le courant est bien passé entre nous. Je lui ai fait part de tout ce qui m’avait très récemment bousculée, de cette émotion qui me gagnait en voyant une petite fille marcher dans la rue en tenant la main de sa maman, de toute cette vague de souvenirs qui refluait et me submergeait. Mes choix de vie assumés ou subis ajoutés aux absences longues et répétées de Stéphane ont fait que nos trois enfants ont occupé une place très importante dans mon quotidien. J’ai souhaité être une maman disponible même si, récemment, une forme d’ingratitude légitime à l’adolescence renforcée par le confinement m’a fait m’interroger. J’ai toujours su que nos enfants étaient de passage, qu’ils passeraient un temps court à nos côtés, le temps des premiers apprentissages et, qu’ensuite, ils partiraient libres et heureux. Mais, l’an prochain, ce sont sans doute deux enfants qui vont partir en même temps et, forcément, cela me « travaille » d’autant plus que le coronavirus ne nous permet pas d’ouvrir de nouvelles fenêtres.

Presqu’une semaine que cette escapade parisienne est passée. La nuit est tombée sur le plateau et sur une journée bien dense. Le petit chat dort sur le lit martiniquais. Fantôme attend un dernier câlin avant l’extinction des feux. Dans le potager, des tomates essaient de rougir. Je vais aller fermer les volets en bois vert. La très belle carte que Sophie m’a envoyé et qui représente une toile de Nicolas de Staël est sur mon bureau. J’attends plus de disponibilité pour lui répondre. Demain, nos yeux s’ouvriront sur le premier jour du mois d’octobre. Passez une agréable semaine.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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